De 1739 à 1740, Dona Ana entreprend une correspondance singulière auprès du grand musicien Domenico Scarlatti. Elle n’enverra jamais ses lettres à son destinataire et achèvera leur rédaction dès lors qu’elle en aura fini avec son amour pour Scarlatti.

Nous sommes en Espagne, lors du règne de Philippe V, un roi faible et mélancolique, doté d’une épouse, Louise, peu aimable, qui déteste la musique tandis que Maria Barbara, infante d’Espagne, cultive les arts et engage Scarlatti à son service, en 1733 comme professeur de clavecin.

Scarlatti, l’immense auteur italien d’opéras renommé dans toute l’Europe, le virtuose qui, à Rome, a triomphé d’une merveilleuse joute musicale avec Vivaldi et Haendel, vit à la cour de Madrid depuis 1728, où il a épousé à quarante-deux ans, une jeune fille italienne de seize ans, Catalina, dont il aura cinq enfants.

Dona Ana, épouse du marquis Luis de Luza est introduite à la Cour de Madrid et aime les fêtes et la musique. Séparée de son vieux mari, bien trop présent aux tables de jeux, Dona Ana a élevé ses deux enfants et préférant les arts, s’éprend secrètement de Scarlatti. Elle admire le musicien et ne parvient pas à  résister à cette attirance non partagée.

Quand en 1739, Scarlatti perd sa femme Catalina, Dona Ana reprend espoir, son mari meurt cette même année d’une mort entourée de mystères, la laissant, complètement ruinée et démunie, avec les dettes de son mari et sans héritage.

Dona Ana s’installe dans le couvent de San Félicidès, à côté de Madrid.

Finis pour elle, les plaisirs de la Cour, fini aussi l’âge de la jeunesse et de la séduction.

C’est alors qu’elle entreprend cette correspondance.

Elle aura, entre temps, appris à jouer du clavecin. Elle aura aidé, à son insu, au remariage de Scarlatti.

Elle aura découvert que Scarlatti est bel et bien l’homme cynique et sans scrupules qui a contribué à ruiner ses biens. Et qu’entre l’artiste vénéré et l’homme, il y a un chemin impraticable.

 

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Préambule

 

A mes petits enfants qui croient qu’une grand-mère n’a plus de cœur à aimer rien d’autre que leurs petites personnes et qu’une grand-mère n’est plus d’âge à être affectée de l’amour pour un homme ;

Que le sort des femmes est de tout supporter et de tout accepter ;

Que leur vie se passe en travaux ordinaires, bonnes œuvres, prières et patience ;

Aux duègnes qui règlent leur vie et celle des autres avec tant de sévérité, tant de devoirs d’austérité, de sacrifices, d’abnégation, qu’elles imposent dès notre plus jeune âge…

Aux jeunes filles frémissantes et rougissantes qui ne peuvent imaginer qu’elles deviendront, qu’elles le veuillent ou non, les portraits de ce qu’elles détestent le plus au monde…

A ceux et celles que rien n’émeut et n’étonne mieux que la vie des princes et des reines ;

A mes sœurs menteuses et hypocrites qui  se résignent au silence, aux humiliations discrètes et qui veulent toujours faire triompher, en dépit des faits, de fausses pensées charitables…

Je sais qu’elles s’indigneront de mes lettres et pourtant je leur dédie.

Je sais bien aussi que peu d’hommes se pencheront sur ce qui ne leur paraitra ni faits historiques et de gloire, ni faits artistiques et sublimes, mais affaires de femmes et de psychologie. 

Je veux pourtant qu’ils prêtent attention à l’intimité désordonnée de mes sentiments et qu’ils puissent y reconnaître quelques résonances secrètes.

A ceux et celles qui cherchent trop vite des solutions à notre place, sans vouloir prendre le temps de comprendre. Oui, je dédie cette correspondance.

Je crains le ton solennel de l’écriture qui ôte parfois toute envie de disputer des convictions. Pourtant, j’ai bien relu avant de vous livrer ce que je souhaite fixé et assuré qui ne puisse tromper et instruise de ce pourquoi mon cœur aura battu, avec ou sans l’aide de Dieu.

 Ainsi, moi, Dona Anna De Luza, j’ai écrit ces lettres à  Monsieur Doménico Scarlatti qui ne les lira peut-être jamais. J’ai connu le grand maître, depuis  son arrivée à Madrid. Quand en 1728, il se maria avec Catalina, il était le professeur de clavecin de l’Infante Maria Barbara ; admise moi-même, quelques années plus tard, dans la Cour Royale de Madrid, de nombreuses occasions me permirent de l’approcher.

Une très grande infortune me fait vivre désormais dans le couvent de San Félicides, loin de Madrid et de la Cour.

Si aujourd’hui je rencontre M. Scarlatti, je ne lui enverrai ces lettres que lorsque l’heure aura sonné… et je prierai Dieu qu’elles lui parviennent un jour.

 

 

...à suivre : les 20 lettres de Dona Ana de Luza à Domenico Scarlatti...