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              La photo est en noir et blanc, un peu sepia. On y voit un groupe de femmes qui posent. Elles sont une quinzaine et ont adopté la mise en place classique de ce type de photo de groupe. Les plus grandes sont au fond, les petites au milieu, et sur les cotés deux d’entre elles sont assises sur des chaises. Devant le groupe se tiennent trois fillettes, debout.

            Les femmes sont habillées simplement, dans des tenues qui évoquent des vêtements de travail ou de sortie aux champs. Une seule d’entre elles se distingue par une relative élégance, c’est l’une de celle qui se tient derrière une des enfants. Elle a les deux mains posées sur les épaules de la petite fille devant elle, et elles regardent toutes deux droit vers l’objectif. Peu de détails la distinguent des autres, la façon dont ses cheveux sont noués, un foulard autour du cou, une attitude peut être.

            Les femmes posent sérieusement, l’une a passé le bras autour des épaules de sa voisine, elles sourient toutes d’un air concentré. Sans la présence de lits superposés peu amènes sur le coté de la photo, ce groupe ferait penser à l’immortalisation d’un camp scout, un été quelque part. Et pourtant, c’est l’unique photo qui rappelle le séjour de Jeanne et Annette en déportation en 1944. Annette a cinq ans, c’est l’une des trois fillettes.  C’est ma mère. Je ne sais pas grand-chose de cette période, j’ai même oublié le nom du camp. Ma mère m’a souvent expliqué qu’il ne s’agissait que d’un camp de travail, et que les femmes n’y étaient pas maltraitées plus que nécessaire. Jeanne, ma grand-mère élégante qui se tient derrière elle, je l’ai peu connue. Elle refusait le plus souvent d’évoquer cette époque, et j’étais trop jeune pour m’y intéresser plus que cela. Pourtant cette photo, avec son coté groupe de vacances, m’intriguait suffisamment.

            Jeanne a toujours prêché l’élégance comme une condition de survie. Elle était toujours apprêtée, droite et frêle.  L’élégance les a sauvées, Annette et elle.
            Jeanne était couturière. Elle habitait en Lorraine, dans une petite ville où elle taillait les robes de la bourgeoisie locale. Il y avait deux couturières à Hagondange, mais Jeanne était la plus courue des deux. Un beau jour, Jeanne, son mari Jean et Annette furent déportés dans des camps séparés, les femmes d’un coté, les hommes de l’autre. L’invasion avait eu lieu depuis plusieurs mois, la vie était difficile, mais l’annonce de la déportation fut subite. On raconte qu’à son retour, Jeanne trouva l‘autre couturière installée dans son atelier. Des voisins avaient dénoncés Jeanne et Jean, accusés d’écouter radio Londres.

             Dans la région, le travail obligatoire était une réalité installée. Les familles se divisaient entre Malgré nous, Résistants, STO, et la cohorte de ceux qui n’avaient encore aucune étiquette. Comment se passa leur transfert dans les camps, dans quelles conditions, je ne sais rien de tout cela.

            Lorsque je m’étonnais de la prestance de ma grand-mère sur la photo du camp, ma grand-mère souriait fièrement. On me racontait que la femme du directeur du camp avait rapidement perçu l’intérêt qu’elle pouvait tirer de la présence de Jeanne dans son établissement. A cause de ses petites touches d’élégance, suffisamment déplacées pour être remarquées, Frau Wieler s’intéressa à Jeanne et découvrit ses talents de couturière. Jeanne parlait un allemand parfait, comme beaucoup de lorrains. Elle avait pris soin de parler régulièrement allemand à Annette, ce que les autres déportées du camp désapprouvaient, afin de permettre à la fillette de comprendre ce qui pouvait se dire autour d’elle.

            Frau Wieler prit l’habitude de faire sortir Jeanne et Annette du camp pour les faire venir chez elle. Au début, Annette restait assise pendant les séances de couture, regardant sa mère s’activer à la machine. Au moins, elles étaient au chaud. Petit à petit, Frau Wieler leur proposa une boisson chaude, un chocolat ! Puis même de quoi manger. Elles n’avaient pas le droit d’en parler, et ne pouvaient rien ramener au camp. Jeanne ne pouvait pas dire qu’elle parlait avec Frau Wieler et qu’elle était passée du rôle d’exécutante à celui de conseillère. J’imagine que Frau Wieler était finalement assez isolée, s’étant retrouvée dans cette maison à l’orée du camp, au bord d’un petit village où elle ne connaissait personne, parce que son mari était directeur de ce camp. Frau Wieler avait une fille, Gertrud, du même age qu’Annette. Annette et Gertrud ne se croisèrent jamais.

               Jeanne cousait de plus en plus souvent chez Frau Wieler. Celle-ci décida de l’emmener avec elle à la ville la plus proche, pour y choisir des tissus. Jeanne refusa tout d’abord. Il n’avait pas été question d’emmener Annette dans cette expédition, et elle ne pouvait laisser sa fille seule au camp. Bien qu’elle échappât le plus souvent à des travaux plus pénibles qu’une après-midi de couture, les conditions du camp étaient suffisamment rudes pour qu’elle n’envisage pas d’y abandonner sa fille pour une sortie.

Une première fois, il fut convenu qu’Annette resterait dans la maison de Frau Wieler sous la garde de la gouvernante de Gertrud pendant que sa mère accompagnait Gertrud et Frau Wieler en ville. Tout se passa au mieux, les deux femmes et Gertrud effectuant l’aller-retour rapidement, accompagnées d’un homme en uniforme. Apparemment, Herr Wieler se prêtait suffisamment aux caprices de sa femme pour lui concéder un véhicule, un garde et une détenue.

               En un an, cette occasion se répéta plusieurs fois, jusqu’à ce que Frau Wieler propose d’emmener également Annette. Ce jour-là, Gertrud ne voulait pas se rendre en ville pour une raison ou une autre, sa gouvernante devait rester avec elle, et Frau Wieler ne voulait pas renoncer à ses achats.

C’est ce jour là que Jeanne et Annette s’échappèrent. Frau Wieler était entrée seule dans une boutique de meubles, laissant le garde et les deux détenues dans la voiture garée devant. Elle sortit sur le pas de porte pour demander au garde de la rejoindre un instant. Il entra derrière elle, Annette et Jeanne restant dans la voiture. Au bout d’un certain temps, Jeanne sortit sur le trottoir. Cette occasion lui semblait inespérée, peut-être un piège. Elle resta là, Annette derrière elle dans la voiture. Comme Frau Wieler lui avait passé quelques vêtements pour cette sortie, rien n’indiquait aux passants qu’elle était en fait une détenue du camp voisin. Frau Wieler regardait parfois de son coté à travers la vitrine. Annette la rejoignit sur le trottoir, Jeanne était incertaine.  Elles étaient là, toutes deux devant la voiture, quand Frau Wieler les regardant à travers la vitre à nouveau, leur fit un petit signe de la tête. Un hochement, comme un assentiment. Annette ne savait pas quoi en penser. Frau Wiler eut alors un mouvement de la main, avec un froncement de sourcil, plein d’exaspération. Annette ne bougea pas, mais Jeanne mis sa main dans la sienne. Annette regarda sa fille, Frau Wieler, ses sourcils soucieux, et se mit en marche.

               Elles se cachèrent près de la gare. Un peu plus tard dans la soirée, elles montèrent dans un train direction la France. Avaient-elles de l’argent, des billets ? Je ne l’ai jamais su.

               Elles étaient seules dans un compartiment, Annette dormait, la tête sur les genoux de Jeanne, lorsqu’elles furent contrôlées. Jeanne lisait ostensiblement un journal allemand trouvé là. Dans ses habits de Frau Wieler, nourrie au long de ses après midis de couture, elle n’avait pas l’air d’un fugitive. Au « Papier, bitte » du militaire, Jeanne expliqua en allemand parfait qu’il lui fallait les chercher dans son sac, sous la petite. « Lassen Sie die Kleine schlafen » « laissez la petite dormir » répondit le garde. L’arrivée était loin, il avait le temps de repasser.

             Il s’éloigna en refermant doucement la porte du compartiment. Jeanne se regarda dans le miroir au dessus des sièges qui lui faisait face, et remit en place sa tenue. L’élégance, toujours.

              Le jour se leva le long des vitres du train. A chaque gare, Jeanne craignait une irruption dans son compartiment. A Trier, une étrange agitation sur le quai lui fit craindre le pire. Mais à y bien regarder, il y avait là peu de militaires, juste une ébullition, une foule. Prenant son courage à deux mains, elle fit glisser la porte du compartiment quand une famille passa dans le couloir devant elle. « Entschuldigen Sie mich, aber, was passiert, bitte ? » La femme lui cria quelque chose en lui tendant son journal, et poursuivit son chemin. « Der Krieg is aus » répéta Jeanne. Annette se réveilla, Jeanne lui caressa les cheveux, la guerre est finie, remets bien ton ruban.

 

 

NB: Retrouvez les textes de Michèle Lessaire avec la rubrique " Rechercher"