Cher S,

 

 

 

                                                Nous approchons de la Semaine Sainte et de Pâques, vous êtes à nouveau ici. Le prétexte parait sérieux. Un grand concert sera donné sous votre conduite, avec nombre d’invités de la Cour de Madrid. Quelques musiciens et nonces sont déjà arrivés. Vous avez donné quelques ordres brefs et quelques instructions pour le défilé des enfants et l’organisation des services afin d’offrir un spectacle bien religieux, la veille du Vendredi Saint : bougies, encens, parfums, fleurs, tentures rouges et dorées, rien ne sera trop beau. Vous avez veillé vous-même à l’ordonnancement de la répétition. Pour les petits laquais et valetailles, les ordres sont nombreux.

Maria Térésa, à la fois sérieuse et joyeuse, court derrière vous, éperdue d’admiration. C’est comique de la voir dire oui, maître Scarlatti à tout ce que vous ordonnez.

Je souhaite que ces fêtes soient belles.  Moi qui vais collaborer bien indirectement, de bien loin, à cette réussite, moi qui aurais tant souhaité être celle que vous aimez ! Votre sœur de cœur ! Mon goût pour votre musique est si grand ! La beauté des spectacles, l’embrasement que donne la musique est si intense !

Maria Térésa semble toute à son affaire et j’ai pensé qu’ il y a ici autant de personnes de goût et surtout des plus jeunes et  des plus belles qui peuvent vous plaire.

Je me trouve bien démunie et impuissante face à ces jeunes beautés. J’ai oublié mes jolies robes et belles tenues. Tout semble avoir contribué à mon dépouillement. J’aime l’air de la campagne. L’hiver a été froid et sec. J’ai pris l’habitude de marcher dans de petites chaussures sans talons et de porter des robes simples. D’ailleurs, la vie me paraît parfois incroyablement très simple. Mes pieds légers, si près du sol, épousent les courbures de la terre. Les mains dénudées, j’ai abandonné les bagues et les bracelets. Pas plus de colliers et de colifichets, je me trouve suffisamment belle ainsi, imaginant que ma force intérieure se révèle d’elle-même.

Si belle encore je me sens que je ne comprends pas votre insensibilité à mon égard…

Ne saurais-je pas vous guider, vous conseiller habilement plutôt que d’être sous vos ordres ?

 

 Ne pourrais-je pas vous conforter, dans l’entrée de cette période de nos vies où nous allons connaître les blessures du corps, où nous craignons toujours les maladies, les amoindrissements…J’ai gardé mon corps de jeune fille, on le dit, on le remarque au point même parfois que l’on suggère que mon cœur et ma tête soient aussi légers et enfantins. Et cela me plait.

Vous avez gardé votre haute stature, votre regard bleu profond, mais vous devriez soigner votre embonpoint qui parait fort vous envahir. Les enfants hier, ont ri de vous voir vous installer au clavecin avec quelques manières maladroites…

Mais qu’importe ! Vous allez créer une musique faite pour les angelots, plus cristalline et plus étrange que jamais, plus que jamais vouée à la foi d’un Dieu charmant et indulgent pour nous tous. Et j’entendrai votre voix singulière me disant un soir comme celui-là :

 

- Faites donc de la poésie ! Madame, faites ! Encore plus de poésie ! J’en rêve ! 

 

Est-ce cela qui me touche particulièrement chez vous ? Votre envie de rêver, de rire, de vous amuser ! Vous aussi, vous avez gardé, malgré tout, la grâce des esprits enfantins. Inexplicable grâce que je ressens dans votre musique aux milles fantaisies.

Vous gardez une sorte de naïveté obstinée, et en dépit de votre sens aigu des affaires, une façon d’être à côté des graves problèmes de la vie. Les questions les plus simples, celles qui réclament du bon sens vous étonnent encore ! Rêveur !

Je prie réellement cette fois pour que vous jetiez un regard sur moi et non sur les jeunes filles toutes admiratives et craintives.

Certaines sauraient-elles résister à vos assauts ? Je ne sais pourquoi, jeune, l’âme est rétive et redoute toute domination, qu’elle vienne d’un prince, d’une grande personnalité, peut lui chaut. Plus tard, c’est un peu le contraire, les femmes plus mûres se courbent parfois davantage encore devant le pouvoir qui leur paraît peut-être le seul bien solide qui leur reste à espérer obtenir. Elles ajoutent à leurs toilettes encore plus de détails, font ressortir les traits de leurs beautés avec mille subtilités.

Ainsi vous n’avez jamais été sensible à rien d’autre qu’aux femmes les plus distinguées, les plus riches, les plus nobles et qui vous flattent tant et plus. Croient-elles pouvoir partager vos ambitions et vos rêves ?

Je suis certaine qu’une attraction existe entre vous et moi. Mais à chaque fois que nous sommes en présence l’un de l’autre, quelque événement incongru et maladroit survient.

Alors, vous vous trouvez découragé, je ne parais pas répondre à vos ordres. J’ai l’air de ne pas vous entendre quand vous ordonnez. Je ne supporte pas la soumission à votre gloire, je ne peux m’empêcher d’échapper à votre pouvoir.

J’ai trop souffert des malentendus inutiles. Tant pis pour moi.

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NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: "La mantille noire..."