A l’image de la petite chapelle blottie au creux du vallon, elle est là, Mademoiselle Marcelle, toujours fidèle, prête à accueillir d’un geste, d’un sourire, l’enfant déçu, l’adulte meurtri, l’abbé solitaire, le chat affamé, l’oiseau blessé. Ses cheveux serrés dans un petit chignon rond emprisonnés sous un foulard afin de les dérober aux agaceries du mistral ou pour chercher à effacer une féminité désormais refoulée, niée ; son front aussi lisse, aussi serein que celui d’une religieuse ayant à jamais choisi l’époux divin ; le sourire résigné de celle qui a vu ses espoirs dans l’avenir à jamais ruinés ; la force calme dans le regard d’une femme qui accepte son destin et contemple sans crainte la mort qui l’attend au bout du chemin.

     Dans sa modeste mais odorante épicerie, dénuée de toute vitrine, juste prolongement de sa cuisine, elle vit au milieu des sacs de jute entrouverts sur divers légumes secs, de cageots, d’étagères chargées de quelques boîtes de conserves, paquets de farine ou de sucre, savons de Marseille et autres denrées de première nécessité. En compagnie de son paisible matou noir, elle attend, là, le passant en mal d’une parole amicale ; le client matinal venu lui acheter un des rares journaux ainsi que sa ration de tabac méticuleusement pesée sur la minuscule balance aux plateaux de cuivre ; l’enfant décidé à dépenser la précieuse pièce, serrée dans son poing fermé au fond de sa poche, en échange de quelques bonbons, caramels ou sucettes. Elle attend toujours, prête à établir, grâce à quelques tours de manivelle, la communication téléphonique qu’elle passera ensuite, dans la cabine exiguë, au demandeur souvent angoissé par le caractère urgent de son appel.

     Elle attend surtout la sortie des classes : cette envolée joyeuse de capes sortant de la petite école située juste en face de sa maison. Elle s’enquiert du nombre de bons points gagnés ou éventuellement perdus au cours de la journée écoulée ; admire la précieuse image échangée contre les dix bons points soigneusement conservés dans la boîte en fer de cachets de Kalmine. Plus tard, elle traverse la petite place qui la sépare de l’école pour rejoindre son amie Mlle Juliette qui enseigne à tous les enfants du village dans cette classe unique.

      Debout devant le tableau noir du local déserté, elle imagine souvent la vie qui aurait dû être la sienne, dans une classe semblable à celle -ci, si la grande guerre n’avait pas éclaté et pulvérisé ses rêves. Elle se souvient, en effet, du soir radieux des résultats du concours d’entrée à l’école normale d’institutrices de Valence, du bonheur de ses parents si fiers de la réussite de leur fille et de son enthousiasme à préparer le trousseau requis pour la rentrée d’octobre en qualité d’interne.

      Elle se souvient particulièrement de son désespoir lorsqu’au cours du mois d’août 14, à la suite du départ de son père et de son frère pour le front, elle dut renoncer à effectuer sa rentrée afin d’aider sa mère aux travaux de la ferme. En dépit de son amertume, elle mit alors toute son énergie à soigner les dizaines d’arbres fruitiers qui s’agrippaient aux terrasses en flanc de colline. Elle apprit néanmoins, peu à peu, à trouver de petits moments de bonheur au seul toucher d’une pêche au velouté particulièrement voluptueux, au parfum entêtant du champ de lavande écrasé de chaleur. Chaque soir, dans le calme de sa chambre à l’austérité toute monacale, elle retrouvait les manuels destinés à la préparation du brevet supérieur. Elle les feuilletait longuement espérant que ses projets contrariés par la déclaration de la guerre pourraient bientôt renaître. Puis elle s’asseyait à sa petite table en noyer, face à sa fenêtre, afin d’écrire à Jean, son fiancé, parti combattre dans les tranchées. Elle imaginait mal cette région de Verdun, ces forêts aux noirs sapins, ces cieux perpétuellement chargés de lourds nuages, ces terres gorgées d’eau putride. Alors, elle s’emparait des mots … Des mots pour lui peindre leur Dauphiné bien aimé, ses vergers ensoleillés, ses oliviers aux branches torturées par le poids des fruits. Des mots pour lui donner à respirer le parfum entêtant des coings entreposés dans une encoignure de la chambre. Des mots pour lui permettre d’entendre le dernier chant des cigales et lui faire, durant un instant, oublier le fracas du canon. Elle lui contait ce que serait bientôt leur vie, la maison en galets roulés restaurée, les soirées sous le mûrier, la petite charcuterie spécialisée dans la fabrication des caillettes qu’il rêvait d’ouvrir à Chabeuil.

       Mais elle se souvient surtout avec une cruelle précision du soir où la mère de son fiancé est montée au village ; à la vue des traits ravagés de la vieille femme, elle comprit aussitôt que son Jean ne reviendrait pas. Elle sut que la guerre lui avait définitivement tout détruit, tout pris sinon le souvenir des beaux jours, sinon le respect de la parole donnée au moment du départ : « Jean, tu seras toujours mon seul amour ».

        Quelques décennies plus tard, par une belle soirée de juin 40, toute embaumée par la floraison de l’énorme tilleul ombrageant la cour de l’école, Marcelle peine à échapper au poids douloureux des souvenirs, à réfréner ce sournois sentiment d’amertume qui l’envahit parfois en dépit du plaisir qu’elle prend, depuis le début du mois, à venir chaque soir dans la classe de Juliette afin de l’aider à préparer le décor de la petite pièce de théâtre préparée par les élèves pour célébrer, en dépit de cette deuxième guerre mondiale, la fin de l’année scolaire.

        C’est le bruit du trot lourd d’un cheval associé au roulement d’une charrette qui la tire brutalement de ses songes. La carriole du père Praneuf vient de s’arrêter sur la place. Trois femmes en descendent aidées du cocher qui les conduit à la porte de la mairie, jouxtant celle de la classe. A cette heure, la secrétaire de mairie, Elodie sœur de Juliette, est occupée à cueillir des haricots tout au fond du luxuriant potager communiquant avec la cour. Ce jardin est pour elle l’antichambre du paradis et tout en désherbant, binant, récoltant, elle ne cesse de rendre grâce à l’Eternel source de tant de bienfaits. Chaque jour, elle prend plaisir à initier quelques élèves à l’art du jardinage sur le lopin de terrain qui leur est réservé. Pour l’heure, elle redresse son dos douloureux afin de rejoindre le petit groupe de réfugiés lorrains déjà chaleureusement pris en charge par Marcelle.

        A dater de ce jour, celle que tout le monde au village nomme respectueusement Mademoiselle Marcelle, trouve une nouvelle occasion d’éprouver sa charité chrétienne. Touchée par la détresse de ces deux jeunes femmes Madeleine et Claudine, de leur vieille mère profondément affectée par les scènes d’horreur vécues sur les routes de l’exode, elle les accueille, s’emploie à les aider dans leurs démarches pour trouver un logement, quelques meubles, puis des travaux de couture dans de nombreuses familles de la région. Travaux providentiellement rétribués en œufs, lard, lapins, légumes et autres denrées introuvables.

        Lorsque Marcelle apprend, moins d’une année plus tard, que Madeleine attend un enfant, sa joie est immense. Elle déploie alors toute son énergie à rassembler les éléments d’une layette aussi complète que possible en ces temps de pénurie extrême, à fabriquer des langes dans des draps usagés, à récupérer la laine de pulls fatigués afin de tricoter quelques brassières aux coloris parfois inattendus.

        Quand la petite fille nait au cœur du terrible hiver 42, elle l’accueille avec la même émotion qui l’étreint au temps de Noël, lorsqu’elle s’empare de l’enfant Jésus remisé dans un placard de la sacristie afin de le déposer sur la paille crissante de la crèche paroissiale« Oh ! Peu cher ! Si Petit tou ! » s’exclame-t-elle sans cesse en admirant la nouvelle née sur laquelle elle projette, avec une retenue toute janséniste, ses sentiments maternels refoulés.

        C’est à cette enfant devenue jeune fille qu’elle léguera bien des années plus tard les deux seuls modestes bijoux qu’elle eût jamais possédés mais surtout sa vocation à enseigner.

        Plus de quarante ans plus tard, dans ce paisible cimetière de la Drôme des collines, par une belle fin d’après-midi d’automne toute baignée d’une douce lumière dorée, la jeune fille devenue femme mûre s’incline devant la tombe aux gravillons d’un blanc étincelant. A celle qui repose sous la plaque de marbre, elle éprouve l’impérieux besoin de dire : « Votre rêve que la guerre vous interdit d’accomplir, Mademoiselle Marcelle, conformément à votre secret espoir, je l’ai réalisé. Je l’ai réalisé avec l’enthousiasme et le bonheur qui eût été le vôtre.»

Marcelle G.

1898-1985

 

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