J’ai achevé cette lettre comme sous l’effet d’un délire, animée du vif désir de comprendre les énigmes qui me sont venues à l’esprit. Je ne voulais pas quitter cette plume tant que je ne trouvais aucune solution à mes hypothèses. J’use du même acharnement avec mes ouvrages de broderie. Oh ! Je connais trop bien les défauts de mes imaginations excessives et de mes emportements, mais il me faut venir à bout des questions et des envies qui m’envahissent. Les orages sont-ils revenus ? J’étais paisible, je tentais d’oublier les tracas de la cour, depuis la mort de mon mari et depuis mon installation ici. D’oublier et de tromper mes sujets de tristesses. Et voilà que vous les avez réveillés.
Je ne trouve plus le sommeil, la nuit. Je tâche, le jour, de faire bonne figure, je brûle de poser mille questions à Maria Térésa et à Isabela.
En savez-vous plus ? Reviendra-t-il ? Ya-t-il lieu de croire qu’il puisse revenir ici pour d’autres raisons, maintenant que nous avons vu son équipage, qu’une chambre lui a été préparée et réservée à sa guise.
J’entends des bruits de chevaux, de carrosses au bout de l’allée du couvent et la mantille que je viens de commencer me tombe des mains.
Dès le matin, je ne peux m’empêcher d’épier tous les bruits, des pioches aux jardins, des eaux dans les fontaines et les marmites, des pas qui réverbèrent sur les dalles du cloître. Il m’arrive de me rendre au bout de l’allée qui mène à la route de Madrid et de croire à l’arrivée d’un équipage, le vôtre.
Je tremble à toute annonce. Je n’ose m’en ouvrir à qui que ce soit. Maria Térésa m’observe avec un air suspicieux et ironique comme si elle avait deviné mes pensées. Mais je préfère m’emparer d’une plume, de celle qui déchire, qui grince, solitaire sur des feuillets dont je ne connais pas la destination.
Depuis quelques jours, je voyais bien que Maria Térésa n’y tenait plus. Elle a fini par me tirer des confidences.
C’était ce midi, dans la fraîcheur du cloître, après le repas. Elle m’a d’abord complimentée pour mon nouvel ouvrage. Cette mantille noire, dont j’ai décidé que son achèvement signerait l’arrivée d’un événement. C’est une superstition de jeune fille que je garde secrète. J’éprouve de la honte face à de tels enfantillages.
Comment avouerais-je d’aussi sottes superstitions à Maria Térésa qui est une femme si raisonnable !
J’avais la voix qui tremblait, j’agitais mes mains, je baissais la tête. Après deux heures de conversation, je me suis sentie affaiblie, trop pleine d’émotions qui parcouraient mon corps, sans que je ne puisse en contrôler aucune.
J’étais si brûlante, si nerveuse ! Tout mon corps était transpercé de mille flèches, comme celles qui traversent le corps San de Sébastian.
Dans ma confession, je lui parlais de mon premier mariage avec Tonio, de mes larmes… Je lui racontais presque tout.
La première fois que j’ai vu une représentation de San Sebastiano dans une église de Madrid, j’ai été frappée par la beauté du personnage et je me suis mise à pleurer.
J’avais bien d’autres raisons de pleurer devant San Sébastian. Le corps attaché à un énorme pilier, les poignets liés, les jambes croisées et tordues, le visage tendu vers le ciel, les traits de son visage ressemblaient à ceux de Tonio, mon cher amour perdu.
Tout était disposé dans cette peinture de sorte que l’on sente le besoin de prier que l’on espère la délivrance de la souffrance.
Je pleurais des heures…J’avais gardé mon chagrin intact pour Tonio, mon premier et adoré époux, mort bien des années auparavant.
Tonio avait succombé à l’affreuse maladie qui avait ravagé la ville ; des plus vaillants que lui encore y avaient perdu la vie, et des plus nobles : le roi lui-même, Louis qui venait d’occuper le trône de son père Philippe V. C’était en 1724. Mes larmes ne se mêlaient pas encore à celles de la Cour. J’avais vécu avec Tonio, mon mari, dans une propriété loin de Madrid. J’ignorais tout des personnes qui m’ont depuis si impressionnée et fascinée.
Je mesure encore mieux aujourd’hui les changements qui ont transformé ma vie et l’étendue des différences qui nous dressent l’un contre l’autre, vous et moi. Vous parler de l’admiration et de l’amour que j’éprouvais pour Tonio, pour son courage, sa force, sa beauté, sa joie de vivre, ses charmes chevaleresques me paraît une vaine entreprise.
Autant que d’évoquer le si grand chagrin qui a suivi et que j’ai surmonté, grâce aux puissants divertissements de la Cour de Madrid.
J’ai gardé quelques portraits à moitié effacés désormais de Tonio et quelques objets et vêtements lui ayant appartenu …Ils n’opèrent plus sur moi leur magie puissante et ne sont plus que des objets amis.
Cependant, Maria Térésa m’avait mise à la torture, bien qu’elle ne le sache pas et ne le veuille certainement pas. Cette femme obtient de moi une sorte d’épanchement que j’ai si longtemps contenu et si fortement que mon corps se contracte, crispé, étouffé et que je ne trouve d’autre image pour illustrer cet état que la représentation si douloureuse de San Sébastian.
Je suis retournée si souvent dans cette église de Madrid pour revoir dans les traits de ce San Sébastian le même courage, la même beauté que celle de mon Tonio à jamais disparu.
Je ne parvenais pas à faire taire ma détestation des maladies et des violences cruelles de ce monde. San Sébastian était un héros, le supplice que d’autres hommes lui infligeaient, ne se justifiait pas.
Trop de maladies, trop de fautes de la nature suffisaient bien à nous emplir de chagrins et la foi religieuse, à mes yeux, n’aurait pas dû permettre de telles représentations.
Postée dans un coin sombre de l’église S., je restais des heures, assise, debout, je ne sais comment, m’appuyant contre un pilier semblable à celui qui était peint. De longues heures noyées dans l’obscurité faillirent me faire perdre la vue. Un jour, quand je suis sortie de la pénombre et du silence absolu de l’église, l’éclat vif de la lumière du jour me saisit.
Je ne voyais plus rien, aveuglée, hébétée de chagrin. Il fallut me ramener chez moi, à moitié évanouie et délirante. Je suis restée enfermée plusieurs semaines dans l’obscurité la plus totale. Je me suis jurée de ne plus retourner dans cette église, d’oublier à jamais les crépitements des encensoirs et des candélabres. L’odeur des bougies me soulevait le cœur. Si j’avais pu même ne plus mettre les pieds dans une église ! Ne plus respirer cet air moribond. Ne plus sentir cette atmosphère tombale qui mêle si savamment le musc et le rance, nous anéantit par l’immensité grandiose de la lumière qui vibre entre les piliers de marbre. L’âme et le corps tremblent, pris de vertiges dans une brume insidieuse d’où surgissent des ombres fantomatiques, des cris et des râles d’inconnus oubliés, suppliciés, brulant de plaies et de soufre.
Comment ai-je pu évoquer ces instants si douloureux, si fous à Maria Térésa qui semble m’accorder son amitié avec tant de confiance et de grâce ? Maria Térésa semble être une femme qui a vaincu craintes et tourments. Elle donne l’impression d’avoir acquis l’assurance nécessaire qui lui permet d’exercer le pouvoir, de dominer ses passions et celles de son entourage. Elle se montre si calme, si solide et si raisonnable face aux situations les plus variées et les plus compliquées que la communauté de ce couvent s’ingénie à multiplier : ce sont les travaux d’un canal, les réparations d’une toiture, les peintures qui ne sont pas terminées, les récoltes médiocres, les distributions d’argent, les querelles et les plaintes des femmes malades et les larmes des jeunes filles.
- Parlez, dites-moi tout de votre vie, insistait Maria Teresa.
Ce n’est que sur ces feuillets que j’ose verser des larmes. Ce n’est que dans ces moments de la nuit que je peux me confier. Je prends alors tout le temps qu’il me faut et je m’attarde là où je veux. Comment ne pas chercher à comprendre tant de mystères, si proches encore de pensées juvéniles, aussi fraîches et vives aujourd’hui que celles de ma jeunesse.
J’ai raconté ensuite à Maria Térésa les années que j’ai passées à la cour de Madrid.
Après la mort de Tonio, j’ai fini par épouser Don Luis, en 1729, la même année que celle du mariage de l’Infante Maria Barbara avec le futur roi Ferdinand IV d’Espagne.
Quelques mois auparavant, Inès, cousine de Don Luis, venait de m’introduire à la Cour.
Maria Barbara aimait ma cousine Inès. Des sentiments communs nous attachèrent vite. Et quand Maria Barbara nous confia son souhait de faire venir son illustre professeur à la Cour, nous étions enchantées.
Une vie plaisante reprenait. Je n’ai connu que les années les plus fastes, les plus joyeuses de la Cour de Madrid. On m’avait assez raconté toutes les tristesses passées. Comment le roi Philippe V était si malade, comment l’arrivée à la Cour de l’Infante Maria Barbara avait contribué à transformer la vie de tous.
En 1737, Maria Barbara fit venir Farinelli et chose incroyable, le roi Philippe V s’éprit de Farinelli au point de lui demander de devenir son chanteur exclusif. Nous avions la chance de profiter de sa voix lors de merveilleuses fêtes. Et vous, Maître Scarlatti, vous n’aviez aucun rival à redouter. Deux hommes aussi différents ne pouvaient se porter ombrage.
Ines était devenue pour moi une véritable amie, pas un bal, pas une fête que je ne sois invitée. Les zarzuelas et les « acciacature », tout était prétexte à musique, danse, rires flottants, étonnants dans cette Cour qui avait été si austère.
Une dizaine d’années de bonheur pour une femme comme moi, qui avais eu la chance d’épouser un homme suffisamment large d’esprit et bon avec moi, m’autorisant toutes les sorties et les extravagances que je n’aurais jamais imaginées moi-même.
Il me parut délicat de raconter à Maria Térésa ces années de bonheur et de plaisirs et encore plus délicat de lui raconter notre première et véritable rencontre.
Je me contentai de lui avouer prudemment que je vous avais connu et que dès cet instant, je sentis mon destin en danger ! Enfin, n’a –t-on pas soupçonné mille choses à votre sujet ? Comme celles où vous êtes mêlé à des affaires qui me touchent au plus près ? Celles-là même qui m’ont obligée à quitter Madrid, abandonnée de tous. Les efforts et l’aide de ma chère et bonne Inès restent vains et mon attente se prolonge car aucune preuve, aucuns papiers ne suffisent pour que je puisse reprendre les droits des propriétés de mon mari.
Don Luiz, mon époux si indulgent et si bienveillant avec moi, m’avait en réelle affection, et n’aurait jamais souhaité un tel désastre. Mais hélas, il n’a pu éviter la ruine.
Sa mort coïncide avec une perte considérable aux jeux. Ce soir-là, à la table de jeux, son plus grand adversaire, c’était vous, Maître Doménico Scarlatti, l’homme de toutes les cours et de toutes les capitales européennes, vous le professeur de tant de couronnes, celui de notre future reine Maria Barbara.
Vous dont le caractère passionné, volontaire et déterminé a su attacher tant de monde. Vous qui passez votre temps aux tables de jeux des plus grands et dans les salons les plus brillants.
Vous qui partagez depuis des années l’intimité de Maria Barbara. Vous qui parlez avec elle toutes les langues du monde, portugais, français, anglais, italien. Vous qui composez pour elle sonates et exercices.
Vous qui lui semblez si dévoué, qu’on croirait que vous avez renoncé même pour elle, rien que pour elle, à d’autres formes musicales, qu’en effet, vous avez abandonné les opéras et les concertos que nous attendions si vivement.
Votre présence à la Cour a rythmé les jours et animé les éclats de voix. Toujours hautain, toujours mystérieux, vous apparaissiez dans les bals et même les fêtes masquées. Il n’était pas bien difficile de reconnaître votre silhouette élégante et je me surprenais à regretter de ne pas voir votre regard caché sous les plumes d’oiseaux…
Aujourd’hui, ce soir, je tremble…Je ne puis rien contre l’impression si forte que me cause votre présence.
Oh ! Si vous étiez venu ici pour voir ! Si vous parliez de ce qui s’est passé les jours précédents la mort de mon mari ! Si vous me dédiiez une de vos sonates ! Mille idées folles me traversent !
Quelle consolation ! Quels plaisirs !…
Je n’ai pas oublié les instants que nous avons passés ensemble, au milieu des fêtes et des soirées de la Cour de Madrid. J’aimais tant ces fêtes ! J’aimais tant la musique.
Je prie Dieu un jour de revenir à cet état de vie heureuse et d’espoirs insensés que je n’ose même pas m’avouer à moi-même.
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NB: La lettre précédente est archivée sous la rubrique " La mantille noire de Scarlatti"