Une des ces cages de verre, un peu isolée mais propre, juste  à gauche sur le parvis. Un jour, vous vous êtes plantée devant et vous avez arrêté les passants. Vous leur donniez une pièce, un franc à l’époque et le numéro de Guy. Vous n’aviez jamais dit « je t’aime » à personne, mais cet homme là était exceptionnel et vous aviez 19 ans. Alors, vous arrêtiez les passants, et vous leur demandiez de l’appeler. 32 inconnus lui ont dit que vous l’aimiez, c’était facile devant votre cabine. Les femmes trouvaient ça trop romantique, les hommes se prêtaient au jeu, sauf les trop pressés. 32 fois, Guy a décroché et entendu des phrases comme « il y a une jeune fille devant la cabine qui dit qu’elle vous aime. » Parfois, les gens liaient des conversations, brodaient sur le thème. Vous aviez un sac plein de monnaie, au cas où. Parfois vous écoutiez les échanges, parfois vous restiez devant la cabine en regardant d’un air soucieux, à travers la vitre, votre messager déclarer votre amour.

Guy jouait le jeu, de temps en temps, il leur demandait de vous décrire en disant « je ne vois pas laquelle c’est », ou faisait répondre le messager en lui citant des vers tirés d’une chanson sirupeuse. Il faisait beau, vous étiez heureuse avec votre cabine.

 

Mais 32 déclarations d’inconnus n’empêchent pas l’usure et deux ans plus tard, une nouvelle cabine  vous permettait d’appeler Stéphane. C’était une de ces cabines de la place de la mairie d’un petit village de Provence, dont la cage de verre chauffe au soleil toute la journée.

Vous etiez en vacances avec un groupe d’amis, Stéphane était resté à ¨Paris et vous vous éloigniez. Votre relation avait déjà bien commencé à se fissurer avant votre départ, et vous essayiez de briser le mur de vos silences par des coups de fil quotidiens. Tous les soirs, vous quittiez la bande et la maison de la colline pour descendre au village à l’heure de l’apéritif.

Dans la cabine téléphonique chauffée à blanc, vous tentiez d’établir un reste de communication. Vous regardiez les boulistes en parlant à un Stéphane de plus en plus muet, voulant comprendre, ça ne donnait rien, vous remontiez à la villa le cœur gros. Les autres vous voyaient revenir, faisant mine de rien, mais silencieuse quand même.

Un de ces jours de silence à 15 centimes la minute, Jean-Michel vous a suivie. Vous ne l’aviez pas vu, souvent vous posiez la tête sur le cube d’acier gris et fermiez les yeux pour écouter les non-dits de Stéphane. Jean-Michel était posté sur le coté de la cabine entre vous et les boulistes. Quand vous avez levé les yeux, il avait plaqué une pancarte contre le verre de la cabine. Ca disait qu’il vous aimait, et que les apéros sans vous étaient trop fades. C’était simple et c’était là. Vous avez repris les apéritifs et laissé tomber la cabine du village.

 

Yves habitait Cergy, vous Paris 13. Dans un budget serré, il vous avait semblé plus facile de vous passer de ligne téléphonique que de livres ou de pates. Vous appeliez donc Yves certains soirs, pas tous, entre 8 et 9h de la cabine à l’angle de la rue Nationale et de la place Jeanne d’Arc. Parfois, vous dévaliez les 5 étages sans ascenseur pour l’appeler, attendre que la cabine se libère, le numéro par cœur, parfois il n’était pas là. Vous remontiez, redescendiez plus tard. Gymnastique de l’amour. Parfois vous n’appeliez pas, il attendait pourtant, ne pouvait pas vous joindre et pestait contre vous. Souvent, la cabine était prise, vous alliez boire un café ou patientiez avec un livre, vous aimiez bien cette attente. Un jour pourtant, cela durait trop longtemps quelqu'un avait apparemment pris d’attaque votre cabine à votre heure en l’encombrant de cartons gigantesques. A part les cartons, la cabine semblait vide, mais vous n’osiez pas les déplacer pour ouvrir les portes battantes déjà si difficiles. Quant vous avez renoncé à attendre, repoussant au lendemain, Yves a surgi derrière vous. Les cartons, c’était lui, il avait aménagé votre cabine, que vous lui aviez montrée fièrement lors de ses visites. Pour  proposer que vous vous installiez ensemble, plutôt que ces rendez vous téléphoniques en cage de verre, il avait simulé un salon de carton dans votre cabine publique.

Ainsi bizarrement, les cabines téléphoniques sont pour vous les symboles de l’amour. Vous trouvez étrange que vos histoires importantes du passé aient toutes un lien avec ces cages de verre, d’acier gris, leurs touches vertes. Vous voyez avec inquiétude ces totems romantiques disparaitre de vos paysages d’aujourd’hui. Démontées, raréfiées, les cabines téléphoniques semblent être les monuments archaïques d’un temps pas si lointain où elles étaient utiles à tous et si jolies pour vous. Vous vous souvenez de toutes vos cabines, celle de la médiathèque, celle du Tholonet aux boulistes fatigués, celle de l’église Jeanne d’Arc. Vous avez eu depuis 10 téléphones portables, objets quotidiens au répertoire nourri des numéros de vos nouvelles amours, mais ne vous souvenez d’aucun.