Disons fort longtemps, un temps sans tous les perfectionnements technologiques que nous connaissons aujourd’hui, un temps où les familles vivaient en autarcie dans des fermes isolées, dans des régions impénétrables, enfin vous me comprenez bien, un temps de « dans le temps ».

On peut dire que toute cette histoire a commencé le  jour où le Grand-père est parti cueillir des champignons dans la montagne et qu’il n’en est jamais revenu.

 

C’est grand la montagne, celle là en particulier, couverte de forêts profondes,  coupée de grandes ravines où couraient des torrents et des animaux dangereux enfin, c’est ce que l’on se disait…

 

Toute la famille a fait silence sur cette disparition, mais pour les enfants de la maison ce fut un coup terrible, c’est vrai qu’il était très vieux… « Si non ce n’aurait pas été un vrai Grand-père Hein », c’est ainsi que parlait de lui la plus jeune de ses petites filles…

 

Elle devait avoir cinq ans environ au début de ce récit, à sa naissance ses parents n’avaient pas eu le temps de lui trouver un prénom car c’était la pleine saison des foins…et puis ce n’était pas bien grave, on ne pouvait pas se  tromper, c’était la petite dernière.

Quand elle a commencé à courir et gambader dans la cour ou dans les champs, son adorable chevelure blonde flottant autour d’elle, tout le monde a opté pour le nom de Libellule tant elle ressemblait à cet insecte toujours en mouvement dont les ailes s’irisent si bien sous le soleil…

 

 

Leur maison  n’était pas un château, même si les pierres qu’il avait fallu rassembler pour la construire auraient été suffisantes pour en ériger un.

C’était une grande bâtisse faite pour résister aux intempéries et à certaines époques aux attaques des malandrins de tous poils qui hantaient les campagnes.

A l’entour de la maison d’habitation étaient disséminées l’ensemble des constructions nécessaires à une exploitation de montagne, étables, hangars, soue à cochon etc.

C était un pays où il fallait donner beaucoup de travail et ne pas ménager sa peine pour pouvoir  nourrir une famille.

 

Car famille il y avait : le Père et la Mère, le Grand-père et la Grand-mère, enfin le Grand-père jusqu'à son étrange disparition…et cinq enfants, deux garçons et trois filles dont la petite dernière Libellule, sans oublier un commis qui venait donner un coup de main lors des travaux importants  devant être menés rapidement, les fenaisons, les récoltes, le rassemblement des troupeaux avant la première neige.

 

Dans une telle organisation il était important que chacun tienne sa place au risque de voir tout le système se gripper. Grand-père ayant disparu, plus personne ne s’occupait du feu et cela compliquait la vie de la Grand-mère qui se trouvait avoir la charge de la cuisine.

 

Un matin en se levant les parents tinrent conseil pour trouver une solution à cette situation problématique et voici ce qui sortit de leurs conciliabules :

 

-          Libellule cesse de t’agiter, viens nous voir, nous savons que tu es encore bien petite, mais à cinq ans tu dois pouvoir commencer à rendre service.

 

Elle les écouta sans broncher lui énumérer la liste des tâches qui désormais lui incomberaient, elle comptait sur ses petits doigts pour faire en sorte de ne rien oublier :

-          Préparer ou relancer le feu du matin pour permettre à Grand-mère de préparer le petit déjeuner.

-          Passer la poignée de branches de bouleau dans la pièce à manger pour repousser dans la cheminée brindilles et mottes de terre qui encombraient le sol et dans lesquelles les poules à certaines heures venaient gratter pour récupérer de quoi améliorer leur pitance

-          Ramasser les œufs dans le fenil etc.

 

Dans sa tête elle ajouta mettre une écuelle de lait au chat, elle avait vu son Grand-père effectuer ce travail en cachette des autres membres de la famille, car dans cette maison si les chats voulaient manger, ils devaient chercher leur ordinaire par eux mêmes…

 

Les parents n’avaient pas terminé de l’investir de toutes ces responsabilités, que Grand-mère  l’appelait déjà pour la relance du feu.

 

Chaque jour même programme, dès l’aube tout le monde devait se lever et  courir accomplir les tâches qui lui étaient attribuées :

 

-          Traire les vaches ou les chèvres

-          Curer et donner à manger aux lapins ou aux cochons

-          Préparer attelages et carrioles pour les travaux des champs

-          Nourrir les poules

Personne ne chômait et l’on faisait vite, car tout ce travail s’effectuait l’estomac vide

    Il incombait donc à Libellule de faire en sorte que le fricot de Grand-mère soit chaud au retour des travailleurs…

 

Son Grand-père lui avait bien montré comment gratter la cendre pour retrouver la braise et comment relancer le feu avec des brindilles  en soufflant doucement jusqu'à ce que la flamme jaillisse, cela paraissait simple quand c’était lui qui faisait le travail…Il fallait savoir s’y prendre car pas question d’utiliser une allumette et du papier journal, il n’y en avait pas dans cette maison…

 

Elle se sentait bien seule pour prendre en charge cette responsabilité, il y avait  sa Grand-mère, mais celle ci avait sa propre charge de cuisinière ce qui n’était pas une mince affaire, une telle tribu il ne fallait pas lui en promettre.

 

Elle l’entendait tourner dans son coin autour de ses marmites en grommelant et maugréant…Ce n’est pas qu’elle était en colère c’était son mode de pensée et d’expression, elle parlait aux Dieux, aux Trolls, à ses Ancêtres disparus, il en est un qui la mettait particulièrement en colère, c’était son mari.

 « Partir comme cela subitement comme un voleur sans dire au revoir, quelle idée tu as eue, tu étais donc si pressé… »

Dans ces instants d’échanges avec son époux il valait mieux se tenir à l’écart, car attention, il fallait que quelqu'un prenne sa place pour permettre à Grand-mère de  vider  toute sa colère et  sa peine accumulées !!!

 

Le plus difficile pour Libellule, après être sortie de sous sa couette bien chaude, c’était de partir à travers la cour jusqu'à la resserre pour chercher une cassette de copeaux et de brindilles bien secs qui en deux temps trois mouvements vous font une flamme limpide. Mais avant d’en arriver là, il fallait traverser la cour toute noire et cela lui faisait, un peu, beaucoup, énormément peur, il y avait les bruits  des bêtes qui se frottent contre les bas flancs, les chiens qui jappent au moindre mouvement et bien d’autres encore bien moins rassurants.

 

Craquements dans les branches,  vie qui rodait dans les recoins, petits animaux  s’enfuyant entre les buches, oiseaux prenant leur envol, frère qui l’ayant vue passer imitait le loup…

Et, si par hasard c’était le silence elle avait plus peur encore, se demandant bien ce que cela cachait, ce n’est pas rien tous ces phénomènes qui vous laissent tétanisées, le cœur battant à tout rompre tandis que l’on retient son souffle. 

 

Les frères et sœurs n’étaient pas mieux lotis quand ils devaient descendre à la cave pour remplir un pichet de vin ou pour remonter quelques légumes…Ils s’armaient d’une bougie pour éloigner les créatures maléfiques. Les adultes se complaisaient à leur dire que l’on pouvait trouver là, Gnomes, Trolls, Rats et Chauves souris, Fantômes  et j’en passe, pour se donner du courage et avoir l’impression d’être plusieurs, ils chantaient à tue-tête et tapaient des pieds…C’est surtout Grand-mère qui infestait maison et espaces de toute cette sarabande de créatures, elle n’en avait pas peur, pour elle c’était naturel, tout leur était du, le feu qui dévore les buches ce sont elles, la poêle qui s’embrase ce sont elles, la foudre qui pulvérise un noyer, le veau à cinq pattes, le soleil, la pluie, la neige, et même la disparition du Grand père, tout cela c’étaient les Trolls ou leurs compères.

 

C’est de là que viennent ses longs monologues en solitaires, elle discute, marchande, leur demande des explications, jure et crache dans le feu quand elle est en colère car le marché lui parait inégal, on le sait aux bruits que font les couvercles qu’elle claque sur les marmites et à sa manière de tourner sa spatule dans les ragouts…

 

Monsieur le curé qui passait par là de temps en temps a bien essayé de la raisonner en lui faisant remarquer que de telles croyances accompagnant de pareils comportements, n’avaient que peu de chose à voir avec les principes de la pensée chrétienne, en disant cela ses yeux et ses mains montaient vers le plafond, les enfants, bouche bée s’attendaient à le voir léviter.

Ce regard qu’elle lui a jeté…Il aurait fait reculer le missionnaire le plus audacieux, mais lui rien, non il se contenta de hocher la tête puis de sortir de sa sacoche un crucifix à clouer sur une poutre  de l’étable, et une statuette de la vierge à poser sur la cheminée, avec le temps la précédente ressemblait plus à Sainte Sarah qu’à la vierge, noircie qu’elle avait été par la fumée de l’âtre.

 

Que nenni rien à faire Gnomes et Trolls il y avait et c’était comme ça…

Les parents pour leur part se tenaient le plus possible à l’écart de tels débats, mais les enfants n’avaient pas le choix, à force d’entendre ratiociner leur Grand-mère ils  y croyaient !!!

 

Si ces créatures s’étaient contentées de faire des bruits, de mettre le feu dans la  poêle et de cacher leurs affaires, cela n’aurait pas été bien grave, mais il y avait eu la disparition du Grand-père, il  leur avait été enlevé, et cela, c’était impardonnable.

 

Les enfants ne pouvaient se faire à son absence, il leur manquait…

 Qui désormais allait leur apprendre à reconnaitre les oiseaux, à cueillir les champignons…hein ?

 Qui allait leur fabriquer des poignées pour les cordes à sauter, les arcs et des lance-pierres…hum ?

Sans oublier les sifflets en sureau et les pipeaux en roseaux, tous ces petits objets qui rendent la vie tellement plus amusante, ils pensaient que les autres adultes s’en fichaient comme de leurs premières mitaines.

 

Et puis :

Comment sauraient-ils lire le ciel, sentir le vent et savoir le temps qu’il ferait demain, pas les Trolls en tous cas !!!

Et la nuit qui leur lirait le grand livre des étoiles…Les parents n’avaient pas le temps, et Grand-mère ne parlait pas de ces choses là !!! Pas les gnomes…

Sniff…Sniff

 

Après quelques journées de mise en route difficile, Libellule avait fini par trouver ses repères, elle réussissait son feu en trois tours de main. Elle préparait ses copeaux dès le soir, couvrait les braises de cendre juste après la fin du diner…Grand-mère ne la houspillait plus pour sa lenteur et ses retards, et, récompense suprême le petit déjeuner était prêt à l’heure.

 

Cela semblait bien parti, mais c’était compter sans l’intervention des Trolls, enfin, c’est ainsi que Grand-mère interpréta l’incident…

La petite venait juste de se pencher pour retirer la cendre de l’âtre quand elle entendit un souffle profond dans la cheminée, non, pas un souffle provoqué par le vent, mais quelque chose de plus profond et de sourd…Un souffle qui vous glace le sang et vous tétanise, elle lâcha le balai et la pelle, sidérée par la peur !

 

-          Pas la peine de chercher midi à quatorze heures tu as encore joué un tour aux Trolls ou fait une bêtise lui lança l’ancêtre

 

Elle protesta vivement de son innocence, mais sa langue eut beaucoup de mal à s’agiter dans sa bouche, et puis à quoi bon avec Grand-mère il ne pouvait être question d’avoir le dernier mot.

Elle se tenait à l’écart de la grande bouche noire de la cheminée toute badigeonnée de suie et pleine de toiles d’araignées ; elle n’avait jamais fait le rapprochement entre ce lieu confortable et chaud signe de bienêtre, celui où l’on se blottissait lorsqu’on rentrait transi du dehors et un lieu de vie des esprits.

 

Grand-mère lui avait pourtant expliqué et ce à de nombreuses reprises que c’étaient les Trolls, qui autrefois avaient capturé le feu du ciel un soir d’orage, et que depuis il fallait garder de bons rapports avec eux. Soit, mais elle n’avait pas l’intention de se laisser faire comme cela, elle avait ramassé la pelle qu’elle serrait très fort dans sa petite main, elle n’avait rien fait, Zut à la fin…

 

Dans le même temps elle pensait que si c’était les Trolls qui avaient pris son Grand-père, c’était là une bonne occasion d’aller le retrouver, allez savoir !

 

Dans les semaines qui suivirent le souffle fut constamment présent, quand elle allait chercher le bois et qu’elle devait traverser la cour, il ronflait dans la cheminée, comme les jours où le vent soufflait de noroit, qu’elle tentait de relancer le feu et que celui-ci ne voulait pas prendre.

 

Un matin alors qu’encore toute endormie elle venait de commencer son service mettant ses copeaux en place, une pluie de petits cailloux lui chut sur la tête, elle poussa un grand cri qui alerta sa Grand-mère qui se précipita levant les bras au ciel,  la langue en action.

 

-Ah il peut bien nous en conter ramener monsieur le curé, la preuve est faite !!!

De quoi ? Allez savoir ! Mais elle ne savait pas avoir le triomphe modeste…

- Moi quand je dis que ce sont les esprits personne ne m’écoute, mais ils verront bien !!!

 

Quelques jours plus tard ce fut carrément une grosse pierre qui tomba du haut du conduit provoquant une bosse sur la tête de la petite…

 

Cela ne pouvait continuer ainsi, cette fois-ci, elle avait-eu peur au point de faire pipi dans sa culotte, ce qui reconnaissez-le, est tout de même fort humiliant.

 

Aussi ce matin la petite Libellule profitant d’un moment d’absence de la Grand-mère a décidé d’aller au bout des choses, elle veut savoir :

 

Sa décision est prise, si ce sont des Trolls elle partira avec eux pour aller retrouver son Grand- père, Par contre si ce n’étaient pas eux…Elle n’ose imaginer, de peur de provoquer quelques apparitions terrifiantes, au moins je saurai de quoi il retourne se dit-elle.

 

Armée d’un bâton, enfin d’une brindille, elle s’est glissée sous le manteau de l’âtre et doucement a levé la tête pour enfin faire connaissance avec les créatures…

 

De Trolls il n’y avait point, mais une belle Dame Blanche une de ces belles chouettes au poitrail blanc se tenait bien au chaud sous les tuiles qui couvraient la cheminée…

 

Elle tourna plusieurs fois la tête, ses grands yeux regardant doucement l’enfant, souffla bruyamment poussa un petit sifflement comme pour dire au revoir et pfutt, s’envola.

 

Libellule était bouche bée, elle n’avait plus peur du tout, elle regrettait simplement que la rencontre eût été si brève, la première pensée qui lui vint c’est qu’elle venait de rencontrer l’esprit de son grand-père…Et qu’il avait utilisé ce stratagème pour attirer son attention !!!

 

Elle ne dirait rien à sa Grand-mère, elle ne comprendrait pas, c’était peut-être aussi bien qu’elle le croit chez les Trolls se dit-elle…

 

Avanton / Mazeuil Janvier Février 2010