A l’époque, nous étions rapidement passés du stade d’amis à celui d’amants, sans être amoureux, et parfaitement conscients de cet état de fait.
Nos rencontres, hésitant entre sorties culturelles et rentrées sensuelles, s’étaient arrêtées lorsque Laurent avait rencontré Alice, avec laquelle une vraie histoire était possible.
Entre temps, j’étais tombée amoureuse de Philippe, j’avais été blessée, je m’étais refermée et j’en étais précisément, hier soir, à ce stade où l’idée même de l’amour me semblait une abstraction destinée à vendre du papier et de la pellicule.
Plus exactement, j’y crois, mais comme on croit au Loto. Je sais que des gens gagnent, mais ça me semble si improbable, statistiquement parlant, que je ne joue même pas. J’ai donc décidé de ne garder de l’homme que ce que l’on peut raisonnablement attendre de lui, au regard de mes expériences avec des échantillons représentatifs : le sexe.
Valérie me disait qu’elle avait envie d’avoir un amoureux, je lui répondais que je voulais un amant. En disant cela, dans cette brasserie conformiste où un père de famille assis au milieu de sa mêlée tendait l’oreille pour entendre notre conversation, je réalisais que j’étais en train de visualiser Laurent dans le rôle. Après tout, je savais que nos corps se parlaient un langage approprié. Nos rencontres avaient eu aussi suffisamment de tendresse pour éviter le manque affectif qui peut s’installer juste après un orgasme purement d’entretien. Nous ne risquions pas que l’un des deux tombe amoureux de l’autre, tout en ayant suffisamment d’intérêt à nous voir pour éviter le glauque.
Mais je savais aussi que j’étais parfaitement incapable d’aborder ce sujet avec Laurent. Ce fut alors que Valérie me parla de cette notion d’exister au risque de mourir. Parler de ce qui est vrai au risque de perdre ce qui ne l’est pas. C’est une de ces choses que j’aime dans mes amis, on peut parler de sexe, d’amour et de philosophie.
La nuit m’a soit calmée, soit porté conseil, en tout cas, Laurent ne m’apparait ce matin plus que comme un vieux copain perdu de vue, que je suis contente de revoir, resté tel quel dans sa vie d’eternel célibataire fêtard.
Je le retrouve avec joie, il a pris de l’épaisseur, un peu, lui qui est si maigre, et ça lui va bien. Nous nous installons pour un brunch, et passons rapidement sur nos actualités boulot pour bientôt résumer nos amours perdues. Laurent appartient à la catégorie des hommes qui parlent, il n’y a pas de sujet tabou, il raconte Alice, je lui parle de ma relation à Philippe, du sentiment que je ne serai plus jamais amoureuse. Imperceptiblement, notre conversation se centre sur la relation homme-femme, nous parlons amours, non-dits, aventures, sensualité. Nous parlons comme je pourrais parler avec une amie. Et pourtant, quelque part, nos sujets de conversations et le pull qu’il dit avoir choisi pour moi, me ramènent dans cette ambigüité…
Arrivés chez lui, je blague sur son appartement, il a longtemps vécu dans une chambre de bonne qui avait pour avantage de le positionner dans son détachement matériel et de recevoir ses visiteuses toujours à moins d’un mètre du lit. Il rétorque qu’il ne les y accueillait pas toutes. Une fois de plus, nous parlons sans y mettre les mots du statut de cette amitié particulière. Un peu de gène quand même à entrer dans sa chambre, nous nous penchons tous deux sur une photo qu’il veut me montrer, je ne sais pas s’il dose sa proximité sciemment.
Pendant qu’il fait le café, nous continuons cette discussion sur les relations, il me parle _le fait-il exprès ? _ de cette amie de longue date avec laquelle il entretenait une amitié enrichie de sexualité, car dit-il, il s’agissait là d’une activité comme une autre, comme pratiquer un sport ensemble. J’abonde dans son sens, oui, si les choses sont dites, on devrait pouvoir partager ces moments sans plus d’ambigüité. Nous sommes tous deux d’accord sur l’intérêt du sport, lui d’un coté de son bar et moi sur mon tabouret haut, et pourtant aucun des deux ne saute dans sa tenue. Je pense à « exister au risque de mourir », ce serait le moment, mais ne serait-ce pas à lui, une fois cet accord sportif atteint, de faire un signe vers la ligne du départ ?
Donc, je choisis de ne pas exister au sens de la formule.
Je regarde ailleurs. A l’époque de nos écarts sur les bas-côtés de l’amitié, Laurent se faisait tout le temps doubler par son désir malgré nos décisions raisonnables de retour à la normale. Si je montrais moi la moitié de mes seins ou descente de reins dans un décolleté inopiné ou une descente de taille basse, je me ferai taxer d’allumeuse.
Laurent propose un autre café ou un thé. Nous revoilà dans sa cuisine, il sort différentes boites de thé pour que je puisse choisir. L’un des thés sent tellement bon que je pousse un MMMmmhhh expressif après l’avoir humé. Ce soupir de plaisir est un peu trop fort pour un simple mélange d’herbes, à mon goût et celui de Laurent qui me l’enlève des mains et le jette dans l’eau chaude.
Je sais que d’ici là je peux avoir changé d’avis, et lui aussi. Le moment est passé.
Je n’ai pas osé « exister au risque de mourir », je repars avec le sentiment qu’à chaque rencontre, faute de crever les non-dits, notre amitié restera entachée de l’ombre du désir.