Je ne lui en veux pas. Et d'ailleurs, pourquoi lui en voudrais-je ? Elle-même a dû se sentir alors bien assez accablée par ce qui arrivait, elle a d'ailleurs quitté le quartier et tout cela y est sûrement pour quelque chose !

            Je la rencontrais souvent dans l'escalier, nous échangions un petit salut timide, quelquefois nous toquions chez l'une ou chez l'autre pour lui remettre une missive qui ne lui était pas destinée, et puis, rien d'autre, bien que nous ayons le même âge, nous n'étions pas du même monde, et les conventions nous empêchaient de fraterniser davantage.

            Elle habitait au 7ème, une chambrette froide l'hiver, étouffante l'été. Ses voisines étaient les bonnes des appartements bourgeois de l'immeuble, dont la mienne. Elle travaillait chez Mme Crespin, la charcutière. Elle l'aidait à faire les pâtés, à fumer jambons et andouilles, à servir au magasin, et faisait également le ménage depuis que les Crespin s'étaient séparés de la petite employée qu'ils ne pouvaient plus payer. Les temps étaient durs pour tout le monde, encore que les charcutiers n'aient pas été pas les plus à plaindre, la pénurie leur faisait pratiquer des tarifs exorbitants, sans compter bien sûr le marché noir, mais pour cela ils étaient très prudents, si bien que personne ne pouvait affirmer qu'ils le pratiquaient. Bien sûr, on voyait parfois le père Crespin rentrer à l'aube, et beaucoup d'allemands fréquentaient sa boutique. De plus, ni lui ni sa femme n'avaient maigri ces quatre dernières années.

            Jeanne, elle aussi, avait pris un temps de l'embonpoint, je l'avais remarqué. Puis elle l'avait perdu, mais nul bébé n'était venu partager son logis. De toutes façons elle n'avait ni les moyens ni le temps de s'occuper d'un nourrisson, elle avait dû le confier aux sœurs de la rue du Calvaire. Depuis, elle avait l'air plus triste encore que quand avait disparu ce soldat allemand que l'on voyait de temps en temps l'accompagner jusqu'à sa chambre.

            C'était un grand et bel homme, au regard doux, surtout quand il la mangeait des yeux en montant l'escalier. Il devait connaître assez bien le français, car lorsque je le croisais il essayait toujours d'engager la conversation, mais je n'y tenais guère, mon fiancé me manquait, je le savais sur le front à combattre et quand bien même ce soldat me semblât bien inoffensif, j'aurais eu l'impression de trahir Jean-Pascal en lui parlant. Et puis, Jeanne le tirait par la main, elle avait hâte de retrouver leur intimité. Mais il passait alors sur le visage du garçon une ombre d'embarras attristé. Sans doute était-il francophile, avant cette guerre, et ses compétences en français lui avaient-elles valu ce poste à Paris.

            Je le disais, nous n'étions pas du même monde, et si Emilie, notre bonne, ne m'en avait parlé quand je l'aidais à essuyer la vaisselle, je n'aurais rien su de cette jeune bourguignonne venue à Paris travailler, pour aider sa mère à boucler les fins de mois, et aussi pour goûter les plaisirs de la vie parisienne, ses guinguettes, ses toilettes...Elle était élégante, un petit bibi égayait souvent son joli minois, et en bricolant un peu les robes de sa patronne, elle se faisait de bien belles tenues pour sortir. Emilie disait de Jeanne qu'elle avait des doigts d'or, quand elles sortaient toutes deux le dimanche, elles attiraient les regards !

            Était-ce à l'un de ces bals, ou bien à la charcuterie qu'elle l'avait rencontré ? Je ne sais pas, ou ne m'en souviens pas. Ma bonne disait que c'était un monsieur bien, un professeur ou un fonctionnaire, un homme poli et qui ne buvait pas, qui avait, comme on dit, de bonnes manières. Je la croyais volontiers. On ne m'avait pas inculqué la haine du « boche », comme on les appelait alors. J'étais élève infirmière, et souvent appelée en renfort quand les blessés arrivaient en trop grand nombre, j'essayais alors de soulager ce que j'appelais l'humanité souffrante, quelle que soit la couleur de son drapeau. Et si la cause était juste, si les rumeurs évoquaient des atrocités commises en Allemagne contre des innocents, je n'en haïssais pas moins la guerre, et ne jugeais pas le couple de Jeanne et de son soldat.

            S'il était si bien élevé, peut-être lui avait-il promis le mariage, et rêvait-elle comme moi du retour de la paix où nous aurions célébré nos noces, elle avec son soldat, et moi avec Jean-Pascal. C'était ce dont nous parlions tous deux dans nos lettres, et cet espoir nous portait, nous aidait à traverser cette rude époque. La guerre n'était pas finie que nous vivions déjà la reconstruction, mon mari reprendrait le cabinet médical de mon père, et nous aurions une kyrielle d'enfants, que nous élèverions dans les valeurs du pacifisme...

            Pour Jeanne, ce serait sans doute plus compliqué, un couple mixte serait sûrement mal accepté, mais ils ne seraient pas les seuls, après tout. Peut-être vaudrait-il mieux qu'ils s'installent en Allemagne, après la défaite, car j'étais persuadée que la France gagnerait. Mais enfin, il devait bien y avoir dans son pays à lui des humanistes prêts à accueillir leur amour, et des enfants naîtraient qui consolideraient la fraternité retrouvée entre nos deux peuples ? M'ébauchant un bel avenir, je lui en rêvais un aussi. J'étais, je dois le dire, un peu fleur bleue...

            Avait-il été pris dans un attentat, s'était-il lassé de la jolie Jeanne, ou bien les lettres d'une fiancée allemande l'avaient-elles ramené à la raison, toujours est-il qu'on ne le vit plus, et même Emilie ne put m'expliquer sa soudaine disparition. Bien que son ventre s'arrondisse, Jeanne s'étiolait. Puis il n'y eut plus trace de leur histoire, si ce n'est une mélancolie dans le regard de Jeanne, qui se remit à aller danser en compagnie d'Emilie. Un dimanche, elles revinrent toutes deux au bras d'un jeune homme et le soldat allemand ne fut bientôt plus que de l'histoire ancienne.

            Pas pour tout le monde cependant. A la libération de Paris, quelqu'un se souvint de leur histoire. Il fallait régler les comptes, et pour certains la souffrance passée ne pouvait être soulagée que par la vengeance. Les dénonciations allaient bon train, et la justice était expéditive. On emprisonnait ou fusillait les collabos, on rasait les têtes des femmes qui avaient couché avec l'allemand.  Mais là-dessus je ne t'apprends rien.

            Dans l'air cependant, il y avait une certaine allégresse. Nos hommes revenaient, l'hôpital se vidait, on mangeait un peu mieux, et surtout, on avait gagné la guerre. Jean-Pascal était encore en Russie, mais vivant heureusement, et je l'attendais avec une impatience croissante.

            Tout alla très vite ce matin-là. On sonna à la porte, j'allai ouvrir, on me traîna dans la rue, et ce n'est qu'en voyant l'estrade installée sur la place que je compris ce qui m'attendait. J'eus beau protester, dire qu'il y avait erreur, que j'avais toujours soutenu la résistance, rien n'y fit, d'ailleurs les autres femmes elles aussi niaient ce qu'on leur reprochait, pourquoi m'aurait-on crue ? Je fus rasée.

            Quand Jean-Pascal rentra quelques jours plus tard, ce fut Emilie qui lui ouvrit la porte. Je viens voir Jade Martin, dit-il. Je me précipitai, nouant rapidement un foulard sur ma tête. Me voyant ainsi, il ne comprit pas, ou plutôt crut comprendre. « Adieu »,me dit-il, « je préfère ne rien entendre et te prie de ne jamais essayer de me revoir ».

            J'ai quand même eu cinq beaux enfants, et Papy Jacques et moi nous aimons comme au premier jour. Et si je te raconte tout cela, ma petite Maya, c'est que tu m'as demandé de te conter « ma » guerre. Mais garde bien cette histoire pour toi, maintenant que mes parents sont morts, bien peu la connaissent, et, finalement, n'est-elle pas qu'une erreur, au regard des absurdités et des horreurs de cette époque ?