Cher S.

 

 Les jours ont passé, affreusement gris. Maria Térésa et moi avons repris nos conversations intimes.

Hier, ces dames ont su créer à nouveau des drames inutiles, toujours les mêmes. Cette fois, c’était une très vieille duègne, Maria Carolina qui a un peu perdu la tête, qui prétendait que Lisa lui avait dérobé ses bijoux. Nous l’avons aidée à chercher ses bijoux qui avaient glissé dans une penderie, on ne sait comment. Profitant du désordre général, Dona Suzana, aussi vieille que méchante, s’est plainte de la cuisine et des plats, m’accusant de détourner de la nourriture. Revêches et méprisantes, dodues et gourmandes prennent ainsi un malin plaisir à répandre d’injustes soupçons.

Je préfère taire les noms de celles qui  se sont plaintes du mauvais entretien de leur linge et de bien autres choses encore.

Jamais je n’aurais cru que des femmes pouvaient se livrer à de telles extravagances, aussi peu raisonnables et dignes de leurs rangs. Pas même la messe du soir n’est parvenue à les calmer.

Maria Térésa, exaspérée par l’attitude de ces dames, a souhaité rester un bon moment en ma compagnie et m’a posé à nouveau des questions sur mes relations avec vous.

Elle avait remarqué notre promenade impromptue de l’autre jour.

Je lui ai raconté comment je vous ai connu. Tout ce que l’on a dit de vous, les bruits qui ont couru, après la mort de mon mari. Maria Térésa m’écoutait attentivement et ajouta :

 

-         Votre mari fuyait les salles d’opéra mais pas celles de jeux et à ce titre, il devait bien connaître Scarlatti. Lui devait-il de l’argent ?

 

Je tente de prier ici et de philosopher comme on peut le faire dans de tels lieux. J’ai à peine de quoi payer des avocats pour me secourir. Inés semble aussi désemparée et impuissante que moi. Ne me reste-t-il rien d’autre à vivre que de me détacher des biens de ce monde ? Indifférente à toute passion et à tout espoir de sentir de l’affection ?

Mes propres enfants n’ont aucune idée de me porter secours. Pour eux, il parait naturel qu’une mère souffre, qu’elle passe des épreuves plus difficiles que les leurs, qu’elle en soit capable et qu’ainsi, elle leur montre la voie à tenir.

 Je prie Dieu que cela soit vrai mais je n’en suis pas si sûre.

Des restes de passion non éteinte, des enquêtes que je ne sais pas mener à bien. Je manque de courage et de persévérance devant ces devoirs affreusement lourds et tristes.

 

Marie Térésa, seule, cherche à m’encourager, percevant les aspects trop tendres de mon caractère.

 

-         Dona Ana, vous êtes une femme désintéressée et raisonnable. J’ai remarqué votre attitude calme et distante, à l’égard des querelles qui ont eu lieu aujourd’hui. Vous avez beaucoup plus de patience que vous ne croyez.

 

- Je suis si malheureuse d’être ici, lui ai-je avoué. J’aimais vivre à Madrid. Je me sentais libre et à l’abri des soucis. J’avais connu suffisamment d’épreuves auparavant. La mort de mon premier mari Tonio, celle de deux de mes enfants. Luis, mon second mari, s’était arrangé pour que je vive à ma guise. J’ai élevé Armanda et Paolo, je les ai mariés et tout cela, sans me priver des plaisirs de la cour.

Luis et moi, nous ne vivions pas sous le même toit. A lui, les affaires et les jeux ! A moi les fêtes, les amitiés, les affections, la musique dans un monde qui n’a jamais fini de m’étourdir et de m’éblouir. Les sujets de tristesse, je voulais les oublier.

 

J’aime l’intelligence de cœur et la générosité de Maria Térésa. Je crains d’en abuser. Dans mon récit chaotique, entrecoupé de larmes, j’essaie de cacher le trouble de la folle gamine que je n’ai jamais cessé d’être. Tour à tour insouciante, gaie, tour à tout, tourmentée, inquiète.

Cette confession a avivé mon esprit et mes mouvements, tout au long de la journée. J’ai raconté à nouveau, comme si Maria Térésa ne s’en lassait pas, mes émois de jeune fille, mon mariage avec mon cher Tonio.

Vous ne m’avez pas connue à cette époque où je portais mes grandes robes de bal, chargées de mille broderies …  J’aimais la musique comme j’avais aimé Tonio. Je reportais tous mes souvenirs de bonheur passé dans les arches et les volutes des violons, des cymbales et des voix qui se jouaient des hauteurs vertigineuses.

 

Comment j’allais confier aux jeunes filles des guides d’amour, des connaissances de caresses et de plaisirs ? Tout ce que l’on tait ici. Toutes ces ignorances les plongent dans l’excitation et jusqu’au bord des frontières de la folie.

Que de délicatesse il me faut user pour taire les plaisirs, fermer les yeux sur les brutalités de certains hommes, face à ces jeunes filles qui ne peuvent savoir.

 

Quand en 1733, vous vous êtes installé à Madrid, tout le monde parlait de vous.

Comme je crains de froisser la pudeur et la sagesse de Maria Térésa, je ne lui raconte pas cette soirée où vous et moi, nous avions parlé ensemble, naturellement et sans embarras. M’aviez-vous remarquée ? Etait-ce le hasard ? Je vous avais vu maintes fois, appliqué sur votre clavecin, applaudi par Maria Barbara. Et voilà que soudain, vous étiez près de moi.

 

 Vous m’interrogiez sur mes connaissances de la littérature, de la peinture  et de la musique espagnole et j’osais vous demander à quoi ressemblait Naples, Rome, Lisbonne, Londres.

 

      -         Vous n’avez donc jamais voyagé ? Le reproche semblait léger, vous souriiez.

 

-         Non, jamais. Je ne connais rien d’autre, vraiment que les campagnes de Madrid. J’ai vu la mer à Valence et cela m’a effrayée, j’étais une enfant peureuse.

J’ai lu quelques livres qui racontent des voyages. J’ai vu quelques peintures de Velasquez, mais nous évoluons ici avec tant de prudence et de secrets.

 

-         J’aime le caractère noble et profond des femmes espagnoles. Elles ne sont pas aussi légères, superficielles et jalouses que nos femmes italiennes.

 

-         Mais comment pouvez-vous dire cela ? Votre femme, Catalina, n’est-elle

pas italienne ? N’est-elle pas une femme modeste qui tient le foyer, on ne la voit jamais à la cour ?

 

Vous m’avez regardée avec ce regard bleu acier et vous m’avez embrassée comme pour me faire taire, je ne sais. Mais à ne pas se tromper, dans un élan irrésistible. Un baiser ne peut jamais être que soudain.

Vous, le professeur de clavecin de Maria Barbara, le grand Scarlatti, jamais je n’aurais songé à une place privilégiée auprès de vous. Nombre de femmes bien plus nobles, plus diligentes et plus cultivées et savantes le méritaient-elles mieux que moi ? Aucun mérite en amour, aucune récompense ni à la vertu ni au vice.

Aujourd’hui, il me semble être cette femme jeune et belle comme ce soir-là.

Je ne veux pas comparer mon sort à celui des duègnes qui se plaignent de leur santé, qui n’ont plus aucun goût à la vie et qui n’attendent, résignées, que la délivrance de la mort. Les chapelets qu’elles égrennent ne peuvent rien contre les passions secrètes pour celles qui aiment et honorent leur vie.

Je prie Dieu et les hommes pour le respect de la vie.

Aujourd’hui, le clavecin de la chapelle reste fermé comme votre cœur.

 

Rafales de musique

 

Avant – il n’y avait rien.

Avant, pâles dans les miroirs,

Des bruits le matin.

 

Chant d’oiseaux, cordes et tambourins…

Quelque été, quelque soir…

Des voix chantant sur les lutrins

Musique n’est que mémoire

Pas facile à toucher, pas facile à voir.

 

 

Rosace invisible

Construction qu’aucun diamantaire

Ne saurait capter

Qu’en se saoulant

Et brisant les verres !

 

 

Que nos doigts sur le clavecin

Brisent les arpèges.

Musique des ritournelles,

Revenez et faites-nous danser !

 

Rosace brisée

Recommence !

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "La mantille noire..."