Pouvoir souffler un peu, ne plus avoir à s'occuper de rien, admirer ces vertes collines boisées, se réjouir à l'idée de rencontrer ce couple d'instituteurs français installés dans les Aurès depuis trois ans maintenant, partager avec eux un repas, parler français ! Tout simplement parler, ne plus avoir à communiquer par gestes sur les moindres détails de leur quotidien, avoir enfin des clés pour appréhender la vie de ces villageois au milieu desquels ils s'étaient installés voilà maintenant un mois, exaltés par leur tâche, instruire leurs enfants !

            L'été avait été fort mouvementé. Leur mariage d'abord, le 21 juillet, à l'église Saint Martial de Limoges, car elle avait tenu au mariage religieux, même si Guy considérait ces bondieuseries comme une mascarade.

            Elle l'avait rencontré deux ans auparavant, à une soirée organisée par son école normale de filles,  il se préparait lui aussi à devenir instituteur, et ses idées de justice et d'égalité l'avaient séduite autant que son allure, oui, c'était un bel homme. En se mariant, ils avaient pu obtenir un poste double, et c'est en Algérie qu'ils avaient commencé à exercer.

            Ce mariage avait été une belle fête, ils étaient plus d'une cinquantaine, les amis aussi étaient présents, et tous avaient cependant l'idée qu'ils ne se reverraient pas de sitôt. Ils leur avaient fait part de leur admiration de les voir quitter si jeunes la métropole. Oui, l'Algérie, c'était la France, mais quand même...

            Puis ils avaient organisé leur voyage, rassemblé manuels et ouvrages, ils savaient que ce n'était pas là-bas qu'ils trouveraient matière à enseigner. Le départ enfin, en bateau, de Marseille, il y a tout juste un mois, le premier octobre 1954.

            On les avait nommés dans la petite école d'un village accroché au flanc du  massif montagneux, ils y étaient les seuls maîtres, et c'est avec beaucoup de cœur qu'ils avaient entrepris d'apprendre, en français bien sûr, le calcul et l'écriture à ces enfants pour lesquels, Guy le lui avait souvent répété, c'était une vraie chance d'être scolarisés. En effet, 90% des jeunes musulmans étaient illettrés. Alors que les enfants des colons, eux bénéficiaient du même enseignement qu'en France métropolitaine. Son pays n'avait pas à se vanter de cela. Car l'Algérie, disait Guy, c'était la France, ses grands domaines agricoles étaient prospères, et nous lui devions l'accès à la culture, pour que les jeunes algériens puissent devenir médecins, ingénieurs agronomes, instituteurs, et prendre en mains leur destin. Elle partageait les idées libérales de son mari qui ne concevait pas, ce n'était pas encore dans l'air du temps, que l'on puisse écrire et compter en arabe. Elle baragouinait bien quelques mots d'arabe avec les plus petits de ses élèves, pour les mettre à l'aise.

            Dans le bus qui les emmenait ce matin-là chez les Talmont, il y en avait deux, et elle avait réussi à comprendre qu'ils allaient passer la Toussaint chez leur grand mère. Elle profitait du voyage pour leur nommer en français ce qui les entourait, et ils lui étaient reconnaissants de ce cours improvisé.

            Guy somnolait, la tête sur son épaule, et Hadj Sadok, le caïd, lui faisait passer des dattes en signe de bienvenue.

            Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils avaient été bien accueillis. Leur petit logement de fonction n'avait pas l'eau courante, certes, mais deux femmes étaient affectées à leur service, pour la cuisine et le ménage, et l'une d'elles leur avait même la veille préparé un bain dans une grande bassine. Finalement ils étaient ici comme des coqs en pâte, certainement mieux que dans une petite école des environs de Limoges, et puis, ici, ils se rendaient réellement utiles !

            Le chauffeur du car était très à l'aise sur cette route escarpée, mais elle n'était qu'à moitié rassurée, à voir le ravin qui la bordait. Le car était plein, et les caquètements des poulets qu'on emmenait à la famille couvraient les discussions des paysans. Il arrivait qu'on double un âne chargé qui se rendait dans un de ces hameaux perdus que l'on apercevait ça et là. Le ravin se rapprochait alors dangereusement.

            A cette époque de l'année, les champs de blé étaient ras, les forêts de chênes encore bien touffues, et s'il n'y avait pas eu les oliviers, plantés d'ailleurs par les français au début du siècle, on aurait pu se croire dans les Cévennes. Même les maisons, pour certaines, avec leurs toits en pente et leurs cheminées étaient, tout comme les indigènes, assimilées.

            C'est au détour d'un village qu'elle les aperçut. Dans leurs djellabas sombres, un tissu blanc noué sur la tête et, c'était inquiétant, la mitraillette à la main, ils étaient une bonne douzaine qui barraient la route à l'autocar. Que pouvaient-ils bien vouloir, étaient-ce des bandits, là pour détrousser les voyageurs ? A part son alliance, elle n'avait pas grand chose... Le chauffeur du car semblait les connaître et ne fit pas de difficulté à s'arrêter. Hadj Sadok lui fit signe de se cacher entre les sièges mais Guy, qui s'était réveillé, voulut descendre du car pour leur montrer qu'il était sans argent et n'appartenaient en aucune manière à ces colons riches et arrogants qu'ils aaient croisés à leur arrivée à Alger. Elle suivit son mari et Hadj Sader sortit aussi. Celui-ci avait pris soin de se munir d'un petit pistolet qu'il avait dissimulé dans les plis de sa gandoura. Tout alla ensuite très vite. Une dispute éclata entre le caïd et le chef du petit groupe, il fit un mouvement pour se saisir de son arme cachée dans les plis de son vêtement, à quoi répondit une rafale de mitraillette qui le faucha ainsi que son mari, et elle, qui se trouvait à côté.

            Une douleur aigüe lui transperça la hanche, et avant de s'évanouir elle put les voir transporter dans le car le caïd qui semblait mourant. D'eux, on ne se préoccupa pas. Plus tard, dans la journée, d'autres français, dont les Talmont, vinrent les récupérer au péril de leur vie. A Jeanine, tout en la conduisant à l'hôpital, ils expliquèrent qu'ils avaient été les victimes du FNL, qui n'en voulait en fait qu'au caïd Hadj Sadok, ancien officier de l'armée française. Eux, les victimes civiles, avaient juste eu le malheur de se trouver là. A Guy, ils n'avaient rien eu à expliquer. Bien malgré lui, on fit de sa mort l'un des premiers jalons de la guerre d'Algérie. Jeanine Monnerot, vingt et un ans, était maintenant veuve, et terriblement vieille.

           

                NB: Retrouvez les textes d'Aline Henry avec la rubrique " Rechercher"