Cher S

Lisa et Anastasia, mes deux jeunes protégées me consolent avec leurs rires et leurs jeux. Nous nous promenons dans les jardins, nous commentons les nouvelles de Madrid que vous avez bien voulu nous donner qui sont les mêmes ennuis et les mêmes plaisirs que ceux que j’ai quittés il y a quelques mois.

 

Je ne peux m’empêcher de rêver, de divaguer : vous êtes libre et moi aussi ! Vous fréquentez le Couvent San Felicidès, vous cachez le plaisir que vous éprouvez à me voir.

Aujourd’hui, vous êtes seul. Vous avez dit à Maria Térésa qui vous interrogeait sur votre situation.

 

-         Catalina ! Ah ! Je prie et je vous remercie de vos prières et qu’elle soit au ciel !

Pensez aussi à mes enfants. Milia, la sœur de Catalina va arriver de Gênes pour s’occuper d’eux. Parmi mes cinq enfants, le sort ma petite de sept ans m’embarrasse. Si Angelina était admise parmi vous, sauriez-vous l’aider ? J’y pense parfois. Cette petite souffre d’un goitre, elle a des difficultés pour marcher… Quand je vois cette enfant, je suis effrayé… La seule chose que je puisse maîtriser, c’est la musique. Le reste…

 

Vous avez joué hier soir. Ah ! Je les entends encore les sons égrillards de l’instrument et toutes notes qui se découvrent sous vos doigts et qui défilent, scintillantes étincelles que l’on devine avant qu’elles n’adviennent.

Petites aiguës qui grimpent tout là-haut mais jamais trop haut, petites cristallines, piquées à gauche, piquées à droite, qui grimpent allègrement, sursautent, vont chercher le creux de la vague, puis dans une descente assurée, tranquilles et fières, exécutent une remontée ardente. La musique est peut-être votre seule consolation. Vous paraissiez si étrange. Pas un sourire, pas un mot aimable. Vous semblez même être indifférent à l’égard des femmes qui s’empressent toutes auprès de vous. Oh ! Que c’est agaçant ! J’ignore si certaines vous plaisent. Quant à moi, est-ce à cause de mon âge, le même que le vôtre, que les charmes que vous avez pu me trouver, semblent avoir disparu à vos yeux !

Après le concert, après un long silence, dans les couloirs qui nous ramenaient au cloître,  vous m’avez enfin parlé !

        -         Vos enfants viennent-ils vous visiter ? Et vos terres, qu’en a –t-on fait ? A qui appartiennent-elles maintenant ?  

 Voilà tout ce que, très sèchement, vous avez su me dire. La colère muette et le dépit malsain me saisissent encore ! Restez donc avec votre musique, appogiatures et délicieuses descentes ! Le meilleur de vous semble résider là. A moins que ce ne soit dans les salles de jeu où vous dilapidez votre vie et celle autres.

Je prie, ironique et triste, Dieu pour l’harmonie au monde !

Pour l’accord juste qui peut résonner entre un homme et une femme.

Pour la note essentielle, unique qu’un homme peut découvrir, qu’une femme peut lui faire connaître s’il écoute avec attention et tendresse son âme.

Que vos traits d’humour, vos pirouettes, vos désinvoltes passages sont loin d’approcher les paysages les plus vrais, les plus sincères que nul ne songerait à vous disputer.

Que le chant qu’une femme exclusivement passionnée de vous et de vous aimer saurait remplir vos jours et vos nuits de lumières que vous préférez ignorer. Pourquoi ? Comment des paroles justes et sincères règleraient votre vie selon une toute autre tonalité ?

Car vous vous perdez dans les jeux, vous dissipez vos talents dans les flatteries de notre reine, vous cherchez à rivaliser avec son esprit, mais vous n’êtes l’ami de personne. Vous ne songez qu’à vos intérêts les plus matériels, le plus immédiats.

Vous cachez vos ambitions, vous cachez vos faiblesses.

Vous vous enfermez dans ces exercices âpres, comme s’il ne s’agissait que de réaliser des exploits physiques où n’entrent plus de musique ni de métaphysique.

Et surtout pas de voix ouverte aux entrailles de l’autre, sensible à sa peau, ces choses que je ne sais dire autrement.

Les années de Cour m’ont appris la superficialité de rigueur, les masques, les caches. Les mois passés au Couvent me font apercevoir, dans la promiscuité la plus hideuse, les pertes et les abandons des âmes humaines.

Comme si le chemin entre un homme et une femme n’existait pas ! Comme si on se moquait bien des souffrances des uns et des autres. Que chaque femme ici n’a qu’un seul but, c’est de se résigner, de n’être qu’une pâle couleur de la vie, égarée…

Les heures des offices tiennent lieu de rites pour nous retenir dans les filets de l’ordinaire. Les actes de dévotion et de contrition ne sont que des mensonges irresponsables dont chacun ici s’empare pour mieux ne rien voir des réalités de nos vies, uniques, singulières, usant ce peu de flamme avec des paroles fausses et banales au lieu d’agrandir les chemins…

 

NB: Les lettres pécédentes sont rassemblées sous la rubrique "La mantille noire..."