J’ai 10 ans, je m’appelle Louis-Marie. Louis, parce que je suis né le 15 février 1710 comme notre roi et Marie parce que c’est le nom de ma mère. C’est drôle de penser qu’à 10 ans l’autre Louis est roi et que moi…je suis moi…rien que moi, c’est tout.

Il ne faut pas croire que je me plains ou que je suis envieux, je suis même assez satisfait de ce que la Providence m’a donné.

C’est ainsi que je vis à Versailles. Eh oui, grâce à son travail de blanchisseuse, maman a obtenu un logement dans le château. Oh, une bien petite soupente dans le grenier des Grands Communs, il y fait très chaud l’été et très froid l’hiver mais au moins, nous n’avons pas à supporter la compagnie des rats comme petit-Pierre qui loge avec sa famille près des cuisines.

Je ne suis pas très grand pour mon âge, mais c’est égal, les dames du château me trouvent belle tournure même si la boiterie dont je suis affligé gâte ma démarche. A cause de cette infirmité, les autres enfants (sauf petit-Pierre car c’est mon ami) se moquent de moi ; dès qu’ils me voient, ils me poursuivent, ils me font courir dans l’espoir de me voir tomber.

Ce sont des sots, mais je ne leur en veux pas, ces courses m’ont appris à dompter cette maudite jambe et je suis assez fier d’être capable de me déplacer avec une grande vélocité sans chuter. Mon penchant naturel à ne voir que le bon côté des choses fait que je m’accommode aisément des petits tracas de la vie.

Je pense que je tiens cette qualité de ma mère. Elle semble toujours de bonne humeur, même l’hiver quand après avoir passé toute la journée à laver le linge dans les auges de la Grande Cour des Ecuries, elle rentre à la nuit tombée avec l’onglée. Ces soirs-là nous nous couchons avec tous nos vêtements pour éviter que le lendemain ils ne soient raides de glace, nous nous blottissons l’un contre l’autre et maman glisse ses pauvres mains gercées sous ma chemise en m’appelant « sa petite bouillotte du bon dieu ».

Je ne sais pas si monsieur le curé serait très content de l’entendre mêler le bon dieu à nos histoires… En tout cas, ce n’est pas lui qui va avoir des engelures, car dès les premiers froids, il visite assidûment les appartements bien chauffés. Je le vois assis près de l’âtre à deviser parfois, avec des dames, à somnoler souvent, ses mains blanches posées sur son ventre rond.

Je me dis que la charge n’est point trop pesante et qu’il serait peut-être bon d’y réfléchir pour plus tard.

Pour l’instant, je jouis de la grande liberté qui m’est offerte de vaquer à mes occupations à ma convenance.

Quand il fait beau, j’accompagne maman, nous arrivons dès potron minet, à l’heure où l’eau des auges est encore claire, je l’aide à rincer et à transporter le linge. Elle peut ainsi s’acquitter d’un surcroît de travail et gagner jusqu’à 60 livres dans le mois. Il lui arrive de chanter en frottant draps et serviettes mais je dois parfois tendre l’oreille car les hennissements des chevaux couvrent sa voix.

Depuis mon accident, je suis terrifié par ces animaux excitables et souvent imprévisibles.

J’avais 6 ans quand cela s’est passé. Ce jour-là, nous étions arrivés trop tard pour avoir une bonne place autour des auges, l’eau était grisâtre et maman hésitait à y tremper son linge, elle craignait que Mme de Villars la renvoyât si le résultat n’était pas satisfaisant. J’étais debout près de l’auge et je m’amusais à chasser la mousse avec un bâton ; cela ne fut pas du goût d’une des blanchisseuses qui m’arracha le bâton des mains tout en m’envoyant une taloche qui me jeta à terre. Pendant que ma mère menaçait d’en venir aux mains avec cette méchante femme, je m’éclipsai et j’allai roder vers les écuries. A cette époque j’aimais bien sentir l’odeur des chevaux, je n’avais pas peur, je me glissais près d’eux et je caressais leur tête.

La curiosité m’amena vers un bel animal à la robe pommelée mais au moment où j’avançais la main, sans doute un peu trop brusquement, il donna un violent coup de tête qui m’atteignit au menton et me projeta contre la paroi de la mangeoire. Quand je voulus me relever, je me rendis compte que ma jambe droite ne pouvait plus me porter.

Maman m’emmena chez le rebouteux qui déclara qu’un os de ma jambe était cassé, il me fit une attelle et me recommanda de bouger le moins possible pendant au moins 2 mois si je voulais que mon os se recolle droit.

Il faut croire que j’ai bougé plus que de raison ou que l’attelle était mal posée, en tout cas quand ma jambe fut démaillotée, outre qu’elle était toute chétive elle était plus courte que l’autre. Et depuis lors, je boite.

Cela ne m’empêche pas d’arpenter les couloirs du château dès que j’en ai le loisir et je me suis même promis d’en visiter les 226 pièces.

Avant mon accident, il m’arrivait de croiser notre roi, sa gouvernante, Mme de Ventadour lui permettait parfois de jouer avec moi, « parce que tu es propre », disait-elle en me caressant la tête.

Il ferait beau voir que le fils d’une blanchisseuse soit pouilleux et sale comme un gueux me répète maman en m’étrillant  à m’arracher les larmes chaque jour que Dieu fait.

C’est sans doute le prix à payer pour m’attirer les faveurs de toutes les belles dames de la cour. Tout en passant leur main dans ma chevelure que j’ai abondante et naturellement bouclée, elles m’appellent leur angelot.

Je me dis que le paradis doit offrir un bien curieux spectacle s’il est peuplé d’anges boiteux comme moi. Mais peut-être que les anges ne se servent pas de leurs jambes puisqu’ils ont des ailes…

En tout cas, moi j’ai besoin de mes jambes pour exercer mon travail, car c’est un vrai travail que celui de porteur de billets. Grâce à ma chétive corpulence, je me faufile aisément entre la foule qui se presse dans le palais. La joliesse de mes traits fait oublier la gaucherie de ma démarche et nombreux sont ceux qui usent de mes services. Je n’ai pas d’égal pour porter une missive rapidement et en toute discrétion de la cour du château au Grand Trianon.

Aujourd’hui alors que je rentre d’une course au Petit Parc, je suis appelé par Mme de Lauragais, elle se penche vers moi et me murmure à l’oreille :

-         mon angelot, veux-tu bien remplir une nouvelle mission secrète pour moi ?

Les petits frisottis de sa perruque me chatouillent la tempe et tout mon corps est envahi par une délicieuse sensation malheureusement gâtée par l’odeur fétide de son haleine.

Pauvre mademoiselle ! Cette maudite imperfection fait d’elle la cible de toutes les railleries. Il n’est jusqu’à ses serviteurs les plus proches pour proclamer avec force éclats de rires que dieu a été bien méchant avec elle pour lui avoir mis le cul à la place de la bouche !

Le mot est certes cruel mais aussi bien plaisant et je dois reconnaître que petit Pierre et moi nous en rions encore.

Mme de Lauragais me tend un pli que je dois aller porter, toute affaire cessante, à M. le Comte. J’ignore son nom mais je connais sa figure pour lui avoir à maintes reprises transmis des missives .

Je m’empare du précieux billet et tourne les talons avant que la dame n’ait le temps de poser un baiser sur ma joue.

Je dépose mon billet au fond de la petite besace que m’a confectionnée maman après mon accident.

-         tu pourras ainsi-  m’avait-elle dit- transporter tous tes trésors tout en t’aidant de ta béquille.

J’ai conservé depuis lors ce petit sac que je garde toujours avec moi et dans lequel les mots qu’on me confie rejoignent tous mes petits trésors : un ruban que Charlotte, la sœur de petit Pierre m’a donné, un mouchoir en dentelle que j’ai trouvé près de la fontaine, une toupie cassée que m’a abandonnée Charles de Chaumont et plein d’autres choses encore.

Tout en refermant le rabat de la besace, je me dirige vers un coin de la galerie, je suis momentanément à l’abri des regards et si quelqu’un s’avise de m’y trouver, je pourrai toujours me mettre à pisser contre le mur, je ne serai pas le premier s’y j’en juge par l’odeur nauséabonde qui s’en dégage.

Je me livre alors à la plus excitante de mes activités : la lecture du billet.

Eh oui, moi, Louis-Marie, 10 ans, fils de blanchisseuse, je sais lire.

Monsieur le curé serait choqué s’il le savait.

Mon enfant, reste à la place que notre Seigneur t’a choisie Tu ne dois pas contrarier les desseins de Dieu en sortant de ta condition.

Je me demande si Monsieur le Curé est devenu curé pour éviter à Dieu une grosse contrariété, car enfin,  il sait lire, lui, il ne travaille pas la terre comme l’ont fait avant lui son père et son grand-père. Il est vrai qu’il use de son savoir pour porter la parole de Dieu, alors que moi, je ne porte que de simples billets…

C’est égal, j’ai moi aussi une mission et je suis bien aise de pouvoir la remplir.

Je pourrais certes me contenter de faire seulement ce que l’on attend de moi, mais à quoi me servirait de connaître parfaitement toutes mes lettres si je ne pouvais lire ?

Je n’ai plus le souvenir précis du moment où j’ai su déchiffrer, je me rappelle seulement les paroles de Mme de Chaumont :

-         Marie, laissez donc cet enfant ici, il risque de vous encombrer et mon linge ne sera pas prêt à temps

et les heures merveilleuses que je passai ensuite où assis dans un coin de la salle d’étude j’écoutais les leçons dispensées par M. de Monconduy aux jeunes Charles et Philippe.

J’ai ainsi appris à lire sans presque m’en rendre compte et en veillant bien à ce que personne ne le sache, même maman ignore à quel point je me délecte des romans que je trouve parfois abandonnés dans un fauteuil.

Mais aussi émouvant que  soit le roman, sa lecture ne me procure jamais autant de plaisir que celle de mes petits billets.  Ainsi celui que je tiens pour l’heure serré entre mes doigts, avant de l’ouvrir j’en  caresse doucement le grain, il est lisse et doux, je le porte à mon nez, une odeur subtile s’en dégage ; assurément, on y aura mis quelques gouttes de parfum, j’en écarte les plis dégustant par avance les secrets qui s’y trouvent.

Hélas, des voix qui s’approchent me commandent de faire vite, je n’ai que le temps de saisir ces quelques mots : « Mon cher ange, je me languis de vous. Je vous attends comme d’habitude, votre…» et d’enfourner rapidement le billet dans le sac.

Je sors prestement de mon coin et manque de renverser M. de Breillat qui me semble bien pressé de se soulager. Je dois maintenant me hâter car Mme de Lauragais m’a vivement  recommandé de remettre le pli avant le souper. Quand je me présente à la porte du cabinet de M. le Comte, ce dernier s’apprête à sortir, je lui tends le billet, il l’ouvre, son visage pâlit et il me congédie d’un seul mot : « file ! ».

Je n’ose pas lui dire que Mme de Lauragais attend une réponse, je vois bien que la lecture de ce billet l’a affecté mais je ne comprends pas pourquoi. Comment des mots aussi doux que ceux que j’ai lus peuvent-ils vous rendre aussi chagrin ?

Je suis sans doute trop jeune pour tout comprendre, je demanderai à Charlotte de m’expliquer, elle va fêter ses 17 ans à la prochaine St Jean, elle doit savoir. Avec un peu de chance, elle me laissera la remercier en lui posant un baiser dans le cou. Peut-être…

Tout à coup, je ne suis plus aussi pressé de rendre compte de ma mission, je crains fort  la réaction de Mme de Lauragais, assurément le silence de M. le Comte va l’inquiéter.

Je décide alors d’attendre le lendemain et de regagner notre logement.

Ce soir, le château est en grand émoi, M. le Régent offre un grand souper suivi d’un bal. Je peine à me faufiler parmi tous ces gens qui s’affairent et l’heureuse perspective d’aller dès demain matin quérir pour quelques deniers à l’échoppe du père Quentin un ou deux gâteaux me fait oublier mes ennuis futurs.

Quand je referme la porte de notre logement, je me sens tout étourdi et je mets quelques minutes à m’habituer au silence.

Je m’assieds sur le lit et j’entreprends de vider ma besace de ses trésors, j’aime bien les regarder, je crois que j’ai toujours le secret espoir d’en découvrir un qui me serait inconnu.

Alors que je pense avoir vidé tout le contenu du sac, je sens sous mes doigts les plis d’un feuillet et… en une fraction de seconde, je revois Mme la Comtesse de Bremond qui au détour d’un couloir me saisit par le bras, me fourre un billet dans la main et me glisse rapidement à l’oreille :

-         va-vite le porter à mon maître de musique, M. Chanteclerc, tu le trouveras dans le petit salon bleu.

Et tout aussi nettement, alors que Mme de Brémond  s’en retourne et que je dépose le billet dans mon sac, je revois Mme de Lauragais s’approcher de moi pour me confier sa mission.

Juste ciel ! Qu’ai-je fait ? Ou plutôt que n’ai-je point fait ?

Cette bévue risque de ruiner ma réputation, plus personne ne va me faire confiance.

Oublier un billet…Comment ai-je pu  être aussi distrait ?

L’esprit égaré, je déplie machinalement la feuille et me mets à lire :

Avez-vous noté que cela fait cinq mois aujourd’hui que nos routes se sont croisées ?

J’entends fêter cette rencontre aux yeux de tous et pourtant en secret. Pour ce faire promettez-moi de m’accorder ce soir votre première danse au bal du Régent.

J’attends votre réponse.

Votre Louison.

Louison…Louise de Lauragais…Je n’ai pas besoin de la signature, l’écriture que j’ai immédiatement reconnue me fait mesurer l’étendue de ma  double faute.

Dans ma précipitation, et parce-que j’avais oublié Mme de Brémond j’avais remis à M. le Comte un billet qui ne lui était pas destiné ! La peste soit de la vessie de M. de Breillat qui ne m’a pas permis de lire à loisir le maudit billet qui m’aurait évité une si fatale méprise!

Comment réparer cette erreur ?

Pour l’heure, c’est impossible, les préparatifs de la fête m’empêchent de déambuler à mon aise, je décide donc de me coucher, peut-être que pendant mon sommeil une bonne fée réparera le dommage….Je dirai à maman qui ne manquera pas d’être surprise en me voyant si tôt au lit, que j’ai mal à la tête.

Quand je me réveille, le jour n’est pas encore levé, maman s’approche de moi l’air inquiet, elle me dit que je me suis agité toute la nuit et que je n’ai cessé de gémir. Je me blottis dans ses bras retardant le plus possible le moment ou je serai obligé de réfléchir sérieusement aux moyens de réparer ma bévue.

Maman partie, je me sens bien triste, je décide d’aller chercher un peu de consolation auprès de petit-Pierre, je passe devant l’étal du père Quentin mais les douceurs qu’il a exposées ne me tentent même pas tant mon accablement est grand.

Je  retrouve mon ami  au milieu d’un petit groupe, enfants et adultes mêlés, qui jacassent pire que dans une basse cour. Comme je m’approche, Charlotte en me voyant  me prend par le bras et m’entraîne à l’écart.

-         Figure-toi, me dit-elle qu’hier soir, avant le souper il y a eu grand charivari. Peu avant 6 heures, M. le Comte de Brémond est entré brutalement dans le petit salon bleu où M. Chanteclerc donnait sa leçon de musique, en trois enjambées furieuses il s’est approché de ce dernier et l’a souffleté si violemment que le pauvre M. Chanteclerc s’est retrouvé dans l’instant, cul par-dessus tête. La pauvre Melle Solange – tu sais , celle qui a un œil vairon- était si effrayée qu’il a fallu lui porter les sels. Sur ce, M. le Comte est sorti en lançant à M. Chanteclerc : « Monsieur, si je ne vous tenais pas en si piètre estime, je vous demanderais raison de votre ignominie sur le champ ».

Je peux t’assurer que le maître de musique n’en menait pas large, il était blanc comme la poudre de sa perruque qui était paraît-il, toute de guingois sur sa tête.

Oh ! comme j’aurais voulu voir ça, s’esclaffa Charlotte en battant des mains.

Je la regarde, bouche ouverte comme les carpes du grand bassin ; je balbutie :

-         tu es certaine  de ce que tu dis ?

-         Pour sûr. C’est Mariette, la gouvernante de Melle Solange qui m’a rapporté la scène, elle était présente.

Connaissant la réponse j’hésite à lui demander de quelle ignominie il s’agit.

-         De…de quoi s’est rendu coupable M. Chanteclerc ?

-         Comment ? Tu n’es pas au courant ? Depuis hier tout le monde en parle, il paraît que M. le Comte a découvert qu’il était plus cornu que le plus cornu de tous les cerfs du Grand Parc et que ça lui a fort déplu !

Charlotte marque un silence et ajoute :

-         Quand même, ce Monsieur le Comte toujours prêt à sortir son sabre pourvu que le lieu de bataille soit l’alcôve ne souffre pas que sa femme, qui dit-on fut délaissée dès après la nuit de noce, coure le guilledou…Eh bien moi je dis que c’est bien fait. Voilà.

Et Charlotte ponctue ces mots en mettant les deux poings sur ses hanches, elle est si charmante dans sa colère que j’en oublie mon trouble et je me mets à rire.

Elle reprend alors :

-         C’est égal, j’aimerais bien savoir comment il a su, car enfin…personne ne connaissait le secret, pas même toi, n’est-ce pas ?…

 

 

Fin

 

 

(documentation : Derrière la façade  de William Ritchey Newton)

NB: Retrouvez les textes de Marie-Françoise Chevais avec la rubrique "Rechercher"