Oui, il y a longtemps, au temps où les oiseaux parlaient et où les enfants savaient les comprendre. Ce matin là, Pinq le geai s’agitait dans sa cage ; le silence inhabituel qui régnait dans la maison ne cessait de l’inquiéter. Il scrutait sa mangeoire vide d’un œil incrédule puis d’un cri perçant appelait Thiru Hou sa maîtresse bien aimée. Il ne savait pas encore que, la veille, aux derniers rayons du soleil couchant, le corps de la douce jeune femme avait été porté en terre et que, dès l’aube, le vieux Shui Khan son époux était parti à la recherche de Ma Ku, une lointaine cousine afin de la prier de remplacer la disparue au sein du foyer.

Les cris de plus en plus revendicatifs de l’oiseau affamé réussirent enfin à tirer la jeune Li Mei de son sommeil peuplé de cauchemars. L’enfant se leva, le visage boursouflé par les larmes de la nuit et libéra, après l’avoir nourri, le volatile qui aussitôt vint se blottir au creux de son épaule. Elle se dirigea alors vers l’autel des ancêtres situé au milieu de la pièce, y déposa le foulard préféré de sa mère, y enfouit son visage afin de mieux capter le parfum maternel et, en dépit de sa gorge serrée, s’essaya à chantonner le refrain si souvent entendu :

« Tu es mon oiseau-eau,

Mon geai bien aimé… »

Elle fut brutalement interrompue par l’arrivée de son père accompagné de celle qui allait devenir sa belle-mère. En guise de salut, cette dernière lui intima l’ordre d’enfermer le geai dans sa cage qu’elle lui fit transporter au fond de la resserre et de se consacrer à l’épluchage des légumes pour le sauté du soir. Le geai, ulcéré d’être ainsi relégué, se mit à pousser des cris rauques et à appeler sa maîtresse disparue.

 Du matin au soir, en l’absence de l’enfant, la maison retentissait de ses appels perçants « Thiru Hou ! Li Mei ! Thiru Hou ! Li Mei ! » Dès que Ma Ku s’approchait, au comble de la rage, il lui sifflait son injure favorite « Vipère ! Vipère ! » tout en gonflant son jabot et ébouriffant ses plumes.

Un beau matin, la marâtre n’y tint plus et en dépit des supplications de la fillette, elle se saisit de l’oiseau et lui trancha la langue avant de le jeter dans le jardin. L’oiseau trouva la force de s’envoler et disparut derrière le rideau de roseaux.

L’enfant désespérée se lança à sa recherche sans tenir aucun compte des vociférations de la marâtre. Inlassablement elle traversa les rizières, inlassablement elle franchit les rivières.

De terrasses en plateaux, de plateaux en montagnes, elle chemina, chemina des jours durant en criant sans cesse : « Mon oiseau, mon bel oiseau à la langue coupée, où t’es- tu caché ? ».

 Cependant la montagne restait silencieuse. Exténuée, Li Mei s’arrêta pour se reposer à l’ombre d’un bouquet d’arbres et, pour bercer sa peine, se mit à chantonner : 

« Tu es mon oiseau-eau,

Mon geai bien aimé,

Tu es mon oiseau-eau,

Est-ce que je te reverrai ? »

C’est alors que Pinq arriva, se percha sur son épaule, lui picora doucement le lobe de l’oreille et caressa sa joue du bout de son aile afin d’en effacer les larmes de joie.

« Sèche tes pleurs Li Mei ! Ecoute ma voix, je suis guéri ! Mes ailes ont pu me porter jusqu’à Katmandou où je me suis réfugié au monastère de Kopa. Là, un lama m’a prodigué les meilleurs soins. A présent, je vis au royaume des oiseaux, dans ce palais de cristal que tu aperçois au faîte de la montagne. Suis-moi, veux-tu, afin que je te présente à tous mes amis. »

Soulagée,  la fillette radieuse suivit le geai qui voletait devant elle d’arbre en arbre. La demeure de Pinq scintillait de mille feux dans l’or du soleil couchant. Ils arrivèrent à la tombée de la nuit ; accablée de fatigue, Li Mei s’endormit dans un grand nid de mousse tissé par ses nouveaux amis de la gent ailée qui sifflèrent pour elle une douce berceuse.

Au matin, après s’être régalée des baies les plus savoureuses, elle leur fit part de sa volonté de regagner le logis de son père. Pinq, chagriné par sa décision, tenta vainement de l’en dissuader ; s’éloignant un instant, il revint porteur de deux coffrets qu’il déposa devant elle : l’un était en argent incrusté d’ivoire, l’autre en osier finement tressé.

« J’aurais souhaité, Li Mei,  te garder parmi nous, à l’abri de la violence des hommes. Tu choisis de retourner au pays de tes aïeux, je le comprends. Mais avant de nous dire adieu, je veux te faire un présent : choisis l’un de ces coffrets. »

La fillette n’hésita pas un instant :

« Merci Pinq pour ta générosité. Je choisis ce léger coffret si semblable à ceux que ma mère tressait à l’aide des brins d’osier que tu lui apportais. Ne sois pas triste, je reviendrai, je te le promets, mais à présent je dois aller rassurer mon père que mon absence doit inquiéter. »

Dans la lumière douce du matin, Li Mei descendit le chemin. Elle se retourna pour faire un dernier geste d’adieu et se mit à chanter à pleine voix :    

« Tu es mon oiseau-eau,

Mon geai bien aimé,

Tu es mon oiseau-eau

Et je reviendrai. »

Elle s’éloigna forte de la paix trouvée au sein du palais de cristal, serrant le coffret contre son cœur. Elle se hâtait ne pensant plus qu’à soulager l’angoisse de son père et désireuse de le seconder au plus vite dans le pénible travail de la rizière.

Dès que la fillette ouvrit le portillon de l’enclos, Ma Ku surgit, telle une furie, de la maison brandissant une longue baguette de roseau ; seule l’arrivée de Shui Khan retint son bras menaçant.

Li Mei s’inclina respectueusement devant son père dont l’expression à la fois sévère et accablée l’attristait :

«  Pardonnez-moi, Père pour le souci dont je fus la cause.

J’étais partie à la recherche de Pinq notre geai bien aimé.

Tout au long de ma quête, l’esprit de ma mère ne m’a pas quittée ; il m’a protégée des embûches du chemin. A présent, soulagée de le savoir en sécurité, je reviens vers vous afin de vous aider. Je ne rentre pas les mains vides : voyez le coffret que Pinq m’a offert, je ne l’ai pas encore ouvert. Il m’avait proposé un lourd coffret en or mais j’ai préféré celui-ci en tous points semblables à ceux que ma mère tressait. »

Shui Khan sourit tristement, lui fit signe de poser la modeste cassette sur la table et de l’ouvrir. Ce fut alors un éblouissement : des pièces d’or, des pièces d’argent, des diamants, des pierreries, des bijoux…un trésor, un merveilleux trésor scintillant s’étalait devant les trois paires d’yeux stupéfaits.

L’émotion laissait le vieil homme et l’enfant sans voix ;  par contre, la marâtre se ressaisit aussitôt et laissa éclater sa colère :

« Comment as-tu pu être aussi sotte pour choisir ce misérable coffret en jonc ! Si tu avais opté pour l’autre, notre fortune serait définitivement assurée aujourd’hui, nous n’aurions plus besoin de nous éreinter dans la rizière, tu n’as décidément pas plus de cervelle que ton maudit oiseau ! Pars le retrouver et demande lui de te prouver une fois encore son amitié en t’offrant le second ! »

Shui Khan, ulcéré par l’ingratitude et la méchanceté de sa nouvelle épouse, se fâcha à son tour, lui intima l’ordre de se taire et de ne pas s’occuper de ce qui ne la concernait pas.

Ma Ku trépignant de rage se dirigea vers la porte :

« Puisque vous êtes deux incapables, deux bons à rien, je vais y aller moi-même, votre bande d’oiseaux ne me fait pas peur ! »

Le vieil homme tenta vainement de la retenir ; la mégère s’éloigna aussitôt.

En chemin, l’image du coffre en or ne la quittait pas ;  elle imaginait les richesses fabuleuses qu’il contenait ;  elle souriait avidement à la pensée de tout ce que ce trésor allait lui permettre d’acquérir, à l’existence oisive qu’elle allait enfin pouvoir connaître. Ces représentations lui donnaient des ailes ; elle ne sentait pas la fatigue de ses membres raidis ; elle ne sentait pas la morsure du soleil sur sa peau flétrie ; elle ne sentait pas les cailloux qui blessaient ses pieds meurtris.

Elle marchait…Elle marchait encore…Elle marchait  toujours en criant sans cesse :

« Pinq ? Où es-tu mon oiseau ? Mon cher petit oiseau !  »

A force de marcher, à force de se hâter, à force de chercher, la mégère arriva enfin au palais de cristal.

Le geai l’accueillit avec courtoisie, lui proposant de se restaurer, de se reposer. Elle en fut toute ébahie.

« Non, merci mon ami, inutile de te déranger, d’ailleurs je suis fort pressée de repartir à présent que je suis tout à fait rassurée quant à ton état de santé. Par contre, il est vrai que c’est avec grand plaisir que j’accepterais un cadeau en souvenir de toi ! »

« Volontiers, Madame ! Préférez-vous un coffret en or ciselé, certes un peu lourd à transporter, ou un coffret en osier plus léger ? »

Ma Ku n’hésita pas un instant :

« Le poids du coffret en or ne me rebute pas. Je suis robuste et, contrairement à ma pauvre belle-fille, je ne crains pas ma peine. »

L’oiseau s’inclina, alla quérir la cassette, lui tendit, tout en lui souhaitant bon retour.

La vieille avare déguerpit aussitôt sans même prendre soin de dire merci.

Elle ployait sous le poids du coffre, du coffre si lourd qu’il lui meurtrissait les épaules. Elle était accablée de fatigue, couverte de sueur mais, plus que tout, avide de découvrir son contenu.

 

Parvenue au pied de la montagne, hors de la vue du palais de cristal, elle s’arrêta sans plus attendre. Elle posa le coffre, là, au milieu de la poussière du chemin et, avec un ricanement victorieux, elle l’ouvrit, l’ouvrit d’un geste large et triomphant.

Son rire s’étrangla aussitôt dans sa gorge ; son rire se transforma en hurlement, un hurlement de terreur. Du coffre s’échappait une quantité innombrable de chenilles urticantes, mygales velues, scorpions ; de crapauds, salamandres, vipères et autres monstres terrifiants.

Ils se précipitèrent tous sur la méchante femme. Ils se précipitèrent en crachant, sifflant, piquant, griffant, mordant. Ils se précipitèrent en sautant, grimpant ;  en s’enroulant autour d’elle.

La marâtre pensa sa dernière heure venue ; elle pensa mourir là. Mourir là, toute seule, sous le soleil aveuglant ; toute seule, allongée dans la poussière au milieu des pierres du sentier.

Toute seule, si loin du village qu’elle venait d’adopter ; de l’époux qu’elle avait accepté et qui, à présent, lui semblait le meilleur des hommes ; de l’orpheline qu’elle avait cruellement rejetée. En proie au remord, Ma Ku se releva. A ses pieds, les bêtes hideuses faisaient cercle tandis que son visage s’inondait des larmes du repentir. Elle les enjamba désormais sans aucune crainte ; toutes s’éloignèrent alors, se dispersèrent dans les fourrés tandis qu’elle reprenait son chemin abandonnant le coffret désormais maudit au bord du sentier.

Elle arriva à la maison, épuisée, défigurée par d’énormes pustules suintantes ; ses jambes enflées, scrofuleuses présentaient de profondes fistules nauséabondes. Mutique, elle se dirigea vers sa couche sur laquelle elle s’étendit toute tremblante de fièvre et ne tarda pas à délirer. Très inquiet, Shui Khan fit appeler le médecin aux pieds nus de la bourgade voisine.

Ce dernier enduit les plaies d’onguents dont il gardait la composition secrète, réussit à glisser entre les mâchoires crispées quelques cuillérées d’une potion mystérieuse puis repartit après avoir déposé de petites sangsues derrière les oreilles de la malade. Durant plusieurs jours, Shui Khan et Li Mei se relayèrent à son chevet, humectant ses lèvres desséchées, essuyant son front couvert de sueur glacée, remplaçant les linges souillés. Un matin, Ma Ku ouvrit enfin les yeux au moment où Li Mei tentait de lui faire absorber son remède ; elle la remercia d’un sourire chaleureux et apaisé.

 On raconte au village que, depuis son retour, Ma Ku est devenue la meilleure des épouses et des belles-mères. Le geai, que j’ai rencontré, l’été dernier, me l’a confirmé.