j’aimerais tranquillement dire à Pierre Danger combien j'ai eu de plaisir à relire son essai(http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2008/03/22/382-a-propos-de-mai-68-essai-de-pierre-parlier) qui me paraît avec le recul constituer, sur la montagne de choses parues l'an passé , ce que j'ai lu de plus pénétrant sur le sujet. Je pense particulièrement à sa présentation de mai 1968 comme le chant du cygne du mouvement romantique et la chute de la société bourgeoise née en 1830. Je ne prétends pas égaler la qualité de son analyse mais simplement ajouter à son évocation mon témoignage d' étudiant depuis la petite boite que j'occupais alors au sixième étage au milieu des six cents autres boites de la cité U. Rabelais de Poitiers.
En mai 1968, j’avais 20 ans. Contrairement à Paul Nizan, je laisserai bientout le monde dire que c’est le plus bel âge de la vie. En tous cas, malgré mes doutes existentiels qui furent vifs à cet âge, si, en échange de quelque damnation improbable, le Diable me proposait de remonter mon compteur au chiffre 20 je ne discuterais pas longtemps les termes du marché! A vingt ans donc par un beau jour de mai, cravaté selon l'usage de l’époque, les pieds moulus de kilomètres de marche, je longeais les bords de Seine d’un Paris que j’ai découvert à cette occasion, privé de transports en communs, désert, dévasté et apuanti. Mais le débat d’idées faisait rage aussi bien qu’ailleurs à Poitiers où se succédaient à un rythme d’enfer manifs, occupations et ag non-stop. Dans sa tournée des facs de province, un groupe d’étudiants parisien du mouvement du 22 mars (parmi eux un rouquin volubile, était-ce Cohn- Bendit ?) étaient venu nous apporter la bonne parole. Il était question de répression de manifs de solidarité sur le Viêt-Nam. A l’époque, j’étais assez partagé sur cette question…puis le mouvement s’est embrasé très vite. Mais le mai 68 parisien n’est qu’un épiphénomène hexagonal à la confluence des courants de pensée beaucoup plus larges et plus ou moins antagonistes qui travaillaient nos jeunes esprits. Voici l'état des lieux de mon souvenir:
A l’ouest, la beat génération exaltait l’exploration individuelle, sous tous ses aspects - célébration du vagabondage, avec le livre culte de Kerouac, Sur la route , relayé par Bob Dylan, Joan Baez( Ce courant trouvera son apogée au festival de Woodstock en février 1969) - spirituel, avec Burroughs et la drogue comme métaphore de la condition humaine - sexuel/voyages avec le trio sulfureux Henry Miller (le plus français), Laurence Durell, Anaïs Nin. Ajoutez à cela une pincée de l’ Homme unidimensionnel d’ Herbert Marcuse, qui stigmatisait le conformisme américain, un doigt de Guy Debord (un français, quand même ! ) sur la société du spectacle et vous aurez une idée des livres de chevet des étudiants de ma génération. Allez, justement, j’ajoute Le conformiste de Moravia, pour faire bonne mesure, l’éloge de la paresse de Lafargue (gendre de Marx) et une dose d’Ivan Illich( père de l’écologie) sur l’aveuglement du capitalisme.
A l’est, le petit vent frais de la liberté soufflait sur la Tchécoslovaquie avec le film Les petites marguerites, un pendant au Pierrot le Fou de Godard, et tout aussi déjanté que son modèle ce qui permettait à Georges Marchais de parler du bilan globalement positif du grand frère soviétique. Je revoir encore l'air attendri de mon professeur universitaire de philo, un rousseauiste, quand il évoquait le bon sens du Grand Timonier envoyant courageusement les intellectuels chinois se ressourcer au bon air de la campagne…
Au centre, l'affaiblissement de l’autorité morale des corps constitués paraissait consommé: le concile Vatican 2 de 1962 en rapprochant l’Eglise du monde réel (l'Eglise-copain), l’avait dépouillé de ses vertus magiques, signant sa perte d’influence et contribuant à vider les séminaires et les églises de même que la fin de l’aventure coloniale dans des conditions sanglantes et peu glorieuses avait terni le blason étatique.
Partout, dans le monde développé, on constatait la montée en puissance démographique et économique d’une génération de babyboumeurs auxquels l’état avait ouvert des budgets d’enseignement colossaux et que la génération précédente, celle des privations de la guerre et de la fin des études à douze ans, avait missionné pour consommer et s’instruire à sa place. L’accès aux études avait commencé à se démocratiser.
Enfin, chez nos compléments d’objet direct, on saluait l'arrivée du droit au plaisir sans crainte de procréer (la loi Neuwirth sur la contraception avait été votée en 1967) qui rendait intolérables les exigences de mariage des logeurs et l’absence de mixité des résidences universitaires.
Aujourd’ hui, à bien y regarder, les émeutes de mai 68, n’ont pas fait bouger les lignes comme diraient les politiciens actuels. Les accords de Grenelle négociés avec les instances syndicales qui ont essayé tardivement de profiter du mouvement étudiant ont été une partie de qui perd gagne puisque les augmentations de salaire consenties aux instances syndicales ont été aussitôt reprises par une inflation à deux chiffres. Mais étudiants, nous avons ont été infiniment plus malins que nos ainés et avons tout obtenu puisqu’ils nous ne demandions rien! Sur ce point, la lecture des mots d’ordre dépliés sur les banderoles à longueur de manifs ou d’occupation de la Sorbonne ou de l’Odéon et des coordinations de province était édifiante , qu'on en juge:
Le communisme aura vaincu lorsque le dernier capitaliste aura été pendu avec les tripes du dernier réactionnaire, (ou l’inverse, je ne sais plus !)
Soyons réalistes, demandons l’impossible !
Sous les pavés, la plage !
Crs, ss!
Nous sommes un groupuscule!
Mon corps m’appartient,
Jouissons sans entraves !
Faites l’amour pas la guerre !
L’imagination au pouvoir !
Ce n’est qu’un début, continuons le combat !
Ne perdons pas notre vie à la gagner ! (piqué chez Boris Vian)
Il est interdit d’interdire (sommet d’injonction contradictoire !) etc.
Bref, on retrouvait sur ces affiches bon nombre d' ingrédients de la cuisine beat génération évoquée plus haut, plus une touche contre l’aliénation du système capitaliste (au sens où il est producteur de seuls biens matériels) et un zeste d’ hommage à un certain idéal communiste, à des initiatives chinoises, (certains manifestaient même avec un petit livre rouge jamais ouvert !) Mais aucune revendication de mesures précises, concrètes hormis la revendication de mixité des cités U qui passera vite au second plan. Mai 68, coté étudiants, a eu cette parfaite élégance de ne pas tenter d’instaurer un ordre nouveau présenté comme supérieur à l’ancien et de s’auto-dissoudre de telle sorte que nul , y compris Cohn-Bendit, le plus célèbre des instigateurs du mouvement du 22 mars, ne peut s’arroger la propriété d’ un morceau de la vraie croix.
C’était cependant beaucoup demander aux gens sérieux du pouvoir en place d'imaginer qu' un mouvement aussi dépenaillé ne pouvait être que porteur d'une autodérision qu’ils étaient loin de pratiquer. Et le pouvoir gaulliste si compassé fut bien vite dépassé. C’est précisément, au début de la contestation, le matraquage brutal par les CRS de ces manifestations farcesques qui a soulevé un immense mouvement de sympathie depuis les profondeurs du pays.
Depuis les jacqueries, notre histoire est émaillée d’émeutes, de frondes, de massacres de la Saint Barthélémy, d’une révolution,de révoltes sur fond de barricades, de pillages et de voitures incendiées, mais chacun de ces épisodes douloureux trouvait ou trouve sa justification dans une Cause à défendre.
En Mai 68, on n’avait aucune raison sérieuse de se révolter ! On nageait dans le bonheur des trente glorieuses: croissance, société de plein emploi, circuits de consommation qui fonctionnaient bien et distribution des richesses qui s’opérait de façon infiniment moins inégalitaire qu’aujourd’hui. Mai 68 exprimait juste le besoin de se regrouper dans la rue pour exprimer un mal être lié aux carcans d’une société sclérosée, un désir de fête, de rompre avec la monotonie, de casser les murs transparents pour se parler et rire ensemble…
A cet égard, ce soulèvement d’enfants gâtés à qui la République avait consenti plus de sacrifices que jamais, qui ne défendait pas les intérêts d’un clan, d’une famille, d’une religion, d’une nation, d’une classe ou d’une profession était une première et, à ce jour, une dernière dans l’Histoire de France.
Mai 68, c’était la force du symbole à l’état pur. Au risque de me faire traiter de calotin, j’avoue avoir relié depuis le début le mouvement de 68 au scandale provoqué par Jésus, ancêtre de la beat génération avec son sermon sur la montagne. Vous savez ce discours (Bienheureux les pauvres en esprit car le royaume des Cieux est à eux, etc..) où il valorise des signes de richesse aux antipodes des valeurs de réussite des pharisiens (les juifs bien pensants de l’époque) tout comme les étudiants avec leurs slogans de libération sexuelle voulaient surtout dépoussiérer l’austère morale mauriacienne du Gaullisme .
Toutefois, dans la beauté de leur forme épurée, les symboles de mai 68 comme ceux des béatitudes sont enfermés dans les limites de leur ambigüité. Les béatitudes furent un formidable outil d’épanouissement spirituel quand elles conduisirent des Saint François d’Assise ou Sainte Thérèse d’Avila sur la voie de l’extase mystique et le pire des instruments d’oppression entre les mains de l’empereur Constantin ! De même, l’un des effets pervers de 68 a résidé très vite dans la confusion chez certains esprits faibles entre des symboles incantatoires et le principe de réalité. Ce fut le cas d’action directe, des brigades rouges et la fraction armée rouge engagées dans un passage à l’acte meurtrier et sans issue…cette confusion assez répandue dans le terrorisme n’est malheureusement pas l’apanage de 68 !
Certes, Pierre Danger ne manque pas de rappeler que Sartre se faisait prendre en photo en train de vendre la Cause du Peuple à la sortie de chez Renault. Mais pouvait-on demander à un tel géant de la pensée de se mettre à la portée de l’humour imprécatif de l’étudiant de base ? Il ne m’appartient pas de juger la part de responsabilité de ces grands intellectuels ou de certaines instances politiques plus ou moins confidentielles dans le choix des impasses sanglantes où se sont engouffrées de jeunes têtes échauffées.
Autre point épineux. L’humanisme libertaire de 68 du jouissez sans entraves plaçait l’égo au centre de l’univers à l’exact emplacement où l’humanisme tout court mettait l’homme. Une coquette différence qui a actionné la machine à frustration pour le plus grand bonheur des psys! La valorisation libérale de la jouissance quel qu’en soit le prix à payer pour l’entourage pouvait également être considérée comme une métaphore du principe Darwinien de la persévérance dans son être magnifié par le Nietzsche de la volonté de puissance. Cette ambigüité a persisté longtemps dans les initiatives se revendiquant peu ou prou de mai 68 qui sont apparues par la suite. Je pense notamment à l’Espace du Possible, pour ceux qui connaissent, crée dix ans après 68 où l’ambigüité n’a véritablement été levée qu’avec l’apparition du sida qui a sonné le signal de la débandade et du repli sur soi (si l’on peut risquer ces mauvais jeux de mots). Bientôt les enfants gâtés et insouciants de 68 prendront aussi conscience de la rareté des richesses d’une terre que nous empruntons à nos enfants.
Le mouvement de mai 68 s’est auto dissous en brisant lui-même sa propre statue du commandeur. Délivré des pesanteurs du réel et de ses pesanteurs juridiques il a acquis du même coup la dimension étherée d'un mythe. Mai 68 fait penser aux mandalas, ces ouvrages d’art religieux indien confectionnés avec minutie pendant des heures et dont la destruction fait partie de la prière. Le mandala disparu reste le rite. L’essence du mouvement de 68 était de précisément de relativiser, voire de tourner en dérision toutes les valeurs, de s'autodétruire en quelque sorte! Une variante de si le grain ne meurt... Le Christ des béatitudes, quant à lui, est parti depuis longtemps squatter une autre montagne avec sa douzaine de hippies de rencontre. Après tout, pourquoi n'aurait-il pas le droit de retrouver ses potes au ciel comme tout le monde? Pourtant la référence au mythe de mai 68 est aussi actuelle qu’une lecture séculière des béatitudes. Contrairement à ce qu'écrit Pierre Danger, la (ou à présent les) générations suivantes, tout comme la nôtre, n'ont aucune difficulté à faire le deuil de mai 68. On ne fait pas le deuil d'un mythe ou d'une légende, toujours vivants par définition! Certes les valeurs de 68 ont mis de l’eau dans leur égo mais cette mouvance dont l’essentiel du mérite est d’avoir libéré la parole et prôné les vertus de la communication, comme il a raison de le rappeler, est toujours à l’œuvre depuis des années notamment dans le grand tissage de la toile du Web. C’est surtout chez les soixante-huitards qui s’ignorent que le mythe est le plus vivant parce que précisément ils s'en moquent, ce qui constitue leur meilleur gage d'authenticité ! Cet esprit se reconnait au premier coup d’œil dans tous les projets un peu fous, d’un romantisme échevelé, économiquement peu ou pas viables, à forte valeur ajoutée de convivialité, d’absence de sérieux, de respect des plus faibles (ça, c’est plutôt dans les béatitudes), de communication par internet, de rassemblement musicaux ou de protestatation sauvage et d’amour des autres( les béatitudes encore) surtout d’amour …
NB: Si le lien en début de texte ne fonctionne pas, retrouvez directement sur ce blog l'essai dont s'agit dans la rubrique Débats: "A propos de mai 68" essai de Pierre Parlier.
NB : retrouvez les textes d’André Youx avec la rubrique « rechercher »