Après la frénésie des excès  d’une liberté fraîchement reconquise, il flottait  dans ce sommeil de ma grasse matinée dominicale l’odeur  d’encens de ces temples où le moindre murmure est une profanation. Quelle nuit de folie ! Mais où une fille aussi frêle et délicate que ma Shéhérazade d’un soir puisait-elle l'énergie nécessaire à l'émission de ronflements dignes de ceux d' une baleine bleue ? Après des heures passées à m’interroger en vain sur ce mystère de la Création, j’ai battu en retraite jusqu’à mon appartement où je commencais juste  à m'entortiller dans la toile d’araignée d’un rêve délicieux quand  le téléphone a sonné. Prétendre donc que ce dimanche matin là j’ai  accueilli dans la joie cette irruption téléphonique serait une insulte à la vérité. C’était  Michèle ! J’ai eu une passade avec elle il y a plusieurs années alors que j’étais marié. A ma séparation,  ses réponses à mes mails se sont espacées jusqu'à ce qu'elle disparaisse de mes  écrans radar. J’avais complètement zappé ce rendez-vous. Quel intérêt d’ailleurs puisqu’en ce moment je suis plutôt overbooké au plan nanas ? et je me doute bien qu’elle n’ a pas repris contact uniquement pour enfiler des perles.Vu mon état d’épuisement,  j’aurais dû  botter vigoureusement en touche. Mais j’ai commencé trop léger.  « C’était pas Dimanche prochain, tu es sûre ? Tu sais Michèle, je suis mort et mes parents viennent me voir  à  16 h. Oui, ils sont de passage à Paris… » J’aurais pu me douter qu’il  en fallait plus pour arrêter une fille de la trempe de Michèle ! «  Super, comme ça en a le temps de prendre un brunch. Allez, secoue toi !  Je t’attends aux «  Deux Marlais » et puis après je tiens absolument à visiter ton nouvel appart, il parait que c’est une merveille. » 

               Et voilà ! Emballez, c’est pesé ! Voilà un  comment un petit être fragile, à nouveau exposé  dans la vitrine du marché des cœurs, dilapide les restes de sa belle jeunesse à donner des heures de soutien affectif aux nanas en mal de maris. A présent, j’ai l’air malin, affalé sur mon canapé face à cette fille plantureuse dont les mains aspirent  la chaleur de sa tasse de thé, comme un vivant reproche pour celle que mon corps ne lui donne pas,  tandis qu’elle examine la naissance de ma toison pubienne avec l’air absorbé d’un chirurgien délimitant un champ opératoire. N’imaginez aucune provocation de ma part, d’ailleurs, il s’agit seulement de mon plus beau cachemire sévèrement rétréci au lavage… Ben, quoi, qu’il  me jette la première pierre, le célibataire mâle fraichement émoulu qui n’a jamais été  désemparé devant les caprices d’une machine à  laver ! Mais quelle faute ai-je donc commise –après tout, c’est ma femme qui est partie, même si c’est ce qu’elle avait de mieux à faire- pour me voir infliger lors de ce brunch interminable  ce recueil  de poncifs de la pensée féminine dominante  qu’elle embrayé très fort sur cette déclaration :« Vois-tu,  Laurent, j’ai toujours su que nous passerions du stade d’amis à celui d’amants sans être amoureux. »

             Car voyez vous, ma buveuse de thé appartient à l’espèce supérieure des gens qui depuis l’enfance ont  tellement toujours su,  qu’on se demande bien ce que la vie pourrait encore leur apprendre.  Elle a toujours su qu’elle avait des moyens exceptionnels,  qu’elle appartiendrait à la caste, tous clivages politiques  confondus, qui a réussi aux concours de ceux qui ont toujours su pour  déverser leurs lumières à ceux qui n’ont jamais su, en gros, ce troupeau universitaire des petites gens qui doutent encore,  comme l’avocat que je suis.

             A aucun moment, Michèle ne m’a demandé mon avis sur cette affirmation ni si je  pouvais être blessé d’être ainsi remisé dans une sous catégorie de  ses  liaisons, celle  avec service minimum coté cœur. Elle a procédé avec moi comme l’excellent manager qu’elle est dans la vie. Elle m’a regardé évoluer dans les cercles où nous nous sommes retrouvés, appliqué sa grille de lecture, superposé différents cadres sur ma silhouette, m’a vu accompagné de  personnes diverses et m’a rangé une une fois pour toutes dans la case des types qui ne  s’encombrent pas de sentiments amoureux.

             Et voilà comment,  laminé par une nuit sans sommeil, avec une gueule de bois à mettre en  bûches, je me suis retrouvé sans appétit dans une brasserie bruyante à écouter  son discours de réprésentante de l’élite du pays sur les mérites comparés de l’amour et de l’amitié. Vu l’ampleur du thème, je pris soin de me caler confortablement dans la posture qui me convient le mieux et pour laquelle, à l’instar de mes compagnons de route, les magistrats,  je possède un inépuisable talent : celle du chien en peluche à tête de bouledogue et aux yeux de cocker qu’on trouvait autrefois  à l’arrière des voitures de pauvres et  qui, au rythme des cahots, hochait  la tête de haut en bas d’un air pénétré.

             En effet, comme beaucoup de mes confrères, les meilleurs du moins, dix années d’exercice du boulot d’avocat pénaliste m’ont rendu plutôt taciturne. C’est sans doute cette apparence d'écoute que vient chercher Michèle… Elle qui peut s’épancher des heures durant n’accepterait de jamais  de tomber sous la coupe d’un psy car elle se doit de convaincre son interlocuteur, son auditeur devrais-je dire. Même si la vérité m’oblige à dire que la forme du discours de Michèle s’inscrit dans le genre monologue, je ne peux complètement souscrire à une approche aussi réductrice tant son rythme en est vivant. C’est un peu comme dans la  com’ de l’actuelle équipe au pouvoir où l’on  fait à la fois les questions et les réponses sans omettre de faire surgir dans ses propres réponses les questions que manquerait pas de poser la France profonde et qui sont forcément infiniment plus intelligentes que celles du  journaliste face de vous…qui du coup, se tait ! C’est son truc ça, à Michèle, me disais-je, en voyant défiler  son texte  doublé de cette voix off légèrement acidulée à la Marie Laforêt qui m’avait rendu fou d’elle, son truc c’est les classifications. Pour elle le monde se divise à l’infini en éléments simples. C’est le cartésianisme des grandes écoles qui nous a donné la  rationalité d’une administration coloniale puis des multinationales que  le monde nous a longtemps envié ! On sépare le minéral du vivant, ensuite le végétal de l’animal, ensuite l’homme de l’animal, jusqu’ à présent, vous me suivez ?  Ensuite, chez les hommes,  ceux qui dirigent et ceux qui exécutent,  dans une gradation savante du haut de l’échelle à l’opérateur, avec une étiquette de  profil type pour chaque poste. Dans ce meilleur des mondes, naturellement,  on ne mélange pas les serviettes des grandes écoles avec les torchons de l’université…

            Pour la définition des amis, amants, amour , désirs et toutes ces sortes de choses,  Michèle procède de la même manière... Entre amis, il n’y a pas de sentiment amoureux, entre amants ça dépend ce qu’on décide. Il faut être clair, sinon c’est l’anarchie des sentiments… et l’anarchie, non, quand même pas, c’est  trop ringard ! La révolution passe encore, si les choses redeviennent comme avant, les meilleurs à la tête et les plus mauvais à la base, mais l’anarchie, non, c’est la confusion, l’anarchie. Avant de lorgner sur la politique, Michèle a reçu une solide formation d’ingénieur. Elle ne peut à présent résister au plaisir de me présenter une nomenclature complète de  ses relations passée au tamis de ses  normes AFNOR de l’amitié, du désir, de l’amour,  de l’empathie, que sais-je, sans omettre les glissements progressifs  des sentiments qui viennent forcément compliquer ce tableau de Mandaleïeff.   Il y a des relations  qui incluent un sentiment amoureux, je crois comprendre que ce sont les plus habituelles pour elle et puis, pour l’hygiène, il y a eu notre relation, unique, exceptionnelle, inoubliable, seulement incarnée, qui n’en incluait aucun ! Je résume, naturellement, parce que sur les détails mon esprit flottait un peu pendant que sa  voix cristalline continuait à dévaler la cascade… Me dire ça à moi ! Amants sans amour,  mon cul, oui ! Comme si j’étais un perdreau de l’année ! La dernière à m’avoir fait le coup de la libération des mœurs n’a pas été longue  à donner un cadre juridique à la fougue de ses égarements. Et moi, brave con, j’étais tétanisé comme le petit Mowgly du livre de la Jungle devant le serpent, « Rassure-toi, Laurent. Tu n’as aucun souci à te faire,  je ne cherche qu’un amant. Aaiiie confiiiaannce ! » Résultat des courses, dix ans plus tard, deux enfants adorables, certes, mais un divorce scabreux assorti d’une prestation compensatoire éhontée…Franchement,  depuis Adam et Eve, on n’a pas inventé grand chose!

           A sa décharge,  Michèle est aussi reposante qu’à la télé ces interviews politiques dont elle a adopté le ton. Je n’ai plus qu’à la laisser dérouler le ruban. La saisine d’un  mot sur dix de ce flux mélodieux présentant les mêmes choses sous des angles différents suffit généralement à en  comprendre la portée générale, ce qui vous  laisse à vous l’auditeur encore beaucoup de place pour  laisser vagabonder votre esprit... C’est quoi, son  piège aujourd’hui? Cette histoire de visite à tout prix de mon appartement ne me dit rien de bon.  Elle,  toujours fagotée comme l’as de pique, féminine comme un lapin  mâle échappé de sa garenne, qui apparait soudain dans cette brasserie avec un longue jupe lilas fendue jusqu’à un point ou le savoir vivre vous commande d’arrêter la progression d’un regard qui n’a alors pas d’autre ressource que de se perdre dans un vertigineux décolleté. Une telle métamorphose la conduirait à s’intéresser  maintenant à la déco de ma taule ?…Ca  fait beaucoup, trop, même ! Et trop, c’est trop ! Ma nuit avec Shéhérazade m’ a laissé une libido en ruines, et à cette cadence, il est évident que je ne serai plus en mesure d’adresser ce soir  un signal assez  fort à certaine esthéticienne qui attend avec impatience  le départ en formation de son mari pour pratiquer dans la détente ce que nous expédions dans l’urgence depuis six mois.

             Et demain ?  Après le passage du cyclone esthéticien, comment vais-je assurer avec la  Pouffarin?   Avec elle, ni raid ni cyclone en vue, c’est déjà cela,  puisque Pouffarin est une lesbienne pure et dure. Elle sait que je sais depuis que je l'ai surpris au " Roul'tabosse" mignotant sous la table la main de la substitut du TGI  d' Origny.  Pour moi, Pouffarin a plutôt les traits d’ Attila. Que je vous explique : Pouffarin, plus communément appelée « Vousverrez » au Palais de Justice de Paris est présidente de la Cour d’assises devant laquelle je dois assister au pied-levé demain matin un client contraint d'étrangler sa femme, une ronfleuse chronique refusant obstinément de se soigner.  J’avoue avoir été un peu étonné, à la lecture du dossier, de la légèreté du mobile, mais à présent, au regard de ce que m’a fait subir ma Sépharazade de la nuit passée,  voilà un client avec lequel je me sens à présent en parfaite  symbiose et  je plaiderais  l’innocence avec passion  si cet abruti de confrère précédent n’avait pas maladroitement tenté de  maquiller à la  dernière minute ce léger débordement en un drame passionnel totalement inintelligible.  Le con !  Pour arriver au même verdict,  n’était-il pas  plus esthétique, plus simple , plus grand et surtout  plus respectueux envers la mémoire de victime de dire : «  Madame la  Présidente, J’ai tué ma femme parce qu’elle m’empêchait de dormir alors qu’une dure journée de travail m’attendait à l’usine… et j’aurais enchainé : Dormir, un droit inaliénable de la personne humaine, un droit fondamental  qu’une cour d’assises s’honorerait à consacrer… »Plutôt que de reprendre lâchement, comme l’autre niais, l’air de la calomnie d’un adultère imaginaire pour tenter de détourner la cour de la seule vraie question dont elle est saisie : « Quel châtiment doit-on infliger aux coupables de ronflements  ?  De nos jours, il est admis qu’il n’y a pas de ronfleurs innocents. Aucun ronfleur n’ignore le mal dont il est atteint et la plupart ne font rien pour se soigner alors que dans ce domaine, la médecine a progressé à  pas de géant ! Non, Madame la Présidente, Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les membres du jury, il n’y a pas de ronfleur innocent. Tous les ronfleurs prennent plaisir à pourrir la vie de leurs proches. En ce prétoire, il ne peut y avoir deux poids, deux mesures. Comment sans se contredire peut-on aujourd’hui  stigmatiser férocement le plus petit  harcèlement moral en entreprise et laisser des hordes de ronfleurs impunis ? Face à  cette nuisance majeure, un homme s’est levé, mon client ! Et ce geste courageux, hautement symbolique,  même s’il peut paraitre un peu excessif, je ne ferai pas l’apologie du crime, ce geste dans sa maladresse même peut être salué par votre Cour en  accordant à son auteur les plus larges circonstances atténuantes.  Votre arrêt  résonnera alors dans l’Histoire comme le premier coup de semonce envers  tous les  ronfleurs dénués de sens civique . Il revient à votre Cour  l’honneur d’ ouvrir ainsi une nouvelle, une belle, une grande page à la Déclaration Universelle des droits de l’homme, la page du  droit au silence. Ne laissez pas passer cette chance ! Bon, d’accord,  je n’ai pas l’ombre d’une pâle idée de la manière dont va se dérouler l’audience de demain avec un client aussi imprévisible que le mien  puisqu’en dix minutes d’entretien il m’a déclaré à peu près tout et son contraire,  mais il faut bien que je m’occupe l’esprit. Lorsque Michèle a entamé le listing des sous-amis de ses amis de l’amicale de sa Grande Ecole, j’avoue, à ma grande honte,  que j’ai  décroché un peu.  Mais, au fond, tout ce que je vais dire  demain n’a pas plus d’importance que son flux verbal  au regard de ce qui, au milieu des bruits de fourchette et de déglutition, occupe en ce moment nos deux cerveaux de façon lancinante et pour lequel je ne pousserai pas la pédagogie  jusqu’à vous faire  un dessin. A présent, Michèle s'est trop répandue sur l'accessoire pour livrer le noyau dur de sa présence. Je ne saurai donc que dans l’appartement si les athéniens s’atteignent et je ne suis pas pressé de rentrer.

          Plaider devant Pouffarin, autant pisser dans un violon! Lorsqu’une affaire se présente élucidée, le jury n’est là que pour faire joli, ce qu’il est loin d’imaginer... C’est alors Pouffarin et elle seule  qui décide du quantum de la peine car devant une aussi forte personnalité, il y a longtemps que ses assesseurs ont cessé d’assesser !  Tout au plus, en signe de résistance, le père Dubraud, sourd comme un pot,  qui siège généralement à sa droite,  se borne, en ultime signe de résistance, à déposer ses oreillettes  sur la table avant toute réquisition de l’avocat général  ou plaidoirie des avocats tout en les fixant intensément pour leur donner  l’impression de mieux boire leurs propos.  Elle se fiche bien du mobile, la Pouffarin… Les faits, Maître , les faits ! Elle connait ses dossiers et tous nos trucs d’avocat par-cœur et je peux vous dire qu’en petit comité, quand elle mime nos jeux de manches dans la grande scène de l’acte deux,  elle est irrésistible. Je reverrai  toujours son air malicieux à mes débuts, à la buvette du  Palais où nous avions partagé un café, quand elle n’avait pas encore gagné son surnom « Vous verrez » : « Ah, mon cher Maître ! Vous, vous avez de la présence ! –sans préciser si elle parlait de ma corpulence( qui n’est pas négligeable !) ou de mon esprit- vous verrez, mais vous êtes jeune encore, vous verrez.  A petite plaidoirie, petite peine ! Souvenez vous… A petite plaidoirie, petite peine ! Vous verrez, vous verrez !»- J’ai vu. Sa jurisprudence a une précision d’horloge suisse : pour le meurtre basique, le banal, l'occasionnel, le non contesté, commis sans méchanceté ni mauvaise intention : si on l’emmerde avec des questions de vice de procédure ou de complément d’enquête, 12 ans. Si on s’embarque dans  une diarrhée verbale de trémolos dont elle  ne voit pas le bout, 10 ans. Pour l’une de ces plaidoiries sans flonflons de 30 minutes chrono dont  tout avocat dispose en magasin, 5 ans. Et, le fin du fin, si, au grand dam des soutiens du client qui en veulent pour leur honoraires, le défenseur a le courage de réduire son propos à  un quart d’heure- ce qui est encore dix de trop pour ce qu’il à dire qui ne serait pas contenu dans le dossier- et surtout s’il a le génie  d’ y glisser à propos la petite blague subliminale, la contrepèterie  accessible aux seuls pénalistes qui les fera se gondoler  lorsqu’ils accrocheront leur robe au vestiaire avant de rejoindre le jury dans la salle des délibérés, alors le client a des chances de s’en tirer avec trois ans … à n’utiliser toutefois qu’avec parcimonie et si on a été totalement payé d’avance, car le même client  écrit alors régulièrement au Bâtonnier pour se plaindre de la nullité de son avocat et gare au blâme! Le gage du succès avec Pouffarin  : plaider haut et court, la faire éclater d’un grand rire intérieur sans troubler l’ordonnancement du lieu et que tout soit plié au plus vite pour qu’ à 18 heures elle puisse dorloter sa substitut.

        Tout bien considéré, si l’on excepte les justiciables, les Palais de Justice sont des endroits merveilleux où règne entre juges et greffiers cette  constante  bonne humeur qu’on retrouve entre retraités, ou dans ces lieux de vacances  lorsque  personne n’est  directement tenu à des résultats. Bon, j’exagère un peu, les avocats connaissent bien le stress, eux ! Et à bien y réfléchir, si l’on peut reprocher aux justiciables le manque de fiabilité de leurs réactions, il est difficile de s’en passer complètement…  à eux  de se faire tout petits dans les coulisses pour ne pas gêner le jeu des  professionnels. Il faut des justiciables dociles pour faire des beaux jugements comme il faut de grands  morts pour faire de beaux enterrements. Mais les morts, c’est mieux. Avec eux, il n’y a pas rien  craindre, à la différence du client qui peut toujours laisser échapper en dernière minute le détail qui tue... Déjà levés pour jouer doctement leur rôle en sirotant leur Orangina, les dignes membres du jury n’auront pas un regard sur mon étrangleur que la police ramènera dans son cagibi. Et je sais d’avance qu’invariablement, cette évocation d’un jury pérorant sur  un accusé déjà renvoyé dans les limbes  va se mélanger au souvenir  du bistrot  enfumé du patelin de mes dix ans. Je me retrouverai dans cette sortie d’enterrement  où, dans la chaleur épaisse dégagée par le poële à charbon,  chacun y allait de son anecdote alors qu’au milieu de l’allée centrale du cimetière, abandonné à la tourmente de neige, gisait dans sa tragique solitude le cercueil en bois verni de ma grand-mère disposé sur ce corbillard paroissial fait  d’un charriot  à roues de vélos recouvert d’une vieille chasuble noir-mordoré sur laquelle, entré sans doute par le portail laissé ouvert,  un grand  chien roux efflanqué levait la patte… Quant à moi, en attendant  le résultat  du match, je pourrai enfin  marauder au greffe de la Cour d’Appel pour mettre au net la seule vraie question existentielle qui n'aura  cessé de me tenailler au cours de ces audiences monotones: cette petite assistante greffière aux jolies fossettes et aux seins prometteurs me veut-elle autant de bien que  ses regards incandescents me le laissent entendre ?

          Car enfin, est-ce ma faute à moi si avec les femmes je n’ai jamais su faire la différence entre l’amitié et l’amour ? Depuis ma maîtresse d’école, je n’ai pas le souvenir d’une femme, jeune, vieille, belle ou pas spécialement belle pour laquelle je n’ai pas éprouvé au moins cinq minutes de désir… C’est pas ça, être amoureux ? N’en déplaise à Michèle, avec la gent féminine, j’ai toujours été dans l’anarchie complète, la confusion des sentiments…Aucune norme AFNOR, aucune boussole pour m’y repérer dans la pagaille de mes sentiments. Une fossette, la fragilité d’un regard, un frisotis dans le cou, un rire éclatant, la naissance d’un sein, un sourire mutin illuminant les rides, le galbe d’une hanche suffit à dilater l’instant jusqu’à l’éternité. Dans cet  éblouissement mystique,  je suis profondément, irrémédiablement, indéfectiblement amoureux. Ce n’est pas de l’amitié. L’amitié avec un copain, je connais, j’apprécie mais cela ne m’a jamais été revêtu de  cette dimension cosmique. L’amitié avec une femme, si je veux être parfaitement honnête avec moi-même, par-delà les mots d’habillage des conventions sociales, je ne connais pas. La relation la plus anodine ou la plus affectueuse entre une femme et un homme est pour moi intrinsèquement d’une autre nature que l’amitié entre hommes ou entre femmes, mais notre langue n’est pas assez subtile ou trop pudique pour rendre compte de cette différence. J’aimerais connaitre une langue portant témoignage du souvenir, de la présence ou de l’attente d’un désir. L’esquimau, peut-être ?

           Bon,  je réalise que le flot de ses  propos généraux commence lentement à refluer et je sens que Michèle  se dirige inéluctablement sur un terrain où je serai bientôt requis pour donner un avis sur des personnalités politiques en vue dont je n’ai rien à battre… En attendant l’addition, c’est donc le moment d’entrer en scène en la relançant sur le stock de ses amis, où elle est inépuisable… « Excuse moi, Michèle, mais  je pense à un truc : j’aimerais me mettre à l’esquimau. Toi qui connais tous les instituts Parisiens, tu ne  sais pas où je pourrais m’inscrire ?  Michèle s’étouffe. – Ah tu te réveilles ! Laurent, ça fait une heure que je te parle de ma vie sans que tu daignes réagir et maintenant tu me parles d’esquimaux, admets que tu es un peu déroutant par moment ! -  et moi, -Eh, il y a peut-être plus de rapports que tu crois. Sais-tu que les esquimaux ont plus de trente mots pour dire neige ? Alors combien en ont-ils pour un mot un peu plus abstrait comme amitié ou amour par exemple? - Ah c’est  pour ça ! Ce que tu peux être compliqué par moments ! Alors commence par  le japonais, Laurent, ce sera plus facile de te trouver une école ! Il parait qu’ils ont sept mots différents pour dire amour…  Ben voilà, Michèle ! La pauvreté du français, c’est sans doute la raison pour laquelle on tourne en rond dans nos discussions, . Ne cherchons pas plus loin. On a quoi ? Cinq, dix mille mots dans notre dictionnaire et quand on veut réfléchir un peu plus loin sur des sujets importants, des sujets sur lesquels on s’entretue, on peut compter nos mots sur les doigts d’une main : amour, amitié, désir, sympathie, fraternité et déjà je m’éloigne, empathie, sororité, compassion, loyauté, fidélité…Les anglais eux font le départ entre like et love, c'est déjà mieux que rien. Ouais, tu as raison, il faut que je me mette au japonais.

          Nous ne serons jamais amis, car on ne goute pas impunément au fruit de l’arbre  mais je ne suis pas resté son amant non plus car il n’était sans doute que trop clair qu’elle n’éprouvait pas d’amour pour moi. Or, pour étrange que cela puisse paraître, je n’ai jamais couché avec une femme autrement que dans le cadre de ce que je croyais être, à tort ou à raison, un amour partagé. Je laisse ici de coté le mot désir qui me paraît trop petit pour contenir l’immensité cosmique de la tendresse de ces moments là.  Michèle n’y fait pas exception. Pour l’instant, il est 15h 30 et il nous reste une demi-heure avant l’arrivée de mes parents. La venue de ma mère me fait repenser à ma légitime. Le dernier cadeau  de la garce a été, en surfant sur les tendances paranoïaques de ma mère, d'instiller dans son esprit que j’avais viré ma cuti. Depuis, elle n'en démord pas. Maintenant, au regard que leur jette ma mère, il est net que, dans son esprit, je n’exhibe mes  conquêtes que pour mieux dissimiler ma turpitude. Je considère pour ma part qu'il m'est déjà assez difficile d'assumer la sexualité la plus répandue pour m'éviter la peine de chercher des poux dans la tête de ceux chez qui elle se présente autrement, mais tel n'est pas l'avis de maman. Je souris en pensant qu’elle a gardé la curieuse habitude d’entrer  sans frapper comme elle le faisait dans ma chambre d’enfant et que si elle surgissait ainsi à l’improviste, je détiens avec  Michèle dont la jolie voix est alliée à des facilités buccales  exceptionnelles,  le moyen d’ éteindre définitivement ses soupçons. Tout est encore possible, mais de moins en moins... d'autant que le vieux col-roulé gris informe que je viens de refiler à Michèle qui se plaignait du froid  a soudain donné une allure de serpillière à la vamp de la brasserie.  Je suis comme un voyageur en transit entre deux vols ; dévasté par celui de la nuit précédent et attendant de  me reconstituer pour affronter celui de la nuit suivante. Quelle galère que ces relations assorties d’une obligation de résultat lorsqu'en ces temps de suspicion générale le port de la bâche réglementaire exige de vous un désir à soulever les montagnes !  A ce point de la journée, entre Michèle, l’esthéticienne et l’intérêt stratégique de l’arrivée inopinée de maman,  je ne sais pas, je ne sais plus. Je décide d’opter pour un wait and see un peu machiavélique… Elle aussi apparemment. Peut-être attend-telle un signal de ma part.Son numéro de charme en humant le coffret de thé aurait suffi à damner un monastère de trappistes mais ses mains n’ont pas lâché la tasse pour se poser sur le champ opératoire offert bien involontairement à ses regards. Au premier geste de l’un de nous, l’esthéticienne passera son tour… Trop tard, la haute silhouette de ma mère se détache dans l’embrasure de la porte du couloir et le regard dont elle enveloppe Michèle m’indique qu’elle n'a pas changé d’avis à mon sujet. Finalement, tant mieux, car je commence à trouver le quiproquo si amusant qu'il me vient une idée...Un jour, il faudra que je me pointe chez mes parents avec l'un de mes nouveaux potes du club  de rugby dont je viens d'être désigné administrateur!

 

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PS: Mais qui est donc Laurent I ? Vous le saurez quand les masques tomberont, soit le 30 janvier, à moins que l'atelier ne joue les prolongations...