Ils parlaient peu et au départ,  Alice se satisfaisait parfaitement de ces silences, tant ils étaient meublés par des séances de sexe assez sportives et totalement jouissives. Alain se montrait prévenant et pleinement satisfait, faisant des plans sur l’avenir, les projetant à au moins 3 mois. A vrai dire, Alice sentait vaguement que cela n’allait pas, de le laisser ainsi évoquer un week end de mai, alors qu’on n’était qu’en janvier. Honnêtement, qui pouvait savoir aujourd’hui s’ils auraient encore envie de partir en couple en mai ? Pas elle, en tout cas. Sûre de rien, elle savait cependant que son corps était on ne peut plus partant, se lançant dans ses propres projections dès qu’Alain se trouvait à moins d’un mètre. Ventre et tripes appelaient le jeudi de leurs vœux dès le vendredi midi. Le problème, c’était la tête. Le cerveau d’Alice commençait à sérieusement tourner en rond dans cette relation, où rien ne semblait vouloir le nourrir. Alice aurait pu classer l’affaire au rayon sexe pur, mais Alain l’en empêchait sauvagement en lui parlant d’amour. Comme elle n’avait pas vu tout de suite de quoi il retournait pour elle, tant ses sens étaient ravis, elle s’était laissée croire qu’il s’agissait bien d’amour, et avait encouragé Alain dans cette croyance. Maintenant qu’elle voyait plus clair, que son cerveau s’ennuyait à rebours, elle ne voulait pas lui faire de mal. C’était totalement idiot, parce que le laisser dans cette ignorance de la réalité de leur relation ne pouvait pas faire de bien à Alain à terme. Mais en même temps, se taire, c’était aussi conserver toute l’intensité de la meilleure part de leur relation, celle qui se déroulait au lit ou tout autre meuble se trouvant sur leur chemin.

                  Pour tromper son ennui, Alice avait commencé à jouer au solitaire sur son Ipod. Voilà bien pourtant un jeu auquel elle ne s’était pas intéressée depuis l’adolescence, le temps de l’ennui. Il s’agissait d’une réussite, modélisée de façon électronique, le but étant de poser une carte noire sur une rouge et vice versa, dans le sens descendant roi, dame, valet, etc. Au départ, 7 tas de cartes cachées et une pioche à retourner par paquet de trois cartes mettaient en scène le hasard. Une fois trouvés les as, on pouvait aussi remonter la suite des cartes, as, deux, trois etc…de même couleur cette fois ci. La plupart du temps, l’exercice s’avérait impossible, d’où son nom de réussite.

                 Alice jouait en allant chez Alain, dans le metro, et même en marchant jusqu’à chez lui. Une fois, n’ayant pas terminé sa partie et sentant qu’elle pouvait gagner, chose qui n’arrivait qu’une fois sur 12 par le hasard des cartes, elle avait poursuivi sa partie devant chez lui, au lieu de sonner à sa porte. Alain pouvait passer beaucoup de temps au téléphone, même quand elle était avec lui. Des histoires de boulot, à régler d’urgence. Alain ne lisait pas, il n’y avait rien chez lui dans quoi elle puisse se plonger en attendant qu’il raccroche. Petit à petit, elle se prit à se lancer dans un Solitaire dès qu’il décrochait le téléphone. C’était d’abord un geste ostentatoire de sa part, car elle trouvait assez impoli de passer ¾ d’heure au téléphone alors qu’elle était là à attendre la fin de sa conversation.

                  100% du cerveau d’Alain était consacré à son travail. Il était loin d’être idiot, mais n’utilisait ses neurones qu’à activer des réseaux et fomenter des querelles internes pour griller Bidule ou s’allier avec X. Il avait bien tenté de lui raconter tout cela, mais ce n’était que politique et magouille et très honnêtement, elle ne comprenait pas en quoi cela pouvait être productif. C’était toujours infiniment compliqué, comme un jeu de billard à 3 bandes, dont les boules auraient été les malheureux collègues ou chefs d’Alain. Chaque conversation sur le sujet la perdait complètement, l’objectif même de l’histoire lui semblant totalement abscons. Alice avait des rapports assez simples et directs avec les gens, dans un univers suffisamment simple pour qu’on puisse dire aux autres ce dont il s’agissait. Qu’il existe un monde professionnel dans lequel on n’obtenait les choses qu’en faisant diversion lui semblait limite incroyable. Mais au fond, elle s’en foutait.

                 Alice n’avait jamais trouvé un intérêt quelconque au jeu, et se demandait parfois comment elle pouvait s’absorber dans une activité aussi bête que le Solitaire. Elle qui passait son temps à courir, elle voyait bien que c’était un moyen de tuer le temps, pourquoi s’évertuer à  tuer quelque chose dont on manque déjà. Le solitaire était réservé de fait aux jours où elle voyait Alain. Le reste du temps, cela lui aurait semblé complètement absurde d’essayer d’empiler ces cartes dans le bon ordre sur sa machine.  Pourtant quand elle y jouait, les jeudis, elle était prise par cet enjeu et particulièrement satisfaite d’elle-même quand elle vainquait la machine et le hasard. Ca la mettait de très bonne humeur, et lui donnait envie de recommencer immédiatement.

                Les rendez vous avec Alain se passaient toujours de la même manière. Elle arrivait, ils faisaient l’amour, une ou deux fois. Ensuite, Alain faisait à manger, au début Alice l’aidait, mais elle avait bien senti que la cuisine était son domaine, qu’elle venait déranger de ses habitudes différentes. Puis, ils mangeaient, c’était pour Alice le moment le plus délicat, car ce repas partagé mettait en évidence l’absence de conversation possible entre eux. Parfois, Alain parlait de vacances ensemble, échafaudait des projets, et du coup elle répondait sur le même thème, faute de pouvoir trouver un autre sujet. Ni lecture, ni cinéma, ni musique ne les rapprochait, elle ne comprenait rien à son métier et lui de même, de toute façon, parler boulot n’avait jamais été ce qu’elle attendait d’un couple. Alors, elle jouait le jeu des projets, mollement, en se mordant intérieurement les doigts de sa lâcheté. Ensuite, ils allaient se coucher, refaisaient l’amour jusqu'à sombrer, jusqu’au lendemain matin, où il fallait repartir pour la semaine jusqu’au jeudi suivant. Alain semblait se satisfaire de cette routine émaillée de peu de mots. Le cerveau d ‘Alice tournait comme un lion en cage de ce qu’elle ne disait pas et de désoeuvrement.

               Bientôt, elle laissa Alain s’affairer en cuisine, parfois même il restait pendu au téléphone tout du long de la préparation du repas. Installée dans le salon, elle sortait son Ipod et commençait un solitaire. Elle essayait de comprendre à quel point ses décisions de prendre ou non une carte influaient sur l’issue de la partie. Pouvait elle exceller suffisamment à ce jeu pour battre le hasard de la distribution des cartes ? Parfois, Alain sortait une tête de la cuisine pour lui demander si elle préférait ceci ou cela pour dîner. Elle répondait à peine, concentrée sur sa nouvelle mission.

               Elle se rendait bien compte que le Solitaire prenait une part trop importante dans sa vie le jeudi. En fait, elle avait de plus en plus de mal à décrocher, quand il fallait aller à table. Seule la perspective du sexe la tirait aisément d’une partie, même inachevée. Le temps consacré à autre chose se réduisait de plus en plus lors de ses visites à Alain. Elle arrivait de moins en moins tôt, parfois après le dîner, s’épargnant, sous un prétexte de réunion tardive, l’absence de dialogue du repas. Elle se réjouissait désormais quand le téléphone sonnait chez lui, car cela lui permettait de se lancer dans plusieurs parties de Solitaire.

                Mettre un valet noir sur une dame de cœur, trouver les as pour y déposer les 2,3 4 et détricoter la pile de cartes en sens inverse, tout cela captivait son attention, qu’elle n’arrivait plus à concentrer sur les quelques mots d’Alain. Comment en était-elle arrivée-là, à s’étourdir de parties de cartes virtuelles ? Alain finissait quand même par trouver cela gênant, comme il disait, « t’es lourde avec ton solitaire ». Mais c’est tout ce qu’il en disait, à vrai dire cela enlevait peu de choses à la relation, c’était juste un masque posé dessus.

 

                Un jeudi, en arrivant devant la porte d’Alain, elle entendit qu’il était au téléphone. Plutôt que d’entrer pour attendre la fin de sa conversation, elle poursuivit sur le pallier sa partie de Solitaire en cours. Elle était en veine et en gagna deux de suite. Alain téléphonait toujours, elle décida d’aller attendre au café d’en bas. Elle appela son numéro en descendant et lui laissa un message lui indiquant où elle se trouvait afin qu’il la rejoigne à l’issue de sa conversation, quand il serait libre.

                 Installée au café, elle reprit son jeu, mais avec moins d’entrain au fur et à mesure. Alain mettait vraiment le temps cette fois-ci. Un homme lisait sur la banquette à ses cotés, et elle se mit à avoir honte d’empiler des cartes virtuelles. Avant Alain, elle lisait tout le temps. Elle n’osait pas lire devant Alain pendant ses coups de fil ou ses parties de cuisine: la lecture la coupait tellement du monde qu’aucune bride de conversation n’aurait plus pu lui parvenir. C’est pourquoi le Solitaire lui avait paru plus innocent…Avec le Solitaire, même concentrée, elle pouvait toujours répondre à une question sur la cuisson, ou se rendre compte qu’il avait enfin raccroché.

               La réalité, se dit-elle, c’est que le Solitaire est devenu comme la pierre sur laquelle reposait la relation. Elle n’aurait sûrement plus supporté de passer une soirée avec Alain sans recourir à ces pauses. L’écran de jeu lui indiquait, en anglais, « Partie Gagnée, relancer une nouvelle partie ? » Alice se dit qu’il était temps d’arrêter le jeu, mit en veille l’Ipod et laissa un message à Alain, toujours en ligne, pour lui expliquer qu’elle rentrait chez elle. Ce fut le dernier jeudi où elle se livra à son plaisir solitaire.

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NB: Retrouvez les textes de Michèle Lessaire avec la rubrique "Rechercher"