Cher S,

 

 

       Voilà que vous êtes revenu à San Félicides.

Et pas un mot encore ! Mais que venez-vous chercher ici ?

Oui, vous m’avez aperçue, croisée et recroisée ; lors des préparatifs du concert, je me suis rendue avec Lisa, mon adoptée provisoire chérie, à la chapelle.

Vous étiez assis, à écrire des ordres, je ne sais quoi, à pincer de temps à autre les cordes pour vérifier le clavecin, tout ordinaire qu’il est. Bien moins fastueux que tous ceux que vous avez pu connaître. Lisa et moi disposions des bouquets aux endroits que nous estimions les plus propices. Je mourais d’envie de vous demander votre avis. Mais je ne l’ai pas fait. Nous observiez-vous, du coin de l’œil, je l’ignore. Vous  ne m’avez pas adressé un mot !

Un mois était passé paisiblement dans cette atmosphère réservée où le soleil automnal nous rend à nos occupations avec plus de discipline et de rigueur. Je me suis habituée au rythme de vie du couvent.

Nous les aidons, comme nous le pouvons, les jeunes filles à parfaire leur éducation. Le matin, les travaux de ménage et de cuisine sur lesquels nous veillons, les après-midis sont consacrés aux études d’histoire et de lettres romaines.

En dehors des abbés et des jardiniers, nous voyons peu d’hommes. Il arrive parfois que nous réalisions que nous nous trouvons six ou sept femmes en compagnie d’un seul homme. Ce n’est pas sans nous étonner. Des abbés hypocrites, ou bien des jardiniers grossiers, voilà qui peut finir par nous faire rire. Mais la sensualité de nos corps est condamnée et tenue en silence. Jamais l’une d’entre nous ne parlerait des douceurs procurées par leur corps de femme.

 

Je suis la seule peut-être ici à avoir connu les plaisirs physiques de l’amour.

L’attrait des secrets et des badinages ne s’est pas longtemps exercé sur moi.

J‘ai vite connu tout ce que je voulais connaître sans que cela n’ait jamais été entre Tonio et moi la source d’une honte.

Plus d’un secret resta dans les coffres de nos vêtements.

Je n’ose même pas parler ouvertement à Lisa qui doit se marier bientôt, des plaisirs qui peuvent l’attendre. Son mariage ne lui parait pas sans crainte ni péril. Lisa souffre souvent de maux de ventre épouvantables.

Comment prêteriez-vous attention à tout cela, vous qui semblez vous êtes replié sur vous-même et fâché contre tout.

 


Cependant que lorsque vous jouez sur le clavecin, tout ce qui était si pesant et si obscur

semble s’effacer pour laisser place à un monde joyeux, libre et animé.

Oui, vous venez de nous faire encore hier soir la démonstration de votre génie magistral. J’ai écouté chaque note, comme si elle pénétrait sous ma peau. Chaque combinaison des échelles que vous utilisez pour monter au ciel et des tournures qui n’appartiennent qu’à vous, et qu’on n’a jamais entendues. Sous les rafales des notes, je sens votre volonté de demeurer pudique, elliptique, ou encore votre désir de suggérer des paradis faits de rires et de silences, de regards complices et de promesses mystérieuses.

 

Vous avez quitté votre clavecin, sans me jeter un œil, alors que j’étais au premier rang et   vous êtes parti ainsi sans ajouter un bonsoir, sans un sourire.

Maria Téresa vous avait fait préparer votre appartement. Ce matin, vous aviez disparu.

Impossible de croire qu’il s’agit du même homme ! Celui qui joue, qui offre sa musique, et l’autre, celui que la société la plus passionnée indiffère.

Comme si la musique terminée, vous ne vous souciiez pas de l’effet troublant qu’elle peut provoquer. Vous ne cherchez pas à plaire, c’est votre droit. Croyez-vous que la magie de vos notes suffise à pourvoir pour le reste.

Voilà une longue vie déjà derrière vous qui vous a forgé le caractère, qui vous a construit des opinions et des jugements et avec cela, le plus vif succès dans le monde, de si hautes et si belles fréquentations, la Princesse de Maria Casimir de Pologne dont vous n’avez jamais beaucoup parlé, Maria Barbara qui vous tient en estime et vous adore.

Nul enfin qui ne conteste à la Cour votre talent. Vous avez rencontré les musiciens les plus prestigieux du monde, comme Haendel, Vivaldi ! Ah ! Ce moment exceptionnel que j’aurais tant aimé connaitre ! Mais pour vous, cela semble si loin ! Une partie de votre vie disparue, des souvenirs glorieux que vous ne voulez jamais évoquer.

 

Mais comment une femme comme moi, d’une si modeste condition désormais, pourrait vous intéresser ? Et pourquoi maintenant que le mariage de De Loppe et d’Isabella a été convenu, vous continuez à venir ici ? Vos propos m’ont vraiment blessée. Vous vous intéressiez soudain à moi, mais juste pour me rappeler une réalité insupportable.

Cela fait six mois que je compte les jours, que je m’embrouille avec les avocats et les hommes de loi pour définir ce qui me resterait des terres de Bragance.

Certains disent que je pourrais peut-être parvenir à les racheter.

Luis tenait ses affaires secrètes, des règlements de comptes et des dettes de jeux. Je n’ai jamais voulu m’en mêler. Armanda, ma fille aînée me le reprochait assez. Autant que Paulo, mon fils, mais je n’ai pas l’esprit versé dans les questions d’argent.

 

J’espère que saurez continuer vos propres affaires, vous qui savez si bien les mener et que vous ne reviendrez pas à San Félicides, me troubler davantage.

 

 

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " La mantille noire..."