Qu’est-ce que la dignité ? Pourquoi dit-on de quelqu’un qui vient de mourir qu’il est parti dans la dignité ? 

Un chapitre du roman de Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, (ch. 41, p. 428-432) [lire le chapitre en cliquant sur le lien]relie cette question à celle de la conscience et de la manière dont le corps lui obéit. Le personnage principal, Gregorius,  à travers Amadeu, un médecin de Lisbonne décédé, dont l’histoire se mêle à celle du Portugal, se trouve plongé dans un voyage initiatique dont il sortira transformé.  Il rencontre notamment João Eça, autrefois torturé par les salazaristes, épreuve qui l’a diminué physiquement, mais n’a altéré aucune de ses facultés mentales, ni ne l’a fait avouer ni dénoncer. 

« La dignité, dit Gregorius. Je n’ai aucune idée de ce que c’est en réalité. Mais je ne crois pas que cela se perde uniquement parce que le corps défaille.»

La perte de contrôle du corps suffit-elle à faire perdre sa dignité ? Qu’est-ce que change l’incontinence du vieillard par rapport aux souffrances extrêmes infligées par ses bourreaux ? Il avait réussi à ne pas parler, à les tenir à distance ; leur action ne les atteignait pas, comme si ce qui se passait dans son corps, provoqué par d’autres, ne le concernait pas tant qu’il pouvait exercer une pensée consciente qui annihilait cette action sur lui ; elle avait beau être violente, elle n’existait pas tant que son esprit le décidait. « Pour perdre sa dignité, il fallait la mettre en jeu et la perdre soi-même. » Perdre sa dignité, ce serait donc se laisser aller, dans cette incapacité de la pensée à dominer la situation.

Se laisser aller physiquement, ne plus maitriser son corps, lui laisser prendre le dessus ; dans la maladie, quand le corps devient premier, par une souffrance qui fait peur ; dans le corps exacerbé par le sport à outrance, par la priorité de l’apparence ; dans le corps oublié, quand des excès de toute sorte (nourriture, alcool, drogue…) le ravalent au niveau d’objet.

Se laisser aller moralement, agir servilement, sans respecter ses idéaux, ses croyances, ses valeurs ; exemples de léchage de bottes ou d’opportunistes évoqués par Gregorius ; petits arrangements avec sa conscience.

« S’assumer – cela aussi fait partie de la dignité. » dit Gregorius. L’incontinent, le grand malade perdent-ils leur dignité parce qu’ils ne peuvent plus s’assumer ? Est-ce qu’assumer son corps suffit à définir la dignité ? Le malade à qui son corps échappe perd-il sa dignité pour autant ?

« Mourir en dignité, cela veut dire mourir dans la reconnaissance du fait de mourir, que c’est la fin. Et de résister à tout le kitsch de l’immortalité. »

La dignité aurait-elle alors partie liée avec la mort ? Raison pour laquelle on emploie souvent ce mot pour dire d’un mort qu’il est parti avec dignité ? Si elle qualifie le fait de mourir en conscience, sans l’artifice de l’immortalité et de l’au-delà pour en accepter l’idée, alors les religions, fondées sur l’idée d’un après plus ou moins glorieux, seraient-elles le premier frein à une dignité purement humaine et consciente ?

 

Un autre roman allemand, de Juli ZehLa fille sans qualités, traduction impropre du titre allemand Spieltrieb qui a plus à voir avec l’idée de manipulation, met en scène le jeu pervers auquel se livre le jeune Alev au détriment de son professeur Smutek, avec l’aide et le consentement apparent de l’héroïne Ada, la « fille sans qualités ». Dans un lycée d’aujourd’hui, Ada, « arrière-petite-fille des nihilistes », surdouée à l’esprit particulièrement brillant emballé dans un corps complexé, s’entraine à ne montrer aucun sentiment, à mettre de la distance avec tous les affects, quand elle se trouve entrainée à séduire leur professeur pendant qu’Alev le menace de chantage grâce aux photos qu’il cache dans le réseau internet du lycée.

Le professeur, première victime, humilié par cette situation qu’il ne maitrise pas et par le mépris d’Alev frôle l’indignité. Comment échapper à ce chantage sans mettre en danger son couple déjà très menacé par la grave dépression dont souffre son épouse, Polonaise d’origine comme lui, et qui, pas plus que lui, n’a supporté les coups de l’Histoire ? Sans mettre en danger son poste de professeur d’allemand, lui qui fait étudier à ses élèves L’homme sans qualités de Musil et est fasciné à la fois par l’intelligence d’Ada et ses qualités de coureuse ? Lui qui, aussi professeur de sport, en l’entrainant pendant des kilomètres tout en lui racontant sa vie, va l’aider à assumer son corps.

Ada, seconde victime, d’abord consentante au jeu d’Alev en qui elle trouve un maitre en nihilisme, échappe peu à peu à la place à laquelle l’a réduite son pseudo-amoureux grâce une  transformation physique qu’elle accepte de plus en plus, et à la libération de ses sentiments.

Les deux victimes en effet échappent à la manipulation grâce à une rencontre authentique. Si Ada et Smutek s’aiment, ils ne sont plus le jouet d’un pervers, le chantage n’a plus de prise sur eux. Et c’est bien parce qu’Alev, sentant que la situation lui échappe à cause de cet amour, interrompt la rencontre hebdomadaire qu’il avait instituée entre Ada et Smutek, que ce dernier en arrive à s’avouer ses sentiments en cassant la gueule au maitre chanteur.

Et, lorsque Ada inverse la « vérité » lors du procès de Smutek, faisant peser tous les torts sur le manipulateur Alev, elle assume enfin son corps, ses sentiments, sa pensée. Elle n’est plus un robot  intelligent, mais un être humain capable de démonstrations rationnelles grandioses, et une conscience capable d’assumer ses actes. Elle ne court plus pour oublier mais pour grandir. En refusant à la fois son statut de bourreau et de victime elle conquiert sa liberté. Elle n’a plus besoin de manipuler ni d’être manipulée pour exister.

La dignité, avec Ada, n’a pas à voir avec la mort, mais avec la vie. Elle ne parle pas de l’au-delà ; mais elle brise l’écran, l’illusion de la mise à distance, pour vivre son présent. Sa conscience lui confère sa dignité en la plaçant dans sa vie.

 

Le voyeur, un film britannique de Michael Powell (de 1960), pose un autre problème qui rejoint notre question : que peut faire un homme devenu criminel à cause de son éducation ? Mark, caméraman dans un studio, est obsédé par le désir de filmer la peur. Traqué par l’appareil photo de son père, quand il était enfant, dans ses moindres émotions, réactions, sentiments, il ne peut vivre, adulte, que dans la quête perpétuelle de la peur extrême. Et pour la filmer, il transforme sa caméra en arme : une lance se déplie au bout de sa caméra, première peur pour la femme qui se trouve en face ; mais cela ne suffit pas, il fixe au-dessus un miroir déformant, pour que la femme soit terrorisée par l’image de sa propre peur déformée. Terrifié à l’idée que la jeune fille, devenue sa confidente, et qu’il a promis de ne jamais filmer, montre sa peur, il en finit par retourner contre lui-même son arme perverse. Peur d’un corps qu’il ne peut pas maitriser ? Certainement. Conscience de sa monstruosité ? Probablement. Mais cette conscience n’a évidemment rien à voir avec la dignité qui aurait alors besoin d’une autre dimension, d’ordre moral. La causalité de ses actes sur laquelle le film insiste suffit-elle à le dédouaner ? Sa conscience pourrait justement l’en sortir, à condition qu’elle soit assortie d’un sens moral à l’égard de toutes les femmes, et pas seulement de celle qu’il a choisie.

La dignité, dans la mort comme dans la vie, a certainement aussi à voir avec la morale. Personne ne s’aventurerait à dire qu’un tel homme est mort dans la dignité.

 

 

Pourrait-on alors dire que la dignité, si elle pose plusieurs conditions, comme être capable d’assumer ses actes, de contrôler son corps, met en jeu tout d’abord la conscience. Conscience des valeurs qui guident ses choix et ses actes. Conscience de sa finitude. Conscience de vivre plutôt que d’essayer d’échapper à sa vie par des faux-fuyants qui empêchent de l’assumer.

 

               

A suivre pour d’autres exemples…