Vous avez passé la nuit dans la chambre de l’aile nord du couvent. Maria Térésa a exigé pour votre souper les meilleures viandes. Fatigué par le voyage, vous vous êtes retiré tôt dans la soirée. Mais ce matin, vous avez joué. Lisa, Anastasia, quelques duègnes et
moi-même, nous nous sommes glissées sans bruit, assistant à ce qui n’était que répétition d’exercices et non un concert.
Toutes mes premières émotions me revenaient. Celles que j’ai ressenties à la Cour quand Ines a dirigé mes premiers pas dans les salles d’apparat. Personne ne m’avait éduquée en matière de goûts musicaux.
Elevée dans une famille de gens braves, des parents peu fortunés et honnêtes, j’ai grandi comme mes sœurs avec quelques leçons d’histoire, de peinture et de broderie puis introduite à la Cour de Madrid, j’ai connu et aimé alors le plus beau monde que l’on puisse rencontrer.
J’avais craint que le mariage de Maria Barbara, avec le prince Ferdinand, fils de notre roi Philippe V ne changeât les manières de notre future reine. Il n’en fut rien. Elle entraina son jeune mari dans sa passion pour l’Opéra et les scènes où Farinelli triomphait encore. Je découvrais ce chanteur si virtuose, si impétueux et si adulé dont le vieux roi était devenu toqué.
Je découvrais enfin votre musique. J’étais éblouie par la facilité de vos mains.
Par l’esprit de vos plaisanteries. La Cour avait connu de tristes journées, les maladies et tristesses n’avaient cessé de se multiplier. Et voilà que la joie éclatait partout.
On a craint des rivalités, des cabales entre vous et Farinelli, mais rien de tout cela ne s’est passé. Farinelli et le roi Philippe V ont nourri leurs tristes mélancolies à leur guise, sans assister toutefois à vos leçons joyeuses de musique. Maria Barbara et le jeune Prince Ferdinand, maladivement timide, toujours dans l’ombre de l’Infante, ont continué de mener le bal.
On ne pouvait plus imaginer une fête, une représentation sans vous. Vous avez fait venir à la Cour des musiciens que nous n’avions jamais vus.
Musiciens de Séville avec leurs guitares flamenques, danseuses de Cadix et chanteuses de Lisbonne offraient à nos oreilles des sons inconnus qui se glissaient sous nos éventails et nos sourires surpris.
Nous espérions de nouveaux opéras où Farinelli serait l’étoile. Mais les soirées prirent un tour espagnola que seul un maître libre et étranger comme vous, pouvait créer.
Et aujourd’hui, vous voici à San Félicidés !
Vous avez joué ces fameux exercices de clavecin dédiés à Maria Barbara.
Les commentaires, tout le long du repas, allaient bon train.
Certaines femmes guettaient des réactions, ne disant rien, d’autres cachaient leur désapprobation et leur jalousie habituelle. L’une s’écrie :
- Maître, j’aime vos gammes, mais enfin, il n’y a pas de titre ! Ce ne sont que des gammes ! et puis ces musiques de notre époque se moquent de religion !
Maria Térésa, embarrassée, a dû se prononcer.
- Dona Assumptione a raison peut-être ! Avouez, maître qu’il n’y a aucun air là-dedans ! Pas un aria, Maître ! Rien qui ne se retienne par coeur, rien qu’on puisse chanter ! Mais vos exercices pour moi sont des cascades périlleuses qui nous communiquent la joie et le courage des défis.
Votre réponse me réjouit encore.
- Oui, pas une mélodie ! Juste des notes qui défilent à toute allure et qui vous étourdissent, n’est-ce pas ? Vous voudriez chanter ! Vous, mesdames pour qui chaque office, chaque messe est l’occasion de déployer vos jolies vocalises !
Je suis désolé ! Je n’écris plus d’arias ! Cela ne m’intéresse plus ! Seule l’architecture musicale me plaît ! Quelque chose d’abstrait qui triomphe de nos sensibleries et de nos chagrins.
Abstrait ? Qu’est-ce que cela signifie ? Monsieur Scarlatti ?
Abstrait, ce mot a couru, hier soir… Je souriais. Mes yeux brillaient. Moi, je comprenais.
=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=
NB: Les lettres précédentes sont rassemblées sous la rubrique " La mantille noire..."