(Je dédie ce texte à notre amie Marie qui nous a quittés hier soir, le 10 septembre. Je l'avais écrit après lui avoir rendu visite il y a quelques jours, en m'inspirant de manière lointaine de sa situation. Mes mots ne sont probablement qu'un pâle reflet de ses souffrances...)

 

               Encore une journée qui se termine. Comme si cet enchainement de jours et de nuits avait un sens. Au moins l’alternance obscurité – clarté m’assure une régularité que n’ont plus depuis longtemps les phases sommeil – éveil vouées à l’anarchie. Le store de la fenêtre, baissé pendant la nuit, structure le temps comme il peut, même si la lumière continue à filtrer de partout. Les sons qui me parviennent, plus feutrés que pendant le jour, annulent de fait toute velléité de solitude. Ils croient tous que je dors, cela les rassure ; le mur de silence derrière lequel je suis enfermée leur parait moins pesant pendant la nuit ; ils n’y pensent pas, seulement occupés par leur propre sommeil pour les chanceux, par leur insomnie ou par leur travail pour les autres.

 

                Aujourd’hui, j’ai encore lu sur le visage de mes visiteurs la dégradation de mon état. Ils se sentent obligés de me dire leur nom en m’embrassant ; parce qu’ils ne me reconnaissent pas, ou si peu, ils croient qu’il en est de même pour moi. Mais mon aphasie ne m’empêche pas de penser. Avec un immense effort, je pourrais encore articuler leur nom, mais je n’en plus envie ; qu’est-ce que cela changerait, je souffre tellement dès que je fais un effort. Ils ne savent plus quoi me dire, surtout quand je ferme les yeux. Je sens bien que mes yeux sont ce qui me reste de plus humain, quand je peux les poser sur eux grands ouverts, je vois leur visage qui se réveille. Mais je ne peux jamais les ouvrir bien longtemps. Et alors, ils se remettent à parler entre eux, mal à l’aise de ne pas savoir comment établir le contact avec moi.

 

                Ma fille vient me voir tous les jours, lien permanent avec ma vie d’avant et le monde extérieur. Elle doit être terrorisée de manquer une étape, ou que je parte sans lui faire signe. Mais non, rassure-toi, ma chérie, tu sais combien tu m’es précieuse. Chaque après-midi, sans relâche, elle prend le relais des infirmières, à l’affut du moindre signe, prête à soulager chacune de mes douleurs. Mais la souffrance la plus profonde est inaccessible ; insidieuse, elle se niche au fond de mes cellules, transperce mes os, vrille mes tendons ; les substances chimiques qui se diffusent en continu dans mes veines la voilent légèrement, nimbant mes organes de la légèreté passagère de l’oubli. Sa présence pose un autre jalon dans ma journée. Depuis que je n’ai plus les repas pour me relier à la vie ordinaire, un rythme nouveau s’est mis en place, ponctué par les soins, le changement des poches de glucose, le passage du lit au fauteuil, la fermeture des stores…

 

                Je laisse filer les journées, toutes semblables, comme les grains d’un chapelet dont la fin d’un cycle annonce inexorablement le suivant. J’attends, mais je n’ai plus la force de me demander quoi. Tant que je peux penser « je », l’illusion d’exister persiste. Pas l’espoir, non, qu’est-ce que je pourrais bien espérer ? L’illusion, elle aussi, s’effacera peu à peu. Alors je m’accroche tant que je peux, à la minute, à l’heure qui passe ; jamais je n’avais été aussi patiente, je peux maintenant rester à rien faire, laisser passer le temps sans avoir envie de le retenir. Je sais qu’au bout, c’est le vide, alors autant m’y habituer dès à présent, j’aurai une surprise en moins.  

 

                Trois coups viennent de sonner au beffroi de l’hôpital. Bourdon rassurant qui ponctue les heures. Des protestations roulent parfois dans les couloirs contre ces cloches nocturnes qui empêchent quelques insomniaques de trouver le sommeil. Moi, je les attends, ces coups réguliers, entre mes bribes de sommeil, pour me prouver que je suis encore là. Alors que j’ai toute ma vie tellement aimé le silence, j’en viens maintenant à le redouter, à épier les bruits les plus infimes qui me tiennent encore à distance du silence suprême.

 

Dormir un peu. J’essaie, comme on me l’a appris, de me poser au bord du sommeil et d’attendre. Quand la douleur arrive à s’estomper, à se dissimuler dans un recoin encore inespéré, je laisse mon corps s’engourdir peu à peu, et s’effacer dans cette douce sensation ouatée qui m’emporte, pour quelques minutes ou pour quelques heures. Je sais alors que rien ni personne ne me dérangera jusqu’à ce que j’émerge, les oreilles bourdonnantes, la tête comme droguée à l’éther. Je sombre. Même si ce n’est pas durable. Et j’espère bien que ce ne sera pas durable. Le noir. Profond.

 

Quelle heure est-il ? Des bruits, d’abord étouffés, puis métalliques. Les charriots dans le couloir ? Ai-je dormi longtemps cette fois ? Et puis, qu’est-ce que ça change ? Une journée comme la précédente, un peu plus en forme, ou un peu moins, les douleurs plus ou moins fortes.

Mais si, justement, ça change tout. Un jour je déclarerai forfait, je n’aurai plus envie d’y croire. Mais pas déjà. J’ai encore du chemin à faire. Des amis que je n’avais pas vus depuis longtemps reviennent me voir. Ils doivent sentir qu’il est temps. Pour eux. Temps de me revoir, même si le spectacle leur fait mal. Temps de faire la paix avec cette part enfouie d’eux-mêmes qui voudrait bien pactiser avec l’en bas. Part dont ils craignent qu’elle n’ait à voir avec le mal. Alors, autant essayer de l’amadouer pendant que c’est encore possible.

 

Moi, j’ai appris à lui parler. Bien obligée, la souffrance me rappelle constamment sa présence. Alors, soit je lui laissais prendre toute la place. Soit je lui grignotais, peu à peu, ces parcelles de contrôle que j’appelle ma dignité. Quand j’ai d’abord senti que mon corps m’échappait par pans entiers, la rage m’a envahie. Autant mourir tout de suite, si c’était pour en arriver là ! Je m’étais bien juré de ne jamais tomber dans la dépendance. La maitrise de mon corps m’importait trop. Que me restait-il de dignité si je n’étais plus capable de m’alimenter, de me laver, d’aller aux toilettes ? Est-ce que j’allais capituler si vite ? J’en voulais au monde entier de me laisser dans cet état.

Et puis, la rage a cédé. La tristesse m’a envahie. Et m’a peu à peu anesthésiée. Mon corps souffrait, mais se détachait, s’éloignait. Maintenant je peux souffrir atrocement, mais trouver encore, dans un coin de cette souffrance, le reste de mon humanité. Les antalgiques dont on m’abreuve me font du bien, je ne vais pas le nier, ni les refuser. Mais s’ils enlèvent toute la douleur, alors qui suis-je ? Ou, que suis-je ? Une machine, un robot ? Chaque onde douloureuse qui s’élance dans mes articulations me conserve cette petite part d’existence qui se diffuse au plus profond de mon être. Je ne suis pourtant pas maso, je n’ai jamais aimé souffrir. Mais comme de toute façon, la douleur est accrochée, j’en prends mon parti ; je sais que quand elle lâchera, je lâcherai avec elle.

 

Mon fils va-t-il venir aujourd’hui ? Il a du mal. Il est nettement moins bien armé que sa sœur vis-à-vis de la maladie. Est-ce le cas de tous les garçons ? Si c’est vrai, je les plains. Je suis devenue si différente de la maman qu’il a toujours aimée, je dois lui faire peur. Qu’est-ce qu’il craint le plus ? De me perdre ? De voir ma déchéance physique ? De ne plus pouvoir communiquer avec moi ? Il devrait savoir, pourtant, qu’il n’a qu’à me parler, que je l’entends, même si je ne lui réponds pas. Mais c’est toujours difficile d’inverser les rôles, la mère qui a besoin d’être maternée par son fils, ce n’est pas dans l’ordre des choses. Et même devenu adulte, il n’arrive pas à s’y faire.

 

S’il vient, j’essaierai de sourire, de dire quelques mots, ça le rassure. Sinon, il croit que tout est perdu. Il parlera avec sa sœur, de la vie quotidienne, de son travail, de ses études qu’il continue en parallèle. J’aime bien les entendre tous les deux parler comme si je n’étais pas là, comme avant. Pour eux la vie continue, et je ne voudrais pas qu’elle se réduise au lit d’hôpital de leur mère. S’il ne vient pas, ma fille continuera à me faire la lecture. J’ai un peu de mal avec le roman qu’elle vient de commencer, un peu mièvre. Elle doit craindre, maintenant, de choisir des histoires trop impliquantes. Pourtant, elle connait mes gouts en matière de littérature. Enfin, je suis si heureuse d’entendre sa voix et de partager ces quelques moments d’intimité pendant lesquels elle me juge encore capable de comprendre ce qu’elle me lit. J’y puise une légère fierté proche de la dignité.

 

« Madame, voulez-vous que le prêtre passe vous voir aujourd’hui ? » Ah, celui-là, il doit flairer quelque chose ; il en profite, maintenant que je ne peux plus parler, il peut me débiter ses sornettes sans que je réagisse. Au début, quand je pouvais encore un peu parler, je me mettais en colère, et discutais pied à pied tous ses arguments. Il aurait pu arrêter de venir, mais j’ai toujours insisté pour qu’il continue. Comme un lien avec une part de la société que j’ai fuie depuis si longtemps, tout en lui gardant un infini respect. J’ai eu beau lui expliquer que je ne croyais ni en Dieu ni en son fatras de l’immortalité et de l’au-delà, il a toujours eu l’honnêteté d’accepter mes convictions. Même s’il n’a pas beaucoup d’espoir de me faire changer maintenant, il doit se dire qu’un peu d’humanité ne peut pas me faire de mal. Oui, qu’il vienne, cela me fera un peu de diversion.

 

Un rossignol lance quelques trilles et installe sa liberté sur le bord de ma fenêtre. Bonjour l’oiseau. Je te suivrais bien.