Je ne sais pas si c’est le bruit de la pluie dehors ou le feu qui craque à ce point dans la cheminée … mais ça m’a réveillée. J’ai appris à dormir debout pendant les poses et quand je dis ça à Samuel, il fronce les sourcils, il ne comprend pas qu’on puisse vouloir gagner quelques sous pour si peu, pour  faire le chat perché comme il dit. Il a alors un sourire forcé, mais je crois plutôt qu’il n’aime pas Juliette.

 

Je n’aurais jamais cru devenir aussi rapidement intime avec Juliette. La première fois que j’ai rencontré Madame Juliette Drouet, c’était devant la grille toute neuve sculptée aux pointes, avec de grandes balances dorées au milieu qui donne un air de château à la Maison du Gouverneur qui est aussi notre maison familiale. La dame était là pour une histoire de visa.  Nous nous sommes saluées, j’avais dans les bras un baquet de légumes du jardin et elle s’est extasiée devant la bonne mine de mes tomates ! Elle m’est apparue imposante mais douce. J’étais curieuse mais intimidée. Elle m’a plu tout de suite et je décidai de l’accompagner jusqu’au vestibule et au bureau de mon père. L’entretien auquel j’assistais fut courtois et agréable, et la conversation se prolongea : elle voulait faire venir des rames de papier, des fusains, des pastels, des sanguines. Nous les aurons sous huit jours lui assura mon père. Elle en fut ravie.

 

C’est au marché de Saint-Pierre quelques jours plus tard qu’elle me demanda si je voulais bien lui servir de modèle. Elle me confia son projet : un dessin qu’elle voulait encadrer et offrir à mon père en remerciement de son accueil chaleureux et de ses services. Ce dessin représentait, au centre, le portrait en pied d’un ancien gouverneur de l’île apprécié par tous les Guernesiais : debout, tête nue, il tenait dans ses mains les plans des entrepôts du port et des nouveaux quartiers de Saint-Pierre ; son attitude modeste contrastait avec l’imposant Fort de Saint Georges en arrière-plan. Juliette m’avait placée aux pieds du bienfaiteur, j’étais censée représenter la population reconnaissante, je portais un panier de fleurs et de fruits de l’île. Et dès le lendemain -puis à raison de deux séances par semaine- je prenais le chemin de sa petite maison dans le haut du bourg. En trois semaines le dessin fut achevé, le résultat fut très joli. Puis il y eut un second projet. Nous en sommes aujourd’hui au troisième : c’est un sujet mythologique.

 

  - Le menton, Alice !

 

Oui le menton, c’est toujours le menton qui faiblit en premier lorsque la pose se prolonge et que la rêverie m’envahit ; c’est comme un voile agréable et très fin qui m’enveloppe mais qui finit par peser sur tout mon corps comme un édredon !

 

C’est dans ma nature de rêver. Souvent je laisse aller mon âme -surtout du côté de l’océan- mes pensées se volatilisent dans les vagues. Mais ici, dans ce salon douillet, c’est autre chose, mes rêves restent plus longtemps à la surface de ma conscience à ce point que je ne sais plus si je gouverne mes pensées ou si ce sont elles qui me gouvernent. Depuis que j’ai rencontré Juliette, tout ce que je vis, mes heures de jardin, de marché, mes heures d’études, mes promenades sans fin vers la mer, toutes ces heures, je les retiens en moi jusqu’au soir dans ma chambre où je m’efforce de construire des phrases sur le cahier que Juliette m'a offert dès la fin de notre première séance. Sur la couverture on voit une foule colorée devant un palais et au premier plan une femme masquée qui se retourne. C’est le carnaval de Venise m’a dit Juliette. Sur la première page j’ai écrit : Ma nouvelle vie. J’ai l’impression que tous ces mots multiplient mon existence, la réveillent.

 

Je me souviens presque par cœur de mes premières lignes :

3 novembre 1864. Je m’appelle Alice White. J’ai 17 ans. Je vis à Saint-Pierre-le-Port, lieu de ma naissance. Je suis la fille unique du gouverneur de l’île qui est aussi député de la Couronne, titre qui m’enchante !

Ma mère est morte en me donnant le jour. J’essaie tant bien que mal d’en être digne, de l’imiter, de lui plaire, j’en éprouve parfois du bonheur et, souvent, une sorte d’amertume.

Trois matins par semaine, j’ai la chance de suivre les cours d’un vieux percepteur qui sait m’intéresser à la rhétorique et à l’histoire, et d’un autre plus jeune qui m’enseigne la physique et les mathématiques. Le mardi, c’est catéchisme et latin au presbytère. Mais j’aime aussi passer mon temps au jardin. Dan, un ancien détenu de l’île, m’a appris à semer, planter, piquer les boutures, écussonner les greffes, entretenir les espaliers… Je me rends moi-même au marché de Saint-Pierre et selon les saisons j’achalande les asperges, les tomates, les framboises, les pots d’hortensias, les lys coupés, les bouquets de roses… Le reste du temps j’aime marcher des heures dans les dunes ou sur les grèves, dans les prés de marguerites, sous les pommiers, je joue à cache-cache avec la mer jusqu’aux épaves du cap, et en bien d’autres endroits de l’île.  

 

C’est dans ces  parages qu’il m’arrivait de croiser « le Père Hugo » comme on l’appelle ici, seul avec son chien qui fouillait l’herbe et zigzaguait d’un trou de taupe à l’autre. Je le voyais parfois sortir de la poche de son manteau un calepin sur lequel il traçait des croquis ou prenait des notes avant de reprendre sa marche. Mais la première fois qu’il s’est aperçu de ma présence et qu’il m’a vraiment regardée, ce fut chez mon père, sur les marches du perron, il m’a adressé quelques mots après m’avoir saluée : « Bonjour ma belle ! ». Quelques instants plus tard il demandait à mon père si je pouvais le seconder en accompagnant les petits pauvres qu’il recevait chaque vendredi pour une collation et qui avaient bien besoin d’être entourés.

 

Les mères -ou les sœurs- conduisaient leurs rejetons jusqu’à notre grille. C’était des petits innocents ou des petits voleurs de toute origine : méthodistes, anglicans, catholiques, Irlandais, Français. Je les disposais deux par deux et, après avoir traversé le bourg, nous arrivions le long de l’imposante haie de camélias de Hauteville House ; là, nous attendions devant la demeure que le maître des lieux paraisse. Monsieur Hugo avait un geste affectueux pour chacun, tentait de se souvenir de chaque prénom, participait lui-même au service. Une fois chacun installé autour de la grande table de chêne et avant que ne commence le goûter, il prononçait quelques mots -jamais les mêmes- une sorte de prière de remerciement à Dieu. J’étais fière de lui être utile.

 

- Alice, le menton !

 

Oui bien sûr, je rectifie le menton. Et m’efforce aussitôt de me souvenir des consignes que m’avait données Juliette il y a quelques semaines avec des gestes qui m’amusaient et qui rendaient ses explications lumineuses : « Vous êtes censée (Juliette ne me tutoyait pas encore) marcher, être en marche, vous vous dirigez vers la cheminée mais soudainement votre corps est en arrêt et vous vous retournez vers le miroir. Tout votre corps est en avant mais votre port de tête, le cou, la nuque, et jusqu’aux épaules, sont quasiment en état de torsion, vers le miroir. Votre visage doit exprimer l’étonnement et la révolte, et même un peu de souffrance, et du désir. Un visage passionné, vous voyez ? »

 

Passionné ? Non je ne voyais pas… Alors Juliette m’a expliqué l’histoire de la jeune Perséphone que je représentais, que j’interprétais : « … parce que c’est du théâtre, Alice, c’est dramatique ! Perséphone revient vers sa mère mais brusquement elle se retourne vers celui qu’elle vient de quitter, qui vient de disparaître, on ne le verra pas dans le tableau, c’est Hadès, le dieu des enfers ». C’est une histoire à dormir debout mais je m’efforce sinon de comprendre du moins de respecter à la lettre les consignes.

 

Juliette n’est pas sévère. Au contraire. J’aime lorsqu’elle me parle, j’aime aussi ses silences, notre silence, et sa façon de tenir les bâtons de fusain ou les pastels tout en me regardant d’un regard sans retenue, empli d’une paix qui me comble. Face à elle je suis transparente. J’ai l’impression que nous travaillons ensemble et même que nous ne faisons qu’un.

 

Il n’y a que la pensée de Samuel qui me gênait au début lorsque je me dévêtais pour prendre la pose. Comme si mon ventre, mes seins exposés au regard de Juliette n’étaient plus uniquement destinés -même de façon vague et lointaine- à un homme, un mari  (peut-être à Samuel ?), et que cette virginité dont on m’entretenait depuis si longtemps et dans laquelle j’étais confortée était désormais mise en danger, remise en cause. Me déshabiller était alors pour moi une épreuve qui m’effrayait un peu. Mais assez vite j’en ai pris l’habitude et c’est devenu presque agréable, presque un état naturel. Il m’arrive même parfois de me sentir vraiment dans la peau de Perséphone. Je n’en reviens pas.

 

Samuel est apprenti à la serrurerie de Saint-Sampson. Ce n’est pas tout à fait un ami de toujours mais nous avions peu à peu appris à nous connaître à l’occasion des Fêtes des Enfants. Nous nous trouvons souvent aux mêmes endroits sur la côte, aux frontières de nos deux paroisses, nous partageons alors nos promenades et nos explorations sur l’île, nous nous racontons nos journées. Rien de vraiment important n’a été dit entre lui et moi mais nous nous entendons bien, nous sommes comme deux cousins, un peu timides. Ce n’est pas un béguin mais on nous voit ensemble et on dit des choses… Je crois que mon père n’est guère enthousiasmé de nous savoir tous deux pendant des heures, comme deux chiens sauvages.

 

Aujourd’hui j’ai quitté le jardin de bonne heure, j’ai emporté un couteau et pris la direction de la Maison des Visionnés pour y ramasser des huîtres, mon plaisir ! J’aime cet endroit, je m’y sens libre. Pour y accéder il faut d’abord grimper dessus un étroit plateau, véritable forêt vierge d’orties où couvent en mai de grosses mouettes à même le sol. Je prends soin de ne pas les déranger et les contourne en évitant le vol des mâles qui crient et dansent dangereusement au-dessus de ma tête. Puis je descends vers les rochers en contrebas.

 

Ce matin j’ai détaché quelques belles huîtres que je suis allée déguster à l’abri. La porte de la Maison des Visionnés est murée, on pénètre par les fenêtres qui sont des trous dans les éboulis. Gravé dans la pierre au-dessus du seuil de la porte on peut lire ceci : « on loge à la nuit ». Je me suis installée confortablement dans mon recoin de ruine pour y ouvrir mes huîtres. J’aime sentir dans ma bouche la fraîcheur et le sel et je les mange en regardant la mer. Puis je dépose les coquilles entre les lierres qui courent sur la terre battue et je reste là un temps jusqu’au signal du départ que je suis seule à donner ! Sauf que ce matin, Samuel est là…

 

Il est debout contre l’une des fenêtres, presque élégant : pantalon noir, paletot bleu, chemise blanche. Curieusement il enlève sa casquette, me rejoint sans un mot et là, dans la seconde, il est contre moi, je sens ses mains, ses joues, son sexe, et dans un souffle : «Je veux qu’on se fiance Alice ». Moi je ne veux pas. Pourquoi je ne veux pas je ne sais pas, demain peut-être… j’aurais voulu prévoir et préparer moi-même cette scène inattendue, cette aventure presque monstrueuse, ce jeu imprévu, j’aurais voulu y penser, y goûter autrement, je m’arrache de lui, me désenlise, me défait de ce naufrage, de cet incendie, qu’est-ce que tu fais Samuel, ce n’est pas le moment, je ne peux pas …

 

Pourquoi avoir choisi ce matin pour me soumettre, moi, l’enfant Alice, à la déclaration et à l’emprise ? Ce soir, dans la chaleur moelleuse du salon de Juliette, dans notre nid, mon corps frémit sous son regard maternel et c’est une autre étreinte celle-là, invisible, inconnue, qui m’est accordée …

 

Le tiède engourdissement de la pose est brusquement rompu par une douleur dans le dos comme un couteau dans les omoplates. Je reprends mes esprits et, tout en rectifiant la position, je m’applique à faire l’inventaire de ce salon que me renvoie le miroir, je tente d’endormir la souffrance un peu comme on compte des moutons : je compte les flammes de l’âtre, je compte les tasses, le sucrier et les soucoupes sur le marbre de la table basse, je compte les losanges des carreaux, les livres de la bibliothèque, je pose mon regard sur les rideaux écartés de la fenêtre puis sur le fauteuil où sont posés ma robe en volants bleus à fleurs, mon châle noir et mon petit chapeau tressé. J’examine les objets sur le secrétaire : boîtes de pastels et de pinceaux, vase, encrier, un livre de Victor Hugo, « Les Rayons et les ombres », et des lettres … Un jour, alors que Juliette s’était absentée pour préparer le thé, je n’ai pu m’empêcher de m’approcher et j’ai eu le temps de déchiffrer au dos d’une enveloppe adressée par Victor à Juliette : «Hors le chagrin du cœur, mon secret avec Dieu, de quoi serais-je triste ?». J’ai trouvé ça très beau.

 

Je reviens brusquement en pensée dans la Maison des Visionnés, ou plutôt je m’enfuis –Samuel ne bouge pas. Je ne retournerai pas à St Pierre, je ne veux pas qu’on me voie, qu’on me touche même du regard. Je cours, traquée, en larmes, et me dirige à l’instinct vers le Cap Dicart : cette statue humaine entre la mer et le ciel, je sais, ce n’est pas une statue, c’est une arche brisée, c’est un oiseau dressé, ce n’est rien, que de la roche, je sais que je ne m’envolerai pas, ni ne me noierai... Un instant je me retourne, je suis nue dans le vent nu, à l’intérieur du vent, c’est de la folie, c’est du deuil, du veuvage, je reviens de l’obscur et de l’infranchissable, j’ai tué quelque chose, je me suis exclue de la fascination. Et je porte sur moi le visage de l’amour mort…  

 

- Ton visage Alice !

 

Mon visage est à la mer et je suis lourde comme le bois d’une barque qui prend l’eau. Je reviens maintenant défaite et vide vers Saint-Pierre. Il faut que je sois chez Monsieur Hugo en début d’après-midi avec les enfants, j’ai décidé sans conviction de jouer mon rôle et de me laisser guider par cette occupation. Pourtant, une fois chez lui, sollicitée par les enfants, j’oublie presque tout : je suis à la fois absente et affectueuse, je les place à table, j’encourage les timides, je distribue les bols, les tartines, les parts de chocolats. Peu à peu les enfants prennent de l’assurance ; dans le brouhaha et les rires, certains interpellent « Monsieur !» qui les invite à parler moins fort : Madame Hugo est bien malade, elle repose dans sa chambre.

 

 Après de nombreux allers-retours de la cuisine à la salle à manger, je finis par m’éloigner de l’agitation générale, j’ai besoin de m’isoler. Pour me donner une contenance, je m’emploie à déchiffrer les devises gravées un peu partout sur les poutres et sur le manteau de la monumentale cheminée, je me souviens de celles-ci : «post mortem crux » et en-dessous : « post crucem lux ». Puis j’observe les dessins d’Hugo accrochés sur l’un des murs et reconnais notre Tour Victoria, ses créneaux et ses drapeaux, mais d’une beauté assombrie de taches d’encre et trouée de lumières violentes. Je me retrouve ainsi près de la porte d’entrée, prise soudain d’une tristesse qui m’est presque agréable.

 

C’est alors que j’aperçois -ou plutôt je devine- la présence de Victor Hugo qui s’est détaché lui aussi du groupe et qui s’approche lentement : « Mais où est-elle donc, ou va-t-elle, mon Alice ? »

Après un silence qui me semble une éternité, son front effleurant mes cheveux, il reprend alors par deux fois cette phrase dont il détache doucement les syllabes et que je n’oublierai jamais :

Elle me regarda pour la seconde fois

et la belle folâtre alors devint pensive…

 

Sa voix m’envahit. Sa main est sur ma taille. Chaque mot vient mourir sur mes lèvres. Je suis comme un faon dans son ombre, je ne bouge plus. Ce baiser-là m’emporte et me délivre étrangement. C’est un baiser de légende. Je lève les yeux vers lui, son visage est sans âge et grave. Impossible de lui exprimer ma reconnaissance. Une heure plus tard, c’est troublée et rayonnante que je descends en courant la ruelle qui m’emporte chez Juliette.

 

- Eh bien, je crois que nous avons fini, il ne me reste plus que quelques détails de mobilier, je verrai ça demain, tranquillement. Voilà, nous avons terminé, Perséphone !

Puis : Ah mon Dieu je t’ai appelé Perséphone, Alice !

Nous éclatons de rire.

Je rejoins mes vêtements sur le fauteuil. J’habille la nudité de Perséphone avec la robe de Saint-Pierre-le-Port. Juliette la Française a le cheveu défait et le visage rougi de la chaleur des braises. Elle m’embrasse ou plutôt nous tombons dans les bras l’une de l’autre, ma joue sur sa poitrine brûlante et son visage enfoui dans le châle noir de la jeune fille de Guernesey. Je sens soudain en moi, au terme de cette incroyable journée, une force prodigieuse. Je suis déliée, détachée de ma mère. Je m’appelle Perséphone ! Nouvelle née. Désormais retournée vers l’avenir. Décidée… Décidée à me rendre… je ne sais où encore. Mais le menton levé… 

 

 NB: Retrouvez les textes de François Etévenard  avec la rubrique "Rechercher"