Hier soir, la présence de l’abbé Del Collo a compromis toute approche entre vous et moi. C’était une fort mauvaise opportunité. L’abbé Del Collo, exubérant, agité, écoutait vos paroles, tout en me couvant du regard. J’étais fort embarrassée et je comprenais bien que l’image que je présentais à vos yeux devait paraître trop frivole. L’abbé Del Collo ne cessait de me plaisanter bruyamment, avec son énorme rire, avec ses gestes inconsidérés, il frôlait par instant mes robes et manqua même de me faire trébucher. L’incident fit rire les jeunes filles, ajoutant encore à ma déconvenue.

 

Quelques minutes plus tard, je ne pouvais plus vous parler. Lisa, enthousiasmée, vous a présenté Anastasia Maxarti Ximénes, la jolie indolente qui n’a pas seize ans.

Cette cour de demoiselles s’empresse de vous servir, de vous tourner les pages, de vous apporter un siège, et de rire, de se pâmer, et d’espérer enfin que l’une d’entre elles soit l’élue.

 

Je prie en douceur, avec calme, détermination, quoique toutes les apparences soient contre moi, que le moindre mot que je prononcerai, je le sais, sera pour vous contrarier, et que ni l’un ni l’autre, ne sauront nous trahir davantage.

 


 

 

 

 

 

 

 

 Lettre  N° 13                                                            San Felicides , 14 avril 1740

 

 

 

 

 

                                                Cher S.

 

 

 

 

                                                Les belles fêtes ont passé. Elles m’ont rappelé celles de la Cour. Tant de splendeurs rassemblées soudain dans le couvent de San Félicidès.

L’après- midi, après les Vêpres du jeudi avec les angelots, les marmailles enfantines s’inclinant à votre passage et celui des grands de la Cour, et ces dames sous les arceaux de fleurs, c’était somptueux ! J’ai regretté que Maria Barbara n’ait pu venir et encore plus l’absence d’Inès.

Avec les modestes moyens dont nous disposions, c’était vraiment beau et touchant.

Bien sûr, au dessus de tout, vos dix sonates ont métamorphosé la soirée.

Qui ne vous a félicité, applaudi, et n’a tenté de s’approcher de vous !

Je crois que je ne suis pas la seule à aimer les hardiesses et les surprises que ne ménage pas votre musique. Chacun y puise de la joie, une sorte d’apaisement de l’âme, de ses tourments et même une forme de sagesse, de celle qui peut nous aider et nous guider pour chaque jour qui nous est donné.

Je me suis tenue le plus près de vous, mais je me suis sentie comme invisible et indigne de marques d’intérêts particuliers.

Je n’ai que votre musique pour me satisfaire de l’existence d’un bonheur sublime, comme si le bonheur ne pouvait plus exister pour moi, que sous cette forme irréelle!

Qui m’eût dit qu’un jour, ce serait la seule forme de bonheur que je connaitrais et qui devrait suffire à me combler.

Et j’entends les duègnes, si habiles à se résigner, de dire : « Mais enfin, il faut vous y faire, l’âge est là…vous devez vous satisfaire des nourritures spirituelles… Et c’est déjà bien beau,  car peu de femmes peuvent même y parvenir…»

Je les entends aussi se concerter : Il est venu chercher une nouvelle épouse. Mais laquelle choisira-t-elle ?

Chaque matin, je m’éveille avec cette pensée qui m’enrage. Mes rêves de la nuit vous font apparaître déguisé, sous les traits d’autres hommes que j’aurais pu aimer, il y a bien longtemps. Votre présence flotte encore dans les lieux. Vous êtes le grand Scarlatti, et en même temps, cet homme qui a pris ses repas avec nous, qui marche et qui flâne comme nous dans les allées du parc, dans les couloirs et parmi les arcades des bâtisses. Que vivrais-je de plus intense, si je partageais vos nuits ?

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: "La mantille noire..."