A l’époque, nous étions rapidement passés du stade d’amis à celui d’amants, sans être amoureux, et parfaitement conscients de cet état de fait.

Nos rencontres, hésitant entre sorties culturelles et rentrées sensuelles, s’étaient arrêtées lorsque Laurent avait rencontré Alice, avec laquelle une vraie histoire était possible.

 Nous nous étions bien sûr croisés depuis dans quelques soirées,  mais sans retrouver la richesse de nos conversations précédentes. J’en avais déduit que Cosmo, Biba et compagnie avaient raison, on ne couche pas avec ses amis impunément.

 Laurent m’avait recontactée sur Facebook, nous nous étions ratés à plusieurs reprises chez des amis communs, j’avais fini par l’appeler et nous avions fixé ce rendez-vous assez lointain, dont je pensais qu’il serait annulé la veille.

 La veille, hier soir, dinant avec une amie, je lui avais parlé de la perte de cette amitié pas si claire que ça, de ce garçon à qui il était possible de parler comme à une copine et avec lequel il était possible de jouer comme avec aucune copine.

Entre temps, j’étais tombée amoureuse de Philippe, j’avais été blessée, je m’étais refermée et j’en étais précisément, hier soir, à ce stade où l’idée même de l’amour me semblait une abstraction destinée à vendre du papier et de la pellicule.

Plus exactement, j’y crois, mais comme on croit au Loto. Je sais que des gens gagnent, mais ça me semble si improbable, statistiquement parlant, que je ne joue même pas. J’ai donc décidé de ne garder de l’homme que ce que l’on peut raisonnablement attendre de lui, au regard de mes expériences avec des échantillons représentatifs : le sexe.

Valérie me disait qu’elle avait envie d’avoir un amoureux, je lui répondais que je voulais un amant. En disant cela, dans cette brasserie conformiste où un  père de famille assis au milieu de sa mêlée tendait l’oreille pour entendre notre conversation, je réalisais que j’étais en train de visualiser Laurent dans le rôle. Après tout, je savais que nos corps se parlaient un langage approprié. Nos rencontres avaient eu aussi suffisamment de tendresse pour éviter le manque affectif qui peut s’installer juste après un orgasme purement d’entretien. Nous ne risquions pas que l’un des deux tombe amoureux de l’autre, tout en ayant suffisamment d’intérêt à nous voir pour éviter le glauque.

Mais je savais aussi que j’étais parfaitement incapable d’aborder ce sujet avec Laurent. Ce fut alors que Valérie me parla de cette notion d’exister au risque de mourir. Parler de ce qui est vrai au risque de perdre ce qui ne l’est pas. C’est une de ces choses que j’aime dans mes amis, on peut parler de sexe, d’amour et de philosophie.

 Nous avons rendez vous avec Laurent dans un restaurant pas loin de chez lui. A vrai dire, ce n’est pas ce qui était prévu, mais quand je l’ai appelé ce matin, je l’ai réveillé d’une courte nuit alcoolisée. Je lui ai donc proposé qu’on se retrouve plus tard, mais ses parents doivent débarquer chez lui vers 16 heures. Cela ne nous laissait qu’un début d’après midi pour résumer les dernières 3 années. Je déplaçais donc le rdv près de chez lui, il me dit que je pourrais en profiter pour passer voir son nouvel appartement, il avait déménagé il y a de cela 2 ans.

La nuit m’a soit calmée, soit porté conseil, en tout cas, Laurent ne m’apparait ce matin plus que comme un vieux copain perdu de vue, que je suis contente de revoir, resté tel quel dans sa vie d’eternel célibataire fêtard.

Je le retrouve avec joie, il a pris de l’épaisseur, un peu, lui qui est si maigre, et ça lui va bien. Nous nous installons pour un brunch, et passons rapidement sur nos actualités boulot pour bientôt résumer nos amours perdues. Laurent appartient à la catégorie des hommes qui parlent, il n’y a pas de sujet tabou, il raconte Alice, je lui parle de ma relation à Philippe, du sentiment que je ne serai plus jamais amoureuse. Imperceptiblement, notre conversation se centre sur la relation homme-femme, nous parlons amours, non-dits, aventures, sensualité. Nous parlons comme je pourrais parler avec une amie. Et pourtant, quelque part, nos sujets de conversations et le pull qu’il dit avoir choisi pour moi, me ramènent dans cette ambigüité…

 Laurent  propose qu’on prenne le café chez lui, il est déjà 15h, ses parents arrivent dans une heure. Il a toujours cette façon un peu caressante de me passer mon manteau, c’est un garçon qui enveloppe, ça ne veut pas dire grand-chose.

Arrivés chez lui, je blague sur son appartement, il a longtemps vécu dans une chambre de bonne qui avait pour avantage de le positionner dans son détachement matériel et de recevoir ses visiteuses toujours à moins d’un mètre du lit. Il rétorque qu’il ne les y accueillait pas toutes. Une fois de plus, nous parlons sans y mettre les mots du statut de cette amitié particulière.  Un peu de gène quand même à entrer dans sa chambre, nous nous penchons tous deux sur une photo qu’il veut me montrer, je ne sais pas s’il dose sa proximité sciemment.

Pendant qu’il fait le café, nous continuons cette discussion sur les relations, il me parle _le fait-il exprès ? _ de cette amie de longue date avec laquelle il entretenait une amitié enrichie de sexualité, car dit-il, il s’agissait là d’une activité comme une autre, comme pratiquer un sport ensemble. J’abonde dans son sens, oui, si les choses sont dites, on devrait pouvoir partager ces moments sans plus d’ambigüité. Nous sommes tous deux d’accord sur l’intérêt du sport, lui d’un coté de son bar et moi sur mon tabouret haut, et pourtant aucun des deux ne saute dans sa tenue. Je pense à « exister au risque de mourir », ce serait le moment, mais ne serait-ce pas à lui, une fois cet accord sportif atteint, de faire un signe vers la ligne du départ ?

Donc, je choisis de ne pas exister au sens de la formule.

 Nous prenons le café sur son canapé, Laurent s’y affale les pieds sur la table basse. Dans cette position, son pull est remonté, et une bande de 7cm de peau émerge de son jean. On y voit le dessin en V des poils de son pubis, son ventre creux et l’espace qu’il laisse à l’entrée de son jean. Se rappelle-t-il, lui ai-je même dit, que cet endroit entre le nombril, comme la fin du ventre et le début du pubis est celui que je préfère chez lui ? Je pourrais poser ma main là, la paume bien à plat sur la peau entre son pull et sa ceinture baillant vaguement, je n’aurai rien d’autre à faire que de la laisser glisser doucement, vers le bas, elle passerait sans effort dans le creux de son jean. Je prendrais mon temps, il aurait l’occasion de m’arrêter si cette intrusion le torturait, ou alors ce serait juste un très lent supplice s’il s’avérait pressé qu’elle aboutisse.

Je regarde ailleurs. A l’époque de nos écarts sur les bas-côtés de l’amitié, Laurent se faisait tout le temps doubler par son désir malgré nos décisions raisonnables de retour à la normale. Si je montrais moi la moitié de mes seins ou descente de reins dans un décolleté inopiné ou une descente de taille basse, je me ferai taxer d’allumeuse.

Laurent propose un autre café ou un thé. Nous revoilà dans sa cuisine, il sort différentes boites de thé pour que je puisse choisir. L’un des thés sent tellement bon que je pousse un MMMmmhhh expressif après l’avoir humé. Ce soupir de plaisir est un peu trop fort pour un simple mélange d’herbes,  à mon goût et celui de Laurent qui me l’enlève des mains et le jette dans l’eau chaude.

 Nous retournons au salon, j’ai froid, je serre les mains sur le mug de thé brulant, Laurent remonte le chauffage et me passe un de ses pulls. Littéralement, il m’habille, enfilant le pull sur ma tête, d’un geste qui à nouveau m’interroge. Laurent est face à moi, je disparais un instant dans le col du pull pendant qu’il tire dessus, on dirait la marche arrière d’un effeuillage pressé, je passe vite les bras dans les manches, un peu de gène encore. Est-ce juste moi ?

 Laurent me questionne un peu plus sur mes relations précédentes, j’élude quelques questions. Nous sommes finalement 2 amis qui prenons le thé, un après midi d’hiver. Ses parents sonnent, je les salue avant de finir mon thé et de me lever pour partir. Laurent me raccompagne à la porte, m’enveloppe pour me dire au revoir, il me propose une prochaine tournée des bars, nos agendas ne collent pas avant 3 semaines.

Je sais que d’ici là je peux avoir changé d’avis, et lui aussi. Le moment est passé.

Je n’ai pas osé « exister au risque de mourir », je repars avec le sentiment qu’à chaque rencontre, faute de crever les non-dits, notre amitié restera entachée de l’ombre du désir.