Le Tribe / Saint Jean la Fouillouse.   6  Juin 1968

 

 

 

 

Ma chère Maude

 

 

Comment te sens-tu en ces derniers jours de ta couvaison ? Te voila bien proche du terme où tu pourras  enfin toucher ton petit et commencer ta vie de mère.

 

J’ai eu beaucoup de regrets en apprenant que tu ne viendrais pas à mon mariage…toi ma très chère amie de cœur. Mais j’ai très bien compris qu’il n’était pas question de vous faire prendre le moindre risque à toi et à l’enfant !

 

Cependant, Le Tribe, ce sont nos souvenirs d’enfance à toutes les deux, et, j’avais du mal à imaginer ces instants sans toi.

 

J’ai tant rêvé de ce moment que j’en avais toutes les séquences en tête, je pourrais dire nous en avions tant rêvé…et nos fous-rires quand nous nous imaginions transformées en meringues géantes !!!

J’avais choisi le mois de mai parce qu’à cette époque les paysages et les couleurs sont si beaux, le printemps se pare de toute une gamme de tons pastels et n’a pas encore donné tous ses effets.

 

Cela n’avait pas été une négociation aisée avec l’Abbé qui défendait la tradition : On ne se marie pas en mai, mois de la vierge…

Je t’épargne les réflexions de Paul !!!

Après plusieurs rencontres, il a cédé se rangeant à notre projet, mais bien à contre cœur.

Que ne l’avons-nous écouté ?

Qui était à même de deviner ce qui allait arriver ?

Ce mai 68 de folie qui allait secouer la République et jeter le pays dans les grèves et les mouvements sociaux…Quand nous raconterons notre mariage dans les mois et les années à venir, cela fera bien rire !!!

 

Moi qui ne pensais qu’à mon entrée dans L’église scintillante avec toutes les taches de couleurs projetées par le soleil au travers de ses vitraux…ses vieilles odeurs de cire et d’encens, le grincement de sa lourde porte…

 

Inutile de te rappeler que je voulais que nous nous rendions en cortège du Tribe à Saint Jean la Fouillouse pour que les invités prennent pleinement conscience de la beauté des lieux (Là nous étions en plein dans le thème des défilés).

Avec en point d’orgue la bénédiction du vieux curé l’abbé Roger.

 

Paul n’a jamais fait de commentaire à propos de mes projets, je crois bien qu’il était content de se décharger sur moi de tous ces préparatifs.

Il n’est intervenu qu’à propos du repas, et a tenu à rencontrer madame Ribière qui devait en assurer la préparation (On ne pouvait pas ne pas passer par elle, sinon la fête n’eût été ni complète, ni parfaite).

Je ne sais pas ce qu’ils se sont racontés mais je les entendais rire et le menu qu’ils nous ont concocté était de nature à régaler les plus fins gourmets.

 

Tu vois tout était préparé dans le moindre détail, toi qui  connais bien mes façons de faire, cela ne t’étonnera pas…Certains ont tendance à me trouver un peu maniaque, alors qu’en fait, je ne recherche que le meilleur résultat possible !!!

 

Il faut croire que rien ne devait se dérouler comme nous l’avions prévu.

Nous venions juste de terminer la préparation des chambres au Tribe et chez les voisins, car il fallait des lits pour tout le monde, ce qui n’est pas une petite affaire, quand un coup de tonnerre a éclaté.

Tu sais Georges que nous appelions Jojo, celui qui a remplacé le grand père que je n’avais plus, puis mon père après son décès…Lui qui nous a appris à reconnaître les plantes , à tailler les rosiers et cueillir les champignons, à lire les étoiles au ciel d’été, lui qui avait toujours une histoire à raconter sur tout…Il s’est éteint comme une chandelle soufflée par un courant d’air.

Cela, deux jours avant mon mariage, moi qui lui avais demandé de me donner le bras pour me conduire à l’autel.

 

Cela a été un choc si brutal que je suis allée m’asseoir sous le vieux tilleul derrière la maison et j’ai pleuré toutes les larmes que mon corps voulait bien laisser s’écouler.

C’était un peu de mon enfance, de mon innocence qui venaient de partir avec lui, Paul m’avait vu partir et il n’a pas bougé et je lui en sais gré, il a laissé passer un long moment avant de venir me rejoindre, il avait compris qu’il fallait que le cœur se vide, que l’âme s’apaise, et que pour cela il fallait que je sois seule.

 

Tu penses comme tout Saint Jean était retourné par la nouvelle, dans le quotidien on finit par oublier l’âge de ceux qui nous entourent, et leur mort est un réveil brutal. N’est-ce pas mieux ainsi de vivre en imaginant que ceux que l’on aime sont éternels ?

 

Il aurait aimé sa mort, on l’a retrouvé, assis dans son fauteuil en châtaignier, un journal sur les genoux. Son chapeau avait glissé sur son nez et tout le monde avait cru qu’il dormait.

 

Tu sais qu’ici nous ne recevons pas les nouvelles, c’est une zone blanche pour la réception de la télévision et le journal n’arrive qu’avec le facteur quand il passe. Depuis quelque temps le téléphone ne fonctionnait plus qu’en pointillés… puis brusquement plus du tout.

Impossible de mettre l’annonce dans le Pays de Margeride le quotidien local. Impossible de contacter les pompes funèbres de Mende pour qu’elles amènent un cercueil…

Madame Ribière qui était descendue faire des courses vint nous prévenir qu’il y avait un problème car on ne trouvait plus d’essence, et que les trains avaient cessé de circuler.

Ces nouvelles jetèrent un froid mais après avoir écouté les informations il fallut se rendre à l’évidence la France était au point mort !...

A cet instant nous avons décidé de prendre chaque problème à son tour et tout d’abord d’enterrer Georges. Le soir au chapelet il a été évident qu’on ne pourrait le garder longtemps avec cette chaleur.

 

Impossible de contacter le maire, et l’abbé Roger restait introuvable…

Nous prenions brutalement conscience que les rumeurs et les vicissitudes du monde extérieur venaient de faire irruption dans notre bonheur douillet et un peu primitif, que l’agitation sociale avait pris une certaine ampleur…et encore ne savions nous pas grand-chose sur les bouleversements en cours.

 

La suite des événements s’enchaina assez vite : Monsieur le curé était parti avec un pèlerinage d’anciens combattants et les grèves qui venaient de se déclarer ne permettaient pas d’envisager son retour à brève échéance. Monsieur le maire avait été convoqué à la préfecture de Mende pour étudier avec le Préfet l’organisation de la sécurité et de la répartition des vivres (Hallucinant on se serait cru revenu aux temps de guerre).

Personne n’ayant de nouvelles, les rumeurs les plus folles se mirent à courir, le Préfet et les élus avaient été pris en otage par les manifestants…Les rouges allaient déporter les prêtres…les morts jonchaient les rues.

 

Nous, nous devions résoudre le problème posé par le corps de Georges, et terminer la préparation de notre mariage. L’angoisse a commencé à me prendre et j’ai eu souvent le mouchoir à la main et le nez rouge.

 

Excuse-moi ma chérie de te raconter tout cela avec force détails, mais c’était si étrange…Nous avions l’impression d’être repartis quelques siècles en arrière, au point que je me demande encore comment nous avons traversé tout cela.

Quand j’ai découvert Paris à notre retour et revu les actualités cela m’a laissé sans voix. Vous, vous aviez vécu une vraie révolution…Nous à coté ce n’était pas grand-chose, c’était un contexte, une atmosphère.

 

Les hommes ont entrepris de creuser la fosse au cimetière…les femmes ont fait la toilette du mort et l’ont revêtu de ses plus beaux vêtements. Il était allongé sur son lit dans une douce pénombre et nous nous sommes relayés à son chevet pour accueillir tous ceux et celles qui voulaient lui donner l’eau bénite…Moi bien sûr je pleurais dans mon coin…Sur lui sur la vie, sur mon mariage qui, pas encore prononcé, prenait déjà des allures de naufrage !!!

 

Tous ensemble nous l’avons porté en terre après un passage à l’église, au cours duquel chacun a tenu à dire un mot relatant ce dont il se souvenait de ses relations avec lui, nous avons brulé de l’encens et chanté.

Paul avait trouvé un missel dans la sacristie et il nous a lu la prière des morts.

Nous l’avions enroulé dans un drap comme le faisaient certainement les anciens, après un de-profondis pas très juste, nous avons laissé les anciens reboucher la tombe…

 

Après cette cérémonie très chaleureuse qui, soit dit en passant, s’était déroulée approximativement à l’heure qui devait être celle de notre mariage, nous avons bien senti qu’il venait de se passer quelque chose d’important…Enfin moi en particulier cet après midi avait emporté une partie de l’écume de ma vie, un peu de ce monde suranné dans lequel je me réfugiais pour éviter les trop grosses confrontations avec le monde réel.

 

Ces listes de détails à respecter et qui me paraissaient fondamentales me sont alors apparues hors de sens, et comme tu me connais bien, évidemment j’ai bien failli me remettre à pleurer.

 

Nos mères, rendons leur cet hommage, n’ont jamais perdu le cap et nous n’avons rien su de leurs angoisses et de leurs atermoiements.

A cet instant elles ont décidé de nous reprendre en main :

-   Bien, ne nous manquent que le Maire, le curé, les alliances qui sont en route et une partie des invités…Quelques détails…Eclat de rire général…

- Toi, tu vas arrêter tes simagrées sur un ton qui ne me permettait pas de répliquer, j’ai baissé le nez et attendu la suite !

- Allez-vous habiller en attendant qu’ils arrivent.

Cela tenait un peu de la méthode Coué, mais que pouvions-nous faire d’autre ?

J’y suis allé après avoir embrassé Paul, mais tout à coup je ne comprenais plus très bien où j’en étais.

Le refus que j’avais toujours opposé à toutes ses tentatives pour aller tant soit peu au-delà des caresses superficielles…

Mes désirs de traditions qui me poussaient vouloir porter les mêmes bijoux que ma Mère et que ma Grand-mère, avec  en prime une petite bonnette en dentelle défraichie et un peu jaunasse pour tenir le chignon, mais, qui avait toujours été dans la famille !!!

 

Pour la seconde fois ma mère s’en est prise à moi, cette fois elle ne me supportait plus.

-         Tu vas finir par être ridicule avec ton nez rouge et tes yeux bouffis, secoue-toi !!!

-         Tu la connais quand elle démarre, elle n’y va pas avec le dos de la cuillère !!!

 

Contrairement aux pronostics, le fait de s’être mis en grande tenue ne les a pas fait venir, enfin pas tous et pas les plus importants.

 

Je voulais mon cortège, je l’ai eu, nous sommes allés jusqu’au bourg au milieu des chants d’oiseaux et par un soleil radieux…Je l’avais mon cortège, mais ni mon Père, ni Georges n’étaient plus là pour me donner le bras.

Paul d’autorité s’en était emparé.

 

Tu peux imaginer sans peine notre succès en arrivant sur la place de la mairie…Après deux heures d’attente sous les tilleuls, il a bien fallu se rendre à l’évidence, ni le Maire ni le Curé n’étaient rentrés.

- Bien…a dit mon futur beau Père nous allons aller nous rafraichir chez les Ribières. Tournée générale !!!

C’est lui qui nous a reçus, sa femme étant au Tribe pour préparer le repas de noces.

Paul ne disait rien ou pas grand-chose, mais il n’avait pas lâché ma main et sa bouche affichait un petit sourire.

Je crois bien qu’il n’osait pas triompher devant ce qui s’annonçait déjà comme une débandade. Lui ne tenait pas vraiment à se marier. Il disait toujours, ce que je trouvais un peu trivial :

-         Ce que je désire, c’est toi et ta chemise.

Mais à tout prendre disait-il aussitôt…

-                         -  Je te préfère sans la chemise !!!                                                                                                                                                                          Ce qui, tu t’en doutes bien a toujours eu le don de me faire rougir jusqu’à la racine des cheveux…Et de le faire beaucoup rire.

 

C’est alors que ma mère a poussé un cri :

- Nous avions invité tous les voisins pour le vin d’honneur à dix huit heures…nous aurons juste le temps de remonter pour les recevoir.

 

J’ai hésité à lui rétorquer qu’au stade où nous en étions rendus de nos cérémonies, le vin d’honneur n’avait plu vraiment de sens. Paul a serré mon épaule pour me faire comprendre de me taire.

 

Dans une belle bousculade nous avons repris la route, entrainant derrière nous toutes les personnes présentes.

Cela devenait cocasse, il y avait ceux qui avaient assisté à l’enterrement, ceux qui étaient là pour le mariage, et tous les autres qui avaient entendu parler d’un vin d’honneur.

Nous avions même un musicien, le Lionel qui autrefois faisait danser dans les bals, il avait ressorti son accordéon et marchait devant en  jouant les noces de campagne.

J’espère que tu imagines la scène, là, j’avais vraiment ce dont j’avais rêvé. L’ordonnancement de la descente avait laissé place à une joyeuse pagaille beaucoup plus festive,  les familles avaient oublié leurs déconvenues, et les invités commençaient à trouver cela très agréable.

 

Moi tu me connais, j’ai eu peur de recommencer à pleurer devant ce que je prenais pour un immense fiasco !!!

 

Paul ne m’a pas regardé, il avait ressenti mon tremblement, il m’a serré contre lui et m’a embrassé.

Il a passé ses mains dans mes cheveux, les a libérés de leurs antiques dentelles pour les laisser couler sur mes épaules.

C’est comme si ses doigts avaient arraché toutes les peines et les blocages accumulés au cours des années et des dernières heures.

 

Je me suis tournée vers lui et nous nous sommes embrassés sous les applaudissements du cortège, cette fois la fête était vraiment lancée.

 

Toute la famille s’est concertée, mais il n’était pas question d’en laisser repartir certains après le vin d’honneur…Dans la grange que nous avions décorée, on a rajouté des tables, certains ont couru chercher des bancs de battage, les rires ont fusé et vive madame Ribière qui nous a régalés. Il manquait de la place pour danser, mais pas de jolies voix pour chanter…

 

Paul semblait un peu en retrait, un peu triste, alors à deux heures du matin, je l’ai pris par la main, et je lui ai dis : « viens… »

Il n’a marqué qu’une seconde d’hésitation avant de comprendre et il a tenu à me porter dans ses bras pour franchir le seuil de notre chambre

 

Je vous embrasse et j’ai hâte de vous retrouver…Tous les trois cette fois.

 

Simone

 

 

 

 

PS : La nuit était magnifique face à notre fenêtre, et Vénus a veillé sur nous, ce doit être un signe !!!

Les derniers sont repartis trois jours après, il n’y avait plus rien à manger…

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