Cher S.

 

 

 

                                                On parle beaucoup de vous ici. Vous êtes devenu le centre de nos conversations. On dit beaucoup de choses à votre sujet. Parmi toutes les choses rapportées : il y a deux ou trois morts dont vous seriez la cause, sans doute. Obscures affaires liées à votre passion dévorante aux jeux et à vos redoutables gains, mais je ne veux pas prêter foi à des propos déformés, portés par des jalousies et des aigreurs. Mais j’en suis si fâchée que cela a jeté une ombre sur le plaisir que me procure votre musique. Ma passion s’est refroidie, quoi que j’en veuille !

 

C’est l’été. Notre couvent avait organisé un repas - banquet sur les pelouses du jardin. Pour nous, les dames, il s’agissait d’un repas amélioré, pour fêter les trente ans de présence de Maria Térésa Alberra. C’est une femme de grande expérience, pleine de gentillesse et de générosité.

Mais quelle surprise ce fut de vous voir arriver au milieu de nos libations. Modeste, discret, vous n’étiez pas, cet après-midi-là, le centre d’attraction attendu.

Nous nous sommes retrouvés attablés l’un en face de l’autre, et je ne cherchai pas à vous entretenir. De votre côté, le même jeu était de mise ; vous vous adressiez de préférence à la jeune Isabella ou à la secrète Corinna, et même à la timide et gourmande Anastasia sans vous soucier de tout le reste. Le repas a été très joyeux. De nombreux incidents sont venus égayer nos humeurs : deux jardiniers sont venus se joindre à nous, alors qu’ils n’étaient pas invités, et mieux encore, quelques ouvriers, artisans désoeuvrés qu’on avait pris pour des voleurs, car nous ne les avions pas reconnus… et ce fut une suite de rires autour de ces broutilles et des plats servis en désordre. Nous avons beaucoup ri de tous ces dérangements. De temps à autre, je guettais votre mine, mais rien, toujours votre air imperturbable…Vous ne riiez pas aux farces, décidément, non, comme si une éducation trop sévère vous avait dérobé la possibilité de puiser aux joies simples de la vie.

 

 

Je vous observais et me consolais, me rappelant les propos que nous avions échangés après le baiser et les questions qui me brûlaient alors.

 

- Mais quelle éducation avez-vous reçue en Italie ?

 

- Une éducation bien sévère. Mon père n’a jamais attendu rien d’autre de moi que quelque chose d’exceptionnel. Il fallait que tout soit exceptionnel et extraordinaire. Je n’avais pas d’autre choix. Et je n’en n’ai jamais voulu d’autre.

 

-         Extraordinaire ! Exceptionnel ! Me suis-je écriée naïvement.

Hé bien, moi, ce fut tout le contraire ! Il ne fallait pas, dans notre famille, pour mes sœurs et moi, pour rien au monde, nous faire remarquer ! Bien obéir raisonnablement, avoir quelques idées judicieuses et pratiques pour arranger sa vie, élever ses enfants et être bonne et indulgente avec son mari.

Mais surtout, ne pas se faire remarquer !

 

J’avais conscience qu’en vous parlant ainsi, je contrariais l’image que vous aimiez avoir d’une femme, ou simplement, votre propre image. Nous étions jeunes alors et je ne prêtais pas autant d’attention que maintenant à ce que je pouvais dire. Cependant, j’ai réfléchi après.

Vous vous êtes fait une idée du monde et des femmes qui ne peut être bousculée par les propos d’une personne comme moi, usant d’une liberté si naturelle et si spontanée. Et puis, je ne suis pas musicienne, ni d’un rang suffisamment noble… rien qui n’entre dans les vues d’un homme tel que vous. Oui, votre père ne voulait-il pas que son fils soit un aigle parmi les vautours ? Et effet, vous n’avez jamais partagé votre vie avec d’autres personnes que des princes,  princesses et reines ?

La supériorité de ces femmes est évidente et écrasante.

Je connais l’intelligence vive de Maria Barbara, son sens de la loyauté, de la fidélité et sa volonté de profiter de ses avantages supérieurs pour ne pas faire souffrir de tristesse ceux qui l’entourent.

 

Aussi, vous n’avez pas parlé, aujourd’hui, pas esquissé un seul sourire. Et habitué à user de vos tours d’esprit, vous vous êtes adressé aux jeunes filles pour dire que le pâté ne ressemblait en rien à vos croches ! Qu’il était trop lourd, trop indigeste, vraiment, qu’il manquait d’assaisonnements subtils, d’herbes et de piments…

Les jeunes filles riaient ne comprenant rien à vos goûts si complexes. Nos tenues d’été, agrémentées de fleurs ont dû vous charmer, mais vous avez fini par préférer houspiller les jeunes servantes et serveurs. Vous êtes parti, en refusant de jouer, malgré nos demandes pressantes, nous privant ainsi de la meilleure partie de vous-même. C’était pourtant un si bel après-midi !

Le soir, je suis allée prier Dieu dans la chapelle, comme pour mieux veiller à mes secrets, je me suis couchée enfin, gardant aux joues et aux yeux, plein de ces picotements bien singuliers, propres aux empreintes laissées par la gaieté et les  rires.

 


 

 

 

 NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: " La mantille noire..."