« Quand il s’agit de sauver la Patrie, le bon soldat ne craint pas la mort. 

Comme chaque matin, Paul, s’appliquait à recopier, en respectant scrupuleusement les pleins et les déliés, la maxime morale que son maître avait inscrite tout en haut du tableau noir, juste en dessous de la date : Samedi 25 Mars 1916.

A présent, il se concentrait difficilement sur le texte de la dictée qui faisait ressurgir en sa mémoire les jours maudits de l’été 1914 début de tous leurs malheurs :

« La guerre.

 Le premier août vers quatre heures du soir, le tocsin retentit lugubrement dans mon village. Puis  un roulement de tambour se fit entendre. Des visages inquiets apparurent aux portes. Les ouvriers  abandonnèrent vivement leur travail. Les ménagères sortirent précipitamment dans la rue. Silencieusement la foule s’amassa autour de l’appariteur. Celui-ci donna un dernier coup sur sa caisse. Il glissa rapidement ses baguettes dans leur étui. Puis il déplia une feuille de papier et lentement  il lut le décret de mobilisation. »

 

Non, Paul ne pouvait oublier ce 1er août torride où il avait vu leur paisible vie familiale basculer, pour des années, dans l’angoisse des lendemains. Occupé à ramasser les épis au milieu des moissonneurs, tout en haut du plateau des vignes,  il avait entendu les cloches du village sonner à toute volée comme prises d’une lugubre frénésie. Aussitôt, son père et ses deux frères aînés avaient adossé leurs faux contre la haie, laissant femme et enfants continuer à mettre en gerbe, et ils avaient couru sur la place de la mairie.

Les gendarmes, arrivés au galop de leurs chevaux, avaient déjà placardé sur la porte une grande affiche blanche et, sous les deux petits drapeaux tricolores entrecroisés, chacun pouvait lire ces mots : «Ordre de mobilisation générale. »

Les trois hommes étaient à peine étonnés : depuis plusieurs jours déjà, ils sentaient que des événements graves se préparaient. Sur la voie ferrée Metz-Nice qui passait juste derrière leur jardin potager, les trains se succédaient,  acheminant matériel et armes vers la frontière de l’est et, à table,  Paul entendait avec inquiétude la conversation de son père et de ses  aînés : « Il y en a qui sont déjà partis pour garder les voies, la guerre va venir. C’est sûr qu’elle va venir. Pourvu, au moins, qu’elle attende la fin de la moisson. »

James, l’aîné, savait qu’il ne disposait que de quelques heures pour faire ses adieux à sa grand-mère ainsi qu’à Andrée, sa promise.  Persuadé d’être définitivement de retour avant les premiers froids, il n’avait pas perdu de temps à rassembler de chauds vêtements, refusant même les paires de chaussettes de laine tricotées durant les veillées d’hiver que Manzo, sa mère, lui tendait en un geste protecteur de tendresse maternelle.

« Ma pauvre Manzo, c’est tout à fait inutile, je serai revenu  avant les labours. Donne-moi plutôt quelques uns de tes délicieux petits pâtés pour le voyage, cela me sera plus utile ! »

Il avait occupé ses dernières heures à rassurer les siens, leur brossant un tableau quasiment idyllique de cette guerre de revanche qui  allait enfin permettre à leur génération de laver promptement l’affront infligé au pays par la défaite de 1870 et d’annexer de nouveau l’Alsace, terre bénie du ciel, trésor toujours convoité, disputé par les nations voisines.

 

Après le départ de James, avait commencé pour toute la famille, l’attente anxieuse des cartes postales ou des lettres ouvertes et tamponnées par l’autorité militaire dans le cadre de la censure. Ces lettres n’apportaient donc que peu de renseignements sur les conditions de vie au front. Elles rassuraient sur l’état de santé, accusaient réception des colis si désirés, exprimaient de nouveaux besoins auxquels Manzo se hâtait de répondre. A la lueur des flammes de l’âtre, ses soirées étaient toutes occupées à tricoter  gants, chaussettes et bonnets.  La petite Madeleine imitait sa mère, s’essayant à réaliser une écharpe pour le Noël  de ce grand frère tant admiré. Elles cuisaient aussi, dans le four à pain de la chambre à four, force brioches, madeleines et  pains d’épice. René avait  glissé  dans le paquet une petite lime destinée à graver des morceaux d’obus transformés en bagues  et deux paquets de tabac ; Paul y ajoutait une tablette de chocolat ; Jean, ses biscuits préférés. La mère  complétait l’envoi par quelques bandages, un flacon de teinture d’iode ainsi que de l’occipoux destiné à exterminer la vermine qui grouillait sous l’uniforme, sans oublier bien sûr une médaille bénie de la Vierge.

 

Un an plus tard, c’était au tour du père de répondre à l’appel. En dépit de son âge et de trois enfants encore jeunes, il lui fallait partir. Les visages se faisaient alors plus soucieux  et les corps plus accablés.

A partir de ce jour, fréquenter régulièrement la classe de cours moyen de  ce petit village du Bassigny, était devenu  impossible à  Paul contraint de participer pleinement aux travaux des champs. Son manque d’assiduité forcée le désespérait. Il est vrai que,  contrairement à ses frères, Paul n’avait jamais pris aucun plaisir au travail de la terre lorsque, pendant les vacances, il se devait d’aider à la fenaison et à la moisson. Lui qui épargnait, en cachette, la vie de toute une nichée de souriceaux nés clandestinement dans une poche de son veston, souffrait extrêmement lorsqu’il lui fallait participer au cérémonial entourant la mise à mort du cochon ou ouïr pendant des heures les meuglements déchirants de la vache à qui on venait d’enlever son veau pour le conduire sous le couteau du boucher.  Il ne rêvait alors qu’au moment où il retrouverait livres et cahiers sous la juste autorité de son maître respecté, Monsieur Girardin. Ses moments de liberté étaient entièrement consacrés à la lecture des livres de la bibliothèque  paternelle et au dessin ; il prenait un plaisir extrême à copier les caricatures de Daumier relatives au monde judiciaire. Depuis son plus jeune âge, il était totalement déterminé à quitter la ferme pour rentrer dans l’étude d’avoué de l’un de ses  cousins, à une trentaine de kilomètres, dans la sous-préfecture des Vosges.

 

Depuis le départ du père, le travail était devenu accablant pour tous. Les journées interminables débutaient à l’aube par la traite des vaches qu’il fallait ensuite conduire aux pâtures du pré-de-Moine ; elles se poursuivaient par le nettoyage  des étables, les soins aux animaux , les travaux des champs suivant les saisons, la coupe et la rentrée  du bois de chauffage et, depuis que la réquisition des chevaux par l’armée condamnait la charrette à l’immobilité, les longues marches pour se rendre au bourg situé à sept kilomètres, afin de s’y ravitailler.

Le soir du 31 mars 1916, Paul, après une de ces lourdes journées de labeur, trouvait encore le courage d’écrire à James pour lui donner des nouvelles rassurantes de toute la famille et le tenir informé des tâches accomplies. Il lui tairait sa fatigue, ses craintes et même la grande peur ressentie quelques heures auparavant : alors qu’il ramenait le troupeau de vaches à l’étable à l’heure de la traite, il s’était  brutalement trouvé acculé le long du mur par une mère devenue subitement agressive après avoir été séparée de son petit veau. Paul s’était cru perdu. Cependant, il était parvenu à s’arc-bouter, à la saisir par les cornes pour faire pivoter sa tête  puis à se dégager. Au moment de prendre la plume, Paul tremblait encore d’émotion mais il  n’alarmerait pas inutilement son frère.

« Mon cher James.

Je suis malade, je ne peux plus causer mais ça ne sera pas grave tranquillise toi ; nous avons fini  la semaille aujourd’hui ; l’autre jour nous avons resté à la charrue jusqu’à la nuit, maman bêche le jardin… Nous avons reçu des nouvelles de papa hier, il dit qu’on va remplacer les jeunes qui sont dans les usines par des pères de cinq enfants, il ne sait pas s’il ira. Nous avons mis aujourd’hui les deux veaux au champ…Nous sommes tous en bonne santé… »

Sa carte postale écrite, comme chaque soir, Paul partirait dans l’obscurité pour passer la nuit chez sa grand-mère. En effet, depuis la mobilisation de son fils, elle était de plus en plus angoissée, se relevait, très agitée, au milieu de la nuit pour entreprendre, le tour des granges et des hangars, à la lumière vacillante de sa bougie, tout en priant de sa voix tremblante la Vierge Marie et tous les Saints patrons ou en chantonnant dans une réminiscence de la guerre de 1870 :

 « De t’éveiller il n’est pas l’heure encore

Disait la mère à son enfant chéri

Dors mon mignon, dors bien jusqu’à l’aurore

Je te dirai quand viendra l’ennemi.

Je te dirai quand viendra l’ennemi. »

Cette situation inquiétait beaucoup Manzo qui avait demandé à Paul de rejoindre, à la fin des  soirées, le logis de son aïeule afin de la rassurer et… de la surveiller. Paul n’osait pas avouer l’inquiétude qui le saisissait lorsqu’il lui fallait suivre les déambulations de la vieille femme à travers les dépendances obscures animées par le vol rapide des chauves-souris ou celui, lourd, de la chouette qui rentrait de la chasse, une souris couinant dans le bec.

 

Le seize juin 1917, le sommeil était long à venir. En dépit de la fatigue d’une journée toute occupée à ratisser les foins du clos des Achets, Paul se tournait et se retournait sur son « plumon ». La perspective du lendemain, où il lui faudrait bêcher seul le champ de betteraves du Blanchemont avant d’aider à rentrer deux chariots de foin, ne le réjouissait guère. Mais ce qui alimentait son angoisse, c’était la conversation qu’il avait eue avec son frère René, juste après le dîner. Ce dernier lui avait fait part de son intention de devancer l’appel afin de joindre ses forces à celles de tous les hommes partis combattre. René était conscient des problèmes que son départ poserait à toute la famille mais il était intimement persuadé que son devoir le plus impérieux consistait à s’engager pour la patrie. Paul n’avait osé l’en dissuader, convaincu par l’enseignement de son maître que « la France a besoin de soldats aux bras nerveux.» Il était cependant paniqué à l’idée de rester, lui, à douze ans, seul responsable avec sa mère de la bonne marche de l’exploitation. Certes, Jean son cadet de deux ans se montrait vigoureux et vaillant et la petite Madeleine, en dépit de ses sept ans, ne rechignait pas à l’ouvrage, mais Manzo était exténuée. Le crâne à présent toujours enserré dans un fichu de coton, elle souffrait de maux de tête de plus en plus intolérables.  Le crayon anti migraine au menthol du père Blaize  était impuissant à calmer le battement de ses tempes douloureuses alors qu’elle s’affairait  à préparer la soupe ou la potée dans la cuisante chaleur de l’âtre. Comment allait-elle réagir au départ de son deuxième fils sur le front, alors qu’elle contemplait déjà si tristement, à chaque repas,  les deux places laissées vides autour de la table ?

 

Après le départ de René, Paul prenait parfois la main de Madeleine pour l’emmener prier dans la petite chapelle de Grand-Rupt espérant que Dieu entendrait leurs voix, arrêterait cette horrible guerre et permettrait ainsi à  leur père et à leurs frères de rentrer  sains et saufs à la maison.

Pour être plus sûrs d’être exaucés, ils  ne quittaient le pré qu’après s’être ensuite agenouillés, dans une dernière supplique, au pied de la Vierge qui veillait sur la source ferrugineuse, afin de l’implorer à son tour.

La  voix de ces deux enfants s’était-elle  perdue dans le bruissement des feuilles de peupliers bordant la Meuse ou, Dieu, submergé par les innombrables appels au secours de ces peuples martyrs, était-il devenu sourd ?

 

Paul sut, le soir du 8 septembre 1918, que leurs implorations n’avaient pas été entendues : René venait de mourir sur un lit de l’hôpital militaire de Dijon, emporté par la grippe espagnole contractée sur le front. Manzo, prévenue par la Croix Rouge quelques heures plus tôt de son état alarmant, avait mis toute son énergie à se rendre au plus vite à son chevet, mais en vain. Elle arriva quelques minutes après son décès et demeura inconsolable. Dans les jours qui suivirent, elle s’empara des vêtements de toute la famille, les mit à tremper dans la grande marmite habituellement destinée à faire cuire la soupe des cochons, afin de les teindre en noir. Même les socquettes, les rubans, les jolies petites robes blanches de Madeleine n’échappèrent pas à ce traitement.

C’est alors que pour Paul, comme pour des millions de familles, commença  l’intolérable temps du « jamais plus ».

Jamais plus, au début de ses journées, Manzo n’entendrait l’interpellation taquine « Hé alors Zoé ! », suivie de quelques affectueuses plaisanteries.

Jamais plus la joyeuse ambiance des veillées partagées avec les amis devant la cheminée.

Jamais  plus, pour le père, pour les trois frères, la solidarité au travail des champs saluée par le joyeux « tirlipp ! » de l’alouette familière.

Jamais plus la voix ferme de René conduisant ses chevaux à l’abreuvoir  adossé au lavoir où souriaient toujours quelques lavandières sous le charme: 

« Hue, Frivole ! Hue , Fauvette ! »   et son inimitable « Brrrr ! Brrrr ! »

Jamais plus… Plus jamais…

Mais pour toujours son nom gravé dans la pierre du monument aux morts élevé sur la place de la mairie « en mémoire des enfants de Levécourt, morts pour la France ».

Debout devant le monument, Paul se rappelle du jour de son inauguration, de la solennité de la cérémonie débutant par une célébration religieuse dans la petite église décorée de drapeaux, de guirlandes et de fleurs où une nombreuse assistance se pressait. Plus que de tous les discours officiels vibrants de patriotisme, exaltant le courage, la vaillance et l’abnégation des victimes, il se souvient de la voix émue mais décidée de sa petite sœur Madeleine en train de réciter des poèmes de circonstance ainsi que de celle de son instituteur , évoquant la  mémoire de ses anciens élèves à qui il avait inculqué, en bon hussard noir de la République, cette notion de devoir absolu envers la patrie.

Face au curé, au maire, au conseiller général, au conseiller d’arrondissement, au député, au sous-lieutenant représentant l’armée, il revoit ses parents brisés de douleur et rongés certainement par les remords. Remords de ne pas avoir, par patriotisme, su dissuader René de s’engager.

Il revoit James écrasé de chagrin et de la  culpabilité d’être revenu, lui l’aîné, indemne de l’enfer.

Pour tenter de se convaincre malgré tout  de l’utilité de cette mort révoltante, Paul se redit la maxime enseignée par son maître :

« Mourir pour  la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. »

 et, pour retrouver son énergie, il évoque la conclusion d’une de ses dernières dictées :

« Courage donc, petit soldat de l’armée immense ; tes livres sont tes armes, ta classe est ton escadron, le champ de bataille est la terre entière, et la victoire, la civilisation entière. »

Sur ce champ de bataille là, Paul est bien décidé à se battre avec opiniâtreté, afin de contribuer à la défense du droit, au règne de la justice et de la paix.

 

 

          NB: Retrouvez les textes de Renée-Claude avec la rubrique "Rechercher"