noir enjambant le vallon épineux... La courbe s’achevant révéla soudain l’orifice menaçant d’un tunnel. 

 

           L’haleine glacée sortie de la terre déportait les gouttes d’eau tombant des joints de la voûte striant le gravillon du sol délavé. Le Marcheur de l’Obscurité percevait le bruit des cataractes s’abattant sur des tôles rouillées ; plus il avançait plus le vacarme devenait impressionnant. Le son variait, combinant  roulement de fer et martèlement lourd. Un halètement ternaire berçait le fracas métallique qui s’amplifiait. Un sifflement acheminé par les rails à l’approche d’un train perçait dans ce tumulte. Le ronflement s’enflait, rythmé par un improbable timbalier ; le crissement du ballast se dissolvait dans la forge de l’embiellage et dans le souffle de l’échappement. Le monstre obscur avait étouffé l’infime lueur de l’extrémité du souterrain.

 

           Le Passager de la Nuit trouva du regard la bande réflectorisée que sa lampe fit jaillir du néant  de la maçonnerie mate de suie. Trébuchant sur les traverses, il se blottit dans la niche-refuge poisseuse d’argile et de poussier. Le halètement mécanique, comme un galop devenait terrifiant, multiplié par la voûte. Bien qu’il fût en sécurité, hors du gabarit, son angoisse, sa curiosité devenaient extravagantes. Une locomotive à vapeur sur cette ligne électrifiée ? C’était incongru !

           

            La Chose Innommable venait de passer, déjà  s’éloignait, mais persistait, fossilisée par l’écho. Une atmosphère d’humidité, de charbon sulfureux, saturait le tunnel. Le voyageur des ténèbres demeurait adossé au mur rugueux de son abri. De fines gouttelettes de vapeur condensant au contact de l’air froid retombaient faiblement sur ses mains et son front. Pour y apaiser la piqûre des escarbilles jaillies du foyer. L’obscurité était redevenue un bain palpable et bénéfique… Se relever, trébucher sur des coupons de rails abandonnés ; marcher, trébucher de nouveau…

 

            Les parois du tunnel, suintantes comme des muqueuses, s’irradiaient progressivement d’une luminescence satinée : l’issue se signalait. Un petit croissant aveuglant apparut, révélant à l’extrémité de la galerie une pénible déchirure, la voûte effondrée sur une dizaine de mètres avait précipité sur la voie des tonnes de pierrailles ; les voussoirs tombés laissant sur le ciel leur découpe aux créneaux irréguliers. La progression évoquait l’escalade, tandis que l’air tiède aspiré par le froid du souterrain s’engouffrait. Par cet orifice rétréci. D’ou venait donc ce train ? Comment était –il passé ?

 

            Au delà de l’éboulis gagné par les ronces, c’était l’aveuglement ; de la lumière, du ciel, des nuages, un vrombissement d’insectes, le frémissement du vivant. Les  rails continuaient, rouillés, longeant le quai d’une minuscule halte aux volets dépenaillés et au toit ruiné ; un aiguillage desservait une voie où restait garée  une ancienne voiture, oubliée, solitaire, au toit blanc marqué de coulures de rouille. Les flancs bleu-marine conservaient les lettres de bronze et l’emblème de la Compagnie Internationale des Wagons Lits. La hauteur des marchepieds était considérable ainsi que celle de la main courante de laiton qui menait à l’ovale de la porte vitrée. Une superbe antichambre de palissandre  aux verres gravés… Luxe, calme, silence  proustien. La plaque d’aluminium « Nicht hinauslehnen » « Ne pas se pencher au dehors », comme dans un musée, annonçait le titre du tableau composé par le paysage : Tableau encadré d’acajou et comme voilé d’un tulle de poussière incrustée dans la vitre.

 

            Un froissement discret derrière lui : Il se retourne… Il crut voir  le mouvement de la robe rose d’une très jeune fille vêtue comme au Moyen –Age… Sur chaque table : le même  abat-jour rose… Un reflet vraisemblablement. Attendre ? S’asseoir dans les velours, laisser  à l’apparition une seconde chance ? C’eût été surprendre le temps . Il n’est pas raisonnable de demeurer immobile en ces lieux : On risque de se dissoudre dans l’éternité !