Il faut dire que depuis que j’ai établi que le meilleur pain au chocolat du quartier était celui de la boulangerie au coin de Raymond Losserand et Alesia, ça rallonge un peu mon trajet.

Je dois y être à 8h05 car ils sortent la 2eme fournée à ce moment-là. Malheureusement, pour le croissant, c’est à 500 m de là, à Mouton Duvernet. Normalement, je mange le croissant d’abord et ensuite le pain au chocolat. Mais si je le fais dans ce sens là, alors les pains au chocolat du Délice des Rois sont sortis du four depuis 15mn, et la barre de chocolat au milieu a déjà commencé à durcir. Il faut que la pâte soit juste tiède, pas trop chaude, sinon on ne sent que le beurre fondu, et à l’intérieur, le chocolat doit être encore un peu moelleux. Et ça, c’est à 8h05 et pas un quart d’heure plus tard. Alors tant pis, je prends le pain au chocolat là, et le temps que je marche jusqu’à Monton Duvernet, je suis prête pour le croissant. 

La raison voudrait que je m’arrête au Rendez vous, pas loin de chez Moisan où je prends une baguette pour le chemin. Le Rendez Vous, voilà un endroit où ils savent faire le chocolat chaud, et quand j’arrive à cet endroit, je suis déjà partie de chez moi depuis trois bons quarts d’heure. A la maison, c’est café le matin, parce qu’aucun bar à Paris ne sait le faire comme moi. Café, tartines, avec ma confiture. Pas de ces ridicules céréales extrudées comme des copeaux. Mais quand même, ¾ d’heures plus tard, un chocolat crémeux, bien foncé sous la mousse de lait, je ne devrais pas me refuser ça. J’y pense chaque fois que je passe devant. Tous les matins, sauf le dimanche.

Mais, non, parce que Monsieur Dubeil, c’est quelque chose qu’il ne peut pas comprendre. Un gars tout sec, qui ne doit pas savoir reconnaître un croissant au beurre d’un ordinaire. Pour lui, on est là pour bosser, et à l’heure s’il vous plait. Que l’on arrive la mine toute chiffonnée parce qu’on a raté la fournée d’une minute, ce n’est pas un sujet de conversation qui l’intéresse.

Je me rappelle quand j’ai reçu ma cuisinière. Pas n’importe laquelle, ça faisait des années que j’économisais pour ma La Cornue. Une cuisinière à l’ancienne, avec un four à voute. J’avais ramené des photos pour les collègues. Eux, ils montrent bien leurs bungalows du bord de mer, et leurs Châteaux de la Loire. Moi,  c’est mon château personnel, et je l’ai pour toujours, juste dans mon salon. Il s’est moqué de moi, le Dubeil.

Pourtant, je vois bien qu’il m’envie, derrière son costume gris. Parce que la vie l’ennuie, ça coule pour lui sans repère, sans vibrer. Le lundi, moi au moins, j’ai des choses à  raconter, on m’écoute. Il y a même des clients qui viennent à la boutique, rien que pour ça, le lundi. Et même ils salivent, ils en redemandent. D’accord, ils n’achètent pas toujours quelque chose, c’est vrai, on parle cuisine, mais on vend des assiettes. Monsieur Dubeil, lui, il ne dit rien.

Et moi, je raconte mes recettes. Tiens, ce dimanche, j’ai fait deux blanquettes. La Bernard Loiseau contre la Senderens. La différence, c’est le vin jaune. Moi, je préfère la Loiseau, elle est plus classique et plus douce, sans être suave, mais je voulais re-vérifier. La Senderens, ça donne un petit air, je vous étonne, c’est presque ça mais en plus subtil. Un peu trop fin. La blanquette, faut que les gouts se mélangent, mais pas trop. Bon, donc, j’ai fait les deux, je les ai mises dans deux assiettes différentes. J’ai trouvé le truc maintenant. Je colle une étiquette sous les assiettes, je les prépare, toutes les deux pareilles, mais chacune sa recette. Après je ferme les yeux et je fais tourner les assiettes sur la table, jusqu'à ne plus savoir les reconnaître. Ensuite, je déguste. Jamais moins de trois bouchées de l’une avant de passer à l’autre. Il faut avoir le temps que les papilles s’imprègnent. Je déguste et je décide. Après seulement, je regarde sous l’assiette.

Parfois, je vais demander à la voisine, si elle est seule. La pauvre, elle mange des surgelés Picard. Mais elle a bon palais, en général on tombe d’accord.

Monsieur Dubeil, lui, à la rigueur, il a vu une série télé. Il a un chien, il sort son chien. Il nous raconte ce qu’il a fait avec son chien. Parfois, il va chez le vétérinaire. Moi, je vais d’abord chez le boucher. Pour le veau, mon boucher, c’est à Nationale. C’est un peu loin, c’est sûr que c’est plus pratique quand c’est de la volaille, là je peux aller au plus près, enfin à deux stations de métro. Mais ce n’est pas la peine de faire deux blanquettes de chefs, si on ne prend pas la  peine de chercher les meilleurs ingrédients. En plus, Gerard, le boucher me connaît maintenant. Je l’appelle la veille, je lui dis, demain c’est blanquette, et il me met de côté son meilleur veau de Rungis, un fermier Label rouge. Le temps que j’y aille, que je revienne, que je passe par le primeur pour les légumes, j’ai vu du monde, j’ai discuté blanquette avec tout Nationale et Alesia.

Monsieur Dubeil, je suis sure qu’il ne parle pas autant à sa femme de tout le week end. Nous, on bataille, on s’interroge, on débat, faut-il ne faut-il pas, du jus de citron, un filet ou beaucoup, un ou deux jaunes d’œufs. La blanquette, ça se fait au printemps, dit le primeur. Mais, non c’est bien mieux en hiver, quand il fait bien froid. Et, voilà, la blanquette, l’avantage, c’est que tout le monde a un avis. Ils la ramènent moins, tous, quand je fais des Saint Jacques poêlées à la sauce d’huitre. C’est surement pour ça que je trouve que la blanquette, c’est plus chaleureux. En plus, le dimanche suivant, ou celui d’après, quand je les recroisent, ils me demandent : alors, le match Loiseau-Senderens, qui a gagné ? Parfois, en semaine, quand je vais au boulot, je tombe sur un client du primeur qui a assisté au débat. On me demande des nouvelles des blanquettes. Je m’arrête, sauf si c’est avant la fournée de 8h05, là je ne peux pas. Mais si j’ai déjà eu mon pain au chocolat, alors, je peux prendre le temps. Je raconte, la préparation, comment j’ai eu les tous petits oignons blancs, même en hiver. Le moment exact où il faut les mettre à rissoler. Le bruit que cela fait, la transparence qui les gagne. Les qualités de chacune des blanquettes, attention, elles sont parfaites toutes les deux. Mais quand même, la Loiseau...

Et quand j’arrive au boulot, rebelote, je refais le match. Et Monsieur Dubeil regarde sa montre.

Les autres, Mathilde et Raymond, ils sont déjà venus chez moi, je les ai régalés. C’est difficile d’inviter chez moi, parce que j’ai du réaménager le salon pour caser ma La Cornue. Pas assez de place dans la cuisine, avec toutes mes casseroles. Maintenant, il n’y a plus assez de place dans le salon, en fait j’ai juste ma La Cornue, une table et deux chaises. J’ai du en demander une de plus à la voisine. Monsieur Dubeil, ça je suis sûre qu’il a une salle à manger, une vraie. Et qu’il n’y met jamais les pieds.

 

Et donc, ce matin, me voilà encore en retard. Je vois bien que ça le chagrine encore plus que d’habitude, alors je file directement dans le stock, sans raconter quoi que ce soit à Mathilde et Raymond qui s’affairent l’air de rien. Monsieur Dubeil ne dit rien. Je passe la matinée à l’éviter autant que je peux. J’époussette des assiettes, des carafes. Je réfléchis au menu de ce soir. Il faudrait que je passe chez Boursault, prendre du comté pour un poulet jurassien. Avec peut être une panna cotta ?

A midi, Mathilde me prend à part. Je n’ai pas trop le temps, je dois aller tester un nouveau traiteur alsacien, qui aurait des bretzels comme il faut. Croustillantes à l’extérieur, à la mie compacte et moelleuse, qui perce par endroit entre de gros grains de sel. Peut être que ça m’évitera d’aller les chercher Gare de l’Est. Mathilde m’explique que le chien de Monsieur Dubeil est mort ce matin. Ce n’est pas à moi qu’il en veut, il est triste, c’est tout.

Voilà qu’il m’apitoie. Je le regarde derrière sa caisse, le pauvre. C’est vrai qu’il a l’air encore plus sec que d’habitude, plus petit, même. Tiens, ce soir, je vais lui faire un gâteau. Non, deux, un Lenôtre, et un Hermé.

 

 

 NB: Retrouvez les textes de Michèle Lessaire avec la rubrique "Rechercher"