Cher S.

 

 Les fêtes de la Toussaint viennent de nous balayer d’un vent froid et insupportable.

Chacun se réfugie comme il peut contre le ciel gris, plombé et meurtrissant. Les abbés ont installé des petites tables de jeux de cartes, dès le lendemain des sinistres messes et cérémonies.

Je n’ai pour me réchauffer le cœur que le souvenir de votre passage, il y a deux semaines.

Echos de pas et de paroles…C’était juste avant votre départ tandis que votre équipage se préparait que nous nous sommes croisés par hasard dans les allées du cloître resplendissant de lumière et de couleurs, ce bel après midi.

Je marchais à vos côtés, soudain, sans crainte, comme s’il n’y avait rien de plus naturel au monde. Maria Térésa m’avait chargé d’aller vous chercher des laines et des vins. J’oubliais un instant naïvement toutes mes peines.

Je m’attachais seulement à l’intensité de ce moment où nos pas se rejoignaient, s’éloignaient, se rapprochaient comme par inadvertance ou maladresse.

Vous parliez de votre musique, une fois de plus, des leçons à Madrid vous attendaient. Maria Barbara revenait d’un voyage au Portugal.

Vous n’avez pas eu l’air étonné de me voir accourir avec les couvertures, tandis que Lisa apportaient des outres de vins.

Une fois de plus, vous ne vous êtes pas informé de ma situation. Il n’y en avait que pour vous.

Alors je me suis contentée de vous écouter, portant toute mon attention au bout de mes pieds, toute entière emplie de vos propos, sans même pouvoir percevoir l’espace du cloître dans lequel nous déambulions absurdement. Je n’osais même pas jeter un regard dans le jardin où les prunus, cyprès, if, immobiles, secs, écrasés par le soleil encore chaud d’octobre semblaient attendre leurs récompenses. Je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien.

Nos pas nous ont menés dans la pénombre de la chapelle où vous craigniez d’avoir oublié des partitions. Dans le silence de ce lieu, je percevais les échos du clavecin.

Nos pas résonnaient là, un peu pathétiques, étouffant l’émoi d’une rencontre improbable entre une gloire du monde et une femme aussi simple et roturière que moi.

 Les tissus de nos vêtements traînaient sur le sol, éraflant le silence. Je tenais ma robe au dessus de mes chevilles pour ne pas faire de bruit.

J’avançais précautionneusement, comme si j’étais prise en faute, coupable de quoi… et je retenais ma respiration.  Je ne sais plus respirer à vos côtés, prise de trop d’émotion et de trouble. Et si j’avais parlé plus clairement, m’auriez-vous écoutée ?  

 

Qu’ai-je à dire que vous ne sachiez déjà ! J’ai quitté Madrid, quitté cette vie qui me plaisait tant et je vous retrouve ici, comme si rien ne s’était passé, comme si nous étions pareillement entourés des silhouettes familières et fugaces des va-et-vient de la Cour.

 

Maria Térésa est la seule à connaître une bonne part de mes tourments : elle sait parfaitement bien la disparition du testament de mon mari, ses dettes de jeu, mais sait-elle comme vous m’inquiétez ?

Je ne vous ai jamais rencontré que dans le monde affairé joyeusement.

Comment aurais-je pu vous confier mes peines les plus cruelles. Ines m’a soutenue comme elle a pu, et m’a promis l’aide d’avocat et de l’argent.

Mais vous, vous me parlez de votre musique ! De la musique uniquement ! De ses lois, de ses obligations, de ses bonheurs !

Je tente d’attirer votre attention, maladresse calculée ou non, car ma robe s’accroche à une chaise, je vacille, je me sens, à vos côtés, si petite fille. Vous êtes alors obligé de m’aider à me relever et de me tenir par la main. J’oublie de refermer la porte de la chapelle. Je n’ai pas changé l’eau des vases de fleurs, ni allumé les candélabres comme je le devais. Pendant que vous me parlez de Madrid et de vos projets, je distingue le reflet cuivré d’un vase chargé de sculptures angéliques et mille questions folles, mille requêtes me viennent que je ne dis pas. Je m’en veux d’avoir l’air de vous flatter. Vous vous plaignez de l’incompréhension du monde à l’égard de votre musique et de la carrière que vous auriez pu mener, encore plus brillante.

 

 

-         Maître Scarlatti, rassurez-vous, tant de personnes ignorent ces choses, les influences des lectures, des voyages, des fantaisies, des audaces…

 

-         Je dois beaucoup à mes élèves. Et surtout à Maria Barbara. Sinon, que ferais-je ? Je lui écris chaque jour quelques nouvelles leçons et je compose ensuite pour la convaincre davantage. Hélas, mes mauvaises digestions et mes insomnies m’obligent souvent à m’aliter… Je n’entends plus alors le bruit rassurant de ma plume. Je tends l’oreille en vain. Il me semble entendre quelques sons de guitare et je voudrais qu’aussitôt, comme par miracle, le clavecin reproduise des arpèges merveilleux.  De longues discussions avec Maria Barbara me taraudent pour que celle-ci autorise enfin la venue des flamencos de Séville. Mais savez-vous que les tambourins et les castagnettes sont toujours interdits à la Cour ? Les danseuses trop belles et trop sauvages sont tenues à l’écart et sévèrement gardées, considérées comme des putains.

 

 

Ce mot sonne étrangement dans votre bouche. Je me garde bien de parler, je ne sais quoi penser. Les femmes de la Cour sont les seules qui vous intéressent et les autres femmes ne sont que des figures pâles, des imitations, des corps qui tentent le désir des hommes, je suppose cela et je m’exclus de toute comparaison.

J’écoute dans les alvéoles de cire, marques de tambourin, glissements des doigts sur les cordes, tout ce qui tape, frappe, frotte, claque ou caresse.

 

 Je regarde furtivement vos mains, vos doigts agiles, rapides, impitoyables qui savent produire de telles harmonies. Je vois le sel répandu sur vos mains. Comme le sel est précieux ! Quelque chose de si précieux !

 

-         Maître Scarlatti, voudriez-vous donc réformer le monde ? Ce que vous apportez à la Cour, ces étrangetés qui choquent tant, sont des trésors si précieux.

 

J’ai répété précieux…M’écoutez-vous ? Je poursuis encore, comme si je voulais vous retenir plus longtemps, vous capter et vous garder près de moi.

 

- Vous avez, en cinq ans, parfaitement réussi à convaincre Maria Barbara de l’intérêt de vos recherches et vos leçons n’ont cessé de la passionner.

 

Flatteries encore… Je m’incline trop devant votre talent et vous ne pouvez qu’en prendre avantage, sans vous soucier plus de moi.

Votre imposante silhouette, les traits nobles de votre visage, votre voix, votre façon de sourire…Ignorez-vous donc le charme qui s’exerce alors sur moi… Irrésistible…Je ne résiste pas !  Oh ! Aimer est chose trop injuste parfois !

Je succombe à la chaleur toute italienne de votre voix qui semble jouer du fond de la gorge pour remonter lentement sur le bord de vos lèvres.

Votre voix est si unique, si différente des voix espagnoles, gorgées comme des outres de montagne. Votre voix me touche, m’arrache de moi-même, au-delà de mes habitudes et m’entraîne je ne sais où. Plongée dans cette réalité pétrie de silence et sous-entendus…J’enrage…les complets des messes ne me consolent de rien. Seul, l’espoir de vous entendre, de marcher à côté de vous. Alors, j’oublie cette vie fastidieuse et monotone, où l’on ne pense qu’aux heures de repas et aux incidents des stupides querelles.

 

J’enrage aussi que mon sort semble aussi peu vous émouvoir. Que vous me mettiez au nombre de ces servantes et femmes qui, autour de vous obéissent à vos mille volontés. J’enrage de voir que la mort de votre Catalina qui fait de vous un homme libre, qui pourrait aimer à nouveau, ne paraît ni vous éprouver, ni vous conduire à de nouveaux projets. Que vous et moi, nous sommes libres et encore capables d’aimer.

Et je prie Dieu qu’il m’entende et comprenne parfaitement de quoi je parle.


NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sosus la rubrique " La mantille noire..."