Cher S.

 

               Enfin, j’ai trouvé une plume et de quoi écrire. Dans un couvent aussi modeste et simple que celui de San Félicidès, cela n’a pas été chose facile. Les dames s’adonnent ici plus volontiers aux travaux de broderie, de tissage et de dentelle. Ce doux passetemps ne nous permet-il pas, à nous femmes de tout temps et de tout âge, d’occuper sagement nos esprits et nos mains ? Au rythme des gestes qui vident et dévident, tournent, lancent, retournent, tirent, rejettent, évident, naissent tant de rêveries et de pensées intimes. Des soupçons, des émotions, des craintes et des consolations se cachent entre les points croisés, entre les fils et les aiguilles jusqu’au moment où d’un petit coup sec, nous délaissons l’ouvrage. Mais chaque jour, nous le reprenons et nos pensées se font plus justes, plus précises, plus exactes et acérées.

Monsieur Scarlatti, ce soir, j’ose prendre une plume pour écouter à mon tour la musique singulière des griffes sur le papier et vous écrire ce que le luth, l’épinette et le clavecin me dictent. 

J’ai bien remarqué votre regard dédaigneux et amusé quand vous êtes arrivé hier après midi, nous surprenant dans nos travaux habituels. Certaines femmes n’ont même pas levé les yeux.

Quant à moi, j’ai failli faire tout tomber dans mon trouble comme si je me sentais prise en flagrant délit de plaisirs trop faciles et trop ordinaires. Mais vous n’avez rien dit, comme si vous n’aviez rien vu. Maria Térésa, la mère Révérente du couvent vous a entraîné aussitôt vers la chapelle pour vous montrer le nouveau clavecin.

 

Cette nuit, j’abandonne mon ouvrage de dentelles et je prends la plume. Je voudrais qu’elle puisse me venger des moments où je n’ai  pas su vous parler,  vous dire ce qu’il fallait dire, au moment exact où il le fallait. Trop tard ! Vous ai-je dit combien j’ai écouté avec passion votre musique, comme je n’ai rien perdu d’aucune note.

C’était hier soir, il n’y a pas une heure que je les entends encore, les notes cristallines et guerrières qui défilaient sous vos doigts.

Je suis venue vous écouter à la Chapelle San Félicidès, comme toutes les dames, agréablement distraites par cet événement qui venait interrompre le cours de nos pensées monotones.

Rien n’avait été prévu. Nous sommes venues, telles quelles, jeunes filles et duègnes, avec nos robes de tous les jours. Cela ne devait-il pas vous paraitre un spectacle un peu comique, triste ou ridicule de me voir transformée en duègne ?

Vous qui m’avez connue à la cour, au milieu des éventails et des rires. Comme les duègnes,  j’avais gardé avec moi mes travaux, comme un prolongement de moi-même, comme un rempart contre des pensées trop curieuses ou trop vives.

 

 

Depuis six mois que je vis ici, retirée du monde, je tente d’oublier ma vie madrilène et je ne sais plus quelle sorte de femme je suis devenue.

 

La plume dont je viens de me saisir saura-t-elle vous livrer les douloureux sentiments qui se sont  noués en moi, comme des points sautés, comme des trous dans les mailles que le temps a creusés, à coup de flou et de vent sur un éventail abandonné ?

Croyez-vous que l’on puisse comparer deux mondes aussi différents que le vôtre et le mien ? Comment des conditions aussi différentes pourraient se rapprocher ?

Votre réputation, votre gloire, votre génie peuvent-ils se plaire et se satisfaire ici, parmi les arcades et les ogives blanches de notre cloître perdu dans la campagne ?

Votre visite au Couvent San Félicidés vient de constituer un événement si incroyable que, toute fébrile, je ne songe plus qu’à cela.

J‘ai interrogé Maria Térésa Don Albera qui tient les rênes de ces lieux avec tant de fermeté et d’élégance. Comment, lui demandais-je, vous connaissez le grand maître Scarlatti ? Vous semblez si discrète, je ne vous imagine pas mêlée aux intrigues des gens de la cour ! Comment le grand Scarlatti peut-il interrompre ses leçons à Madrid et ses concerts  pour se rendre dans ce petit couvent ?

Maria Térésa a remarqué l’agitation extrême que je ne pouvais cacher.

                                 

 

-         Dona Ana, vous avez l’air bien naïve ! Vous savez pourtant bien que les affaires de la cour s’accomplissent toujours et partout avec quelques complicités ! Les moyens de parvenir à leurs fins, pour des hommes d’armée, de lettres ou de musique sont toujours les mêmes. S’ils veulent un mariage, ils l’obtiennent.

S’ils veulent une aventure, nos chansons madrilènes le racontent assez bien, ils cherchent des arrangements. Ceux du couvent de San Félicides valent bien ceux  de Madrid.

Vous connaissez Isabela Don Filippe qui est ma plus jeune cousine et qui vit ici. Isabela devrait bientôt épouser Don Giuseppe qui est un des meilleurs amis de Scarlatti. Vous avez vu, vous-même comment Don Giuseppe s’est empressé auprès d’Isabella. Que puis-je leur refuser ? Hé bien, oui, et c’est ce qui nous a valu l’honneur de recevoir Scarlatti en personne.

 

 

Mais est-ce bien vrai ? N’est-ce bien que cela ? Vous, Scarlatti, vous perdriez votre temps précieux et glorieux à accompagner un ami pour une simple entremise ?

Je soupçonne plutôt vos éternelles dettes de jeux et quelque pacte plus diabolique entre vous et Don Guseppe. Mais à ce compte, alliez-vous échapper aux souhaits ardents de la communauté de San Félicides de vous entendre jouer ?

Enfin, n’avez-vous pas quelque intérêt plus personnel à être venu ici ? Puisque vous voilà veuf et libre, comme je le suis moi-même !

 

Quelle impatience j’éprouve, cette nuit, parmi les pénombres obsédantes des arbres agités par le vent, devant mon unique et minuscule fenêtre à vous écrire ce que je suis bien incapable de vous exprimer directement.

Oui, j’aime follement votre musique, mais vous doutez-vous de l’intérêt que je vous porte ? Un intérêt plus fort que jamais en ces circonstances.

 

 Ainsi, vous étiez dans ce couvent discret où nombre de femmes ont trouvé refuge. De celles qui, aristocrates déchues, veuves ou vieilles cousines acariâtres ne savent où aller, sans argent, ainsi que les jeunes filles qui attendent ici les décisions prises à propos de leur mariage.

 

Le couvent s’était rassemblé, tant bien que mal, dans la petite chapelle San Félicidès pour le concert impromptu que vous avez accepté de nous donner.

Tout me paraissait étrange et plein de mystères comiques. Vous vous êtes avancé vers le clavecin qui paraît un jouet miniature à cause de votre haute taille. Vous avez salué l’assistance, mêlant dans votre regard, la dose de cruauté et de promesses flatteuses que seul, vous savez distiller.

Les échos de la musique des sonates que je vous ai alors entendu jouer, résonnent encore dans mes oreilles, par rafales et salves diaboliques, entrecoupées de quelques arpèges poétiques. Les gammes de vos sonates sautaient, vibraient, comme des petites chèvres  qui dévalent des pentes et qui se répandent joyeuses et insouciantes. Pleines de caprices, mais aussi fidèles et obéissantes répondant aux appels d’un berger impérieux.

Je ne me lassais pas d’entendre les murmures pincés et l’écoulement de gouttes effilées des fontaines du jardin du cloître qui se confondaient à la douceur tiède de cette soirée de septembre.

On s’étonne encore de ce nouvel art que certains n’avaient jamais imaginé.

Votre musique surprend par sa rapidité excessive, par l’usage immodéré des gammes  et des arpèges brisés, tout à fait à l’opposé des calmes et sages accords de Haendel.

Oh ! Vous ne semblez pas prêt à lâcher de votre arrogance guerrière ni de votre gaieté insolente ! Vous qui avez écouté les archets tendres de Vivaldi de Naples à Rome, les arias de la douceur même, vous préférez les trilles rieuses…Etes-vous donc vraiment si joyeux ?

Dieu, si je pouvais prier pour vous, je lui demanderais douceur paisible à l’encontre de folles excitations.

Quant à moi qui me croyais apaisée, jugeant mes malheurs un peu éloignés, je me croyais plongée dans une sorte de sommeil, ne voulant plus rien connaître ni plaisirs des intrigues, ni pièges de la passion. Je crains que nous n’ayez réveillé en moi, de lourdes inquiétudes. Que l’énergie folle qui tient à votre grande stature, à votre talent,  votre appétit, votre regard, votre désir d’en découdre encore et toujours sur quelque puissance de la terre, ne me renverse trop.

Je prie pour que cela ne soit pas ! Mais je sais qu’en prenant la plume, je ne fais qu’exacerber déjà tous les sentiments qui m’agitent.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " La mantille noire de Scarlatti"