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- Néomaye, a dit ma Mère, c’est la fête de Saint Georges, tu devrais descendre au Bourg pour prendre un peu de bon temps.

Ce n’est pas en restant ici à faire la servante que tu trouveras un parti.

 

- Elle  a de ces bonnes idées ma mère, aller m’amuser et trouver un parti, moi qui n’ai pas un sous vaillant, ni même une robe gracieuse pour aller danser !

 

La Saint-Georges, c’est notre fête paroissiale, héritage du temps où le village était anglais. C’est surtout l’un de ces rares jours de l’année où il est possible de moins travailler et d’aller danser, il vaut mieux ne pas le rater.

 

C’est ainsi que ma vie d’adulte a commencé…

 

Cette fête, à laquelle j’étais partie l’air maussade et la mine boudeuse, se révéla beaucoup plus riante que je ne l’avais imaginée. Jeux de palets et de boules en bois se succédèrent, entrecoupés de tire à la corde et de courses en sac.

Enfin, les hommes s’affrontèrent dans ces compétitions, les femmes et les jeunes filles assises sur des bancs se contentèrent d’applaudir et d’encourager  leurs champions. Les enfants, de leur côté, couraient partout, surtout là où ils n’auraient pas du être.

 

Quand les musiciens arrivèrent, l’un portant son accordéon dans le dos et un violon sous le bras, l’autre une magnifique vielle, il y eut un instant de silence.

 

Cela n’a été qu’un instant, car aussitôt les couples se formèrent pour se presser à leur suite dans la grange à Martin.

 

C’est à cet instant que j’ai vu le Firmin qui me regardait !!!

 

Je le connaissais de vue le Firmin… Il habite chez ses parents rue de la Commanderie, mais jamais je ne m’étais imaginé qu’il pouvait s’intéresser à moi.

 

Nous ne nous sommes pas quittés de l’après midi, sauf lorsqu’il allait nous quérir un verre de vin pour se rafraîchir. Il avait réservé toutes mes danses et écartait les importuns d’un œil sévère. C’est bien parce qu’il fallait qu’il aille s’occuper des bêtes que nous avons fini par nous séparer.

 

 

Il a mené les choses rondement, dès le mois suivant il est venu voir mon père pour faire sa demande et à l’automne 1909 nous étions mariés.

 

Il n’y avait pas eu trop de palabres pour parvenir à un accord. Nos familles étaient aussi pauvres l’une que l’autre, et cela avait simplifié les formalités.

 

Quelques paires de bas et camisoles, une paire de sabots neufs plus une usagée, ma croix de baptême et une coiffe, deux paires de draps au chiffre de ma grand-mère, quelques torchons et mouchoirs et la robe de mariée de l’une de mes tantes qu’il faudra ajuster pour que je puisse la mettre, le tout dans une vieille malle qui a dû connaître des heures plus glorieuses et c’est tout pour moi.

 

Firmin de son côté amenait le droit d’habiter dans une petite borderie aux trois quart en ruines à Chantegrue dans les rivages, elle appartenait à sa famille du coté de sa mère. Il y avait, avec un marais bien utile pour les légumes, une chenièvre et deux ou trois boisselées de vigne… Sa bêche et un daille qui étaient ses outils de travail. Ce n’était pas très rutilant mais nous étions ensemble et chez nous.

 

Il nous a fallu beaucoup travailler pour rendre cette ruine habitable. Mais nous avons beaucoup ri et chanté en réalisant cette tâche bien ingrate. Firmin était gentil, attentionné et quand il arrêtait de siffler l’une de ses rengaines pour me parler, il avait toujours un mot gentil à mon intention. Ce furent, quand j’y repense aujourd’hui, des jours que je qualifierais d’heureux.

 

Cette période de notre vie de couple fut importante, car passés les jours de la découverte mutuelle et les émois de l’amour physique, il faut bien convenir que j’ai vite compris que ma vie n’avait pas beaucoup changé : J’étais servante chez mes parents et aujourd’hui je l’étais chez mon mari.

 

Il n’a jamais été méchant, ne m’a jamais battue, au début il ne buvait pas… Mais le froid et la boue étaient difficiles à vivre. Dans cette zone marécageuse quand il avait beaucoup plu, même le sol de la maison était détrempé, la cheminée ne tirait qu’à la condition de laisser la porte ouverte et la paillasse restait humide. Il faut avoir  rincé sa lessive dans l’eau glacée d’une rivière et voir ses mains toute violettes et fendues de gerçures pour pouvoir me comprendre. A vingt ans on espère tout de même autre chose de la vie.

 

Un an après notre mariage est née Marcelline, c’était  en 1910, une belle petite fille potelée comme une pleine lune, pas méchante pour deux sous, elle ne pleurait presque jamais et nous apporta beaucoup de joie à son père et à moi. Il en était très fier et s’en occupait souvent quand il arrivait de son travail.

 

Mais, les tâches de la journée, jardin, poulailler, lessives, plus la cuisine et la tenue de la maison, les tétées de jour comme de nuit m’ôtèrent toutes forces et me laissèrent anéantie.

 

C’est peut-être pourquoi la naissance d’Emile un an plus tard en 1911 ne m’apporta pas autant de joie, et que le pauvre petit connut des débuts difficiles.

Il pleura toutes les nuits pendant des mois nous laissant éveillés et épuisés au petit matin. C’est à cette époque que j’ai prévenu Firmin qu’il n’y aurait ni troisième ni autre enfant. Mais ses deux petits faisant sa joie,  il ne contesta pas ma décision.

 

Firmin était courageux et bien bâti, deux qualités indispensables pour mener à bien la vie professionnelle qui était la sienne, ses capacités physiques lui permettaient de se placer à la journée sans trop de difficulté, tout le monde connaissait sa ténacité au travail et la qualité de son ouvrage.

 

Il partait dès le point du jour avec sa bêche et son daille et ne réapparaissait qu’en fin de journée au soleil couchant et nous vivions bien comme cela.

 

A l’automne 1911 après la naissance d’Emile il y eut des pluies qui s’éternisèrent pendant des semaines, et il ne trouva plus de travail, ni dans les champs, ni sur les chantiers de maçonnerie. Même la commune qui l’employait occasionnellement à boucher des trous sur les routes en cassant des cailloux cessa de l’employer.

Ce fut un automne difficile et nous commençâmes à avoir vraiment faim.

 

Firmin qui jusque là avait assuré la vie du ménage avec ses gains de journalier se montra de plus en plus abattu devant son inutilité. Il partait toujours très tôt ne rentrant qu’à la nuit, mais les journées pendant lesquelles il ne trouvait pas d’emploi il les passait dans le café de Marie derrière l’église à jouer aux cartes et à boire. De sorte que lorsqu’il rentrait à la maison nous étions un peu moins riches et lui un peu plus amer.

 

Quand j’y repense, je me demande comment j’ai fait pour ne pas prendre mes petits et aller me perdre dans La-Roche-Bourreau qui coule juste derrière la maison.

Les pauvres, ni eux ni leur père n’ont jamais rien su de ces noires pensées qui me traversèrent la tête, mon pauvre bonhomme, il n’y pouvait pas grand-chose, comment aurais-je pu lui faire une vilenie pareille…

 

 

***

- J’ai dû m’assoupir un peu, et c’est le bruit du cadre  tombant de mes genoux qui m’a réveillé.

Quand je veux me souvenir, maintenant que je suis bien vieille, je  prends cette photo et je regarde le visage de Firmin…Alors, tout me revient d’un coup, sorti des replis de ma mémoire.

C’est une photo du mariage d’Eugène un cousin de Firmin, ils sont très beaux tous les deux, les jeunes mariés, elle semble encore une petite fille.

Aujourd’hui ils gèrent une grosse métairie sur les Mées, et ils ont cinq enfants.

Le photographe était venu, nous sommes alignés sur les gradins appuyés au pignon de la maison des parents d’Eugène. Certains ont l’air grave, d’autres rigolards, mais tout le monde s’était mis en frais… Firmin a son costume en velours côtelé et son chapeau et moi la robe de mariée de ma tante que Gaby la couturière a déjà transformée deux fois, j’ai eu bien du mal à empeser ma coiffe, Firmin ne l’aime pas, déjà que je suis plus grande que lui…C’est une photo sépia qui doucement s’efface, mais c’est tout ce qui me reste de lui…

 

J’ai commencé à chercher comment ne pas revivre un hiver aussi difficile, mais toutes mes réflexions sont restées vaines jusqu’à la première foire de printemps.

 

Mes parents devaient s’y rendre pour vendre leurs oies, ce qu’ils faisaient toujours à cette époque de l’année. Célestine ma mère m’avait proposé de les accompagner, cela te changera les idées avait-elle ajouté. C’était tout une aventure, trois heures de voyage pour aller, et autant pour revenir, ma mère et moi dans la charrette avec les oies qui caquetaient, mon père cheminant au pas de la jument, son fouet autour du cou.

 

Nous rentrâmes  brisés en fin de journée, la charrette manquant de confort et la route n’étant pas propice au transport de voyageurs.

 

J’étais un peu moins riche mais j’avais quatre chevrettes attachées par les pattes… Quand Firmin est rentré et qu’il a entendu les bêlements des bêtes et les rires des enfants, j’ai senti à son regard qu’il se posait des questions.

-         Ce sont des chevrettes pour ma mère, elle me les a laissées ce soir pour amuser les enfants.

Il n’a rien ajouté mais son visage s’est détendu. En rangeant mon fourbi, j’ai ajouté :

-     Elle pense qu’en vendant du lait et des fromages elle améliorera son ordinaire…puis je me tins coite.

C’est lui qui relança la question alors que nous étions couchés.

    -      L’idée de ta mère me paraît bonne me dit t-il ! Pourquoi ne ferions-nous pas la même chose ?

     -      Enfin si tu en es d’accord, car c’est à toi que reviendra le plus gros de l’ouvrage !

 

-         Je continuais de me taire, ce qu’il prit pour un acquiescement.

C’était amusant de l’entendre m’expliquer toute mes idées, l’important dans cette affaire, étant qu’il me laisse les mains libres.

Le travail, je savais bien qu’il me reviendrait, mais au moins je l’aurais choisi, et si les choses tournaient bien, nous serions plus à l’aise dans le quotidien.

 

Il n’arrivait pas à s’endormir.

-     Pour l’argent comment feras-tu, et les petits qui s’en occupera ?

 

Je fis mine de réfléchir alors qu’avec Célestine nous en avions débattu tout au long du voyage de retour !

-     T’en fais pas on trouvera bien une solution !

 

-     Tu ne crois-pas que ta mère accepterait de t’aider pour les petits, et qu’elle nous avancerait l’argent nécessaire ?

 

Là, je fis carrément la « benête ».

-     Je n’y avais pas pensé et j’sais pas si j’oserais lui en parler.

 

Il y était déjà dans l’affaire du troupeau de chèvres… Je pourrais construire un Toit à chèvres au bout du fenil au bout… et pour les nourrir tu les emmènerais le long des chemins, dans les chaumes et aux abords des vieilles ruines.

 

Je souriais toute seule dans le noir, tout s’était déroulé comme me l’avait dit ma mère…J e crois bien que tu as pensé à tout, nous verrons demain, maintenant dors.

Cette fois, c’est moi qui ne pus trouver le sommeil et ce jusqu’à la pointe du jour !!!

 

A cette époque c’étaient les hommes qui régentaient la vie des familles et les femmes filaient doux pensaient-ils. Enfin s’ils veulent !!!

 

Au début de 1914, j’avais une douzaine de chèvres et nous commencions à mieux vivre. Tout s’était passé comme nous l’avions imaginé, le prêt de quelques subsides pour acheter les premières bêtes, la garde des enfants les après-midis ou j’emmenais mes bêtes en pâture…

Firmin avait  réalisé sa part du travail en construisant un toit à chèvres qui me permettait d’envisager d’étendre encore mon troupeau. A cette occasion il avait remanié la toiture de la maison qui se trouva être moins humide.

Et surtout j’avais toujours quelque sous d’avance, ce qui m’évitait de me réveiller la nuit en sursaut en pensant au lendemain.

 

Quand ma mère arrivait, j’étais prête, mon ouvrage dans un panier, mon grand parapluie bleu, ma cape en droguet les jours de froidure, un sac  de chanvre pour me couvrir la tête et les épaules les jours de pluie… et une bonne poignée de paille fraiche dans les sabots.

 

C’est que nous partions loin pour trouver des pâtures, quelquefois jusqu’aux vignes de la Roue qu’avait ruiné le phylloxéra, une demi heure de marche, et il fallait que le chien se démène pour empêcher ces vagabondes de s’éparpiller dans les parcelles de céréales. C’était ma hantise, car source de conflits avec les propriétaires.

 

Les vignes à l’abandon étaient un bon lieu de pâturage dans lequel elles ne risquaient pas de faire des dégâts, et si j’avais de la chance j’y trouvais des morilles et de beaux pissenlits quand arrivait la saison.  Les abords des ruines présentaient aussi bien des avantages : des pans de mur me permettaient de m’adosser en me protégeant du vent, les bêtes y croquaient de bonnes pousses de ronces, et pour moi des mûres qui finissaient en clafoutis ou en gelées.

 

Il y avait un endroit que j’affectionnais particulièrement, mais désormais il est lié à tant de souvenirs douloureux que je n’ose plus m’y rendre : c’est le moulin de Bellien. Le lieu est envahi de pruneliers dont se gavent les chèvres, et qui m’offre, assise au pied du moulin, une vue magnifique  jusqu’au village.

 

En suivant la Dive, par le chemin de Sainte Radegonde, on pouvait atteindre un sentier appelé chemin des moulins. Ils avaient disparu, mais subsistaient au beau milieu d’un champ, des tas de ruines attestant de leur présence passée. A l’entour de ces éboulis de pierres déchaussées s’étendaient de vastes buissons de pruneliers, de sureaux et de repousses d’ormeaux.

Je me calais le dos contre un reste de mur, disposais mon parapluie pour pouvoir m’y « cambuter » en cas de pluie. Je n’avais pas à me soucier des bêtes, mon chien y pourvoyait.

Bien installé l’esprit libre, je pouvais me consacrer à mon travail de ravaudage. Ce n’était pas rien comme travail quand il y a quatre personnes à la maison.

Cette parcelle des moulins avait été bien choisie par les anciens, car il s’y faisait toujours sentir un vent soutenu.

 

Un jour qu’il pleuvotait, il n’y a pas de raison climatiques qui empêchent les chèvres de manger, ce jour là, bien calée à l’abri sous mon parapluie, la cape sur les épaules et le sac de chanvre sur les genoux…

 

Je fus tout étonnée d’entendre un bruit, pas un bruit agressif et brutal, non, quelque chose entre une berceuse que grand-mère fredonnait pour nous endormir et les sons tirés du guide chant actionné par la dame patronnesse le dimanche à la messe ou aux vêpres… Jamais je n’avais remarqué un tel événement, qui pouvait bien produire ces sons gracieux ? Je ne pus résister à l’envie de savoir et je suis sortie de mon abri.

Rien, que la pluie qui cingle le visage, que le vent qui agite les arbres et coiffe les éteules. Ce bruit était tout simplement produit par le vent qui se faufilait dans la ruine, sifflait plus ou moins haut en fonction des rafales qui s’engouffraient par une boulite au beau milieu d’un vestige de mur.

C’est le cas de le dire, cette découverte me laissa sans voix. En observant, et en prêtant l’attention je découvris beaucoup d’autres sonorités, tout un ensemble de mélodies qui tour à tour prenaient le pas les unes sur les autres : tintement des feuilles de peupliers, bruissement des feuilles de saules, crépitement dans les ceps de vignes desséchés… un temps de pause, un soupir et tout repartait sur une autre tonalité. Jamais je n’avais imaginé que des bruits puissent être agréables à entendre.

Le soir quand Firmin était rentré, encore toute excitée par ma découverte, je lui en avais fait le récit, il m’avait regardé comme quelqu’un qui n’a plus tout a fait sa tête et je n’avais pas insisté.

Moi, j’étais encore sous le coup de mon émotion, et, une fois dans le lit je me suis surprise à guetter les bruits de mon environnement : vent qui faisait tinter les tuiles, bêtes piétinant dans leur toit, enfants grommelant dans leur sommeil, souffle de mon homme… J’étais heureuse !!!

 

Ce jour là je menais mes chèvres sur Naumont dans les garennes, et il faisait un temps doux, les bêtes étaient dociles et au retour j’étais passé par le moulin de Bellien… j’avais désormais l’oreille attentive à tous les sons, mais celui que j’entendis n’avait rien de naturel. Les cloches de l’église faisaient entendre un tintement que je ne reconnaissais pas. D’instinct je m’étais levée, les yeux vers le bourg. Dans les champs les attelages au travail s’étaient arrêtés, les hommes les dételaient abandonnant là tout leur attirail pour se diriger en hâte  vers le village. J’avais suivi le mouvement pour me retrouver sur la place avec l’ensemble de la population, tous n’avaient qu’un mot à la bouche « la guerre »

 

Avec le recul ce qui me terrorise, c’est que personne ne semblait avoir peur, on parlait de victoire, quelqu’un avait sorti un tonnelet de vin, et l’on se serait cru le soir du 14 juillet.

 

Le lendemain en voyant les premiers hommes partir, les visages étaient déjà plus fermés. Eux  bombaient le torse, remontaient leur bissac sur l’épaule, se claquaient le dos, « Ah toi aussi, on fera route ensemble ». Ils rejoignaient le 125è régiment d’infanterie de Thouars à pied ou en carriole.  L’humeur était bonne on rêvait de lauriers et de victoires…

Les hommes seront-ils toujours aussi naïfs. Firmin était resté très calme comme d’habitude, mais on sentait bien que cette aventure là, lui s’en serait bien passé.

 

Pendant quelques jours il ne se passa rien, que les retours du brouhaha d’un pays qui mobilise… Et puis un matin les cloches avaient sonné le glas… une grand-mère ou un grand-père avaient dû nous quitter.

La nouvelle fit le tour du village laissant tout le monde sans voix.

 

-         C’est Célestin, le petit à Marie et Guillaume, une balle en pleine tête alors qu’il avançait au nord de Paris et qu’il ne savait même pas que les combats avaient commencé.

Il avait son bel uniforme tout neuf, des godillots qui lui arrachaient la peau des pieds… et il était mort à 19 ans alors qu’il aurait du être là, à préparer sa vigne pour la vendange.

 

Cette fois il n’était plus question de victoire, de gloire et de décoration, seulement de tragédie et de douleur. En quinze jours cette scène s’est renouvelée trois fois, un autre petit de vingt ans et un père de famille de trente cinq ans… En plus de la douleur on en était passé à la consternation.

 

-     On essaye d’imaginer, de se mettre à la place des autres, mais c’est impossible, on ne peut et on ne veut pas, imaginer l’inacceptable.

 

Nous avions tant de travail à faire pour remplacer les hommes que la fatigue était le meilleur remède contre la souffrance qui nous tenaillait, l’absence de l’autre, l’absence de nouvelles on ne savait pas bien ce qu’il se passait. Alors on travaillait comme jamais nous ne l’avions fait. Il fallait qu’ils soient fiers de nous quand ils rentreraient pour les vendanges…

 

Les chèvres étaient en train de dévorer un magnifique prunelier derrière le moulin de Bellien quand ce que nous appréhendions toutes se reproduisit, un glas sinistre porteur de chagrin et de larmes.

 

Je n’avais plus le cœur à rester là, et je décidai de rentrer. Cela ne fut pas aisé, les bêtes considérant qu’elles n’avaient pas eu leur comptant de nourriture et mon pauvre chien dut se démener et donner des crocs.

 

Au bout du chemin qui mène à Chantegrue j’ai aperçu quelqu’un qui me précédait, instinctivement j’ai commencé à ralentir le pas… Non je me suis dis… Non ce n’est pas possible… Et je ralentissais toujours.

 

Ce sont les aboiements du chien qui l’ont fait se retourner. A cet instant je  maudis l’animal…

Quand il a levé la main pour enlever son chapeau j’ai reconnu Joseph Dérisson le maire… j’ai poussé un cri… mais aucun son n’est sorti de ma bouche… Les arbres autour de moi se sont mis à tourner, et s’il n’était parvenu à ma hauteur, je me serais effondrée là au beau milieu des pierres.

Le chien a relayé le cri qui ne pouvait toujours pas jaillir de mes lèvres et s’est mis à hurler à la mort.

 

A petits pas, nous nous sommes dirigés vers la maison, les chèvres s’étaient égayées dans les rivages, heureuse de cette liberté accordée.

 

Une grosse pierre servait de banc devant la maison, je m’y suis tassée plus que je ne m’y suis assisse. Ma mère était sortie sur le pas de la porte, elle est venue se placer derrière moi pour m’empêcher de tomber.

 

Joseph se cramponnait à son chapeau et le faisait tourner entre ses doigts.

 

-     Il a été tué sur la Marnes devant Herbisse dans la semaine du 5 au 13 septembre marmonnât-il en n’osant pas me regarder, le 7 très exactement…

 

-     C’est vrai que c’est important l’exactitude dans la mort…

 

Quand je lui ai demandé quand le corps nous serait rendu pour l’enterrer, son trouble a repris de plus belle…

 

-     Il n’y a plus de corps… Rien.

 

-         Comment-cela rien ?  

-         Non, ils se préparaient à passer à l’attaque, la section entassée au fond de la tranchée baïonnettes au canon, il y a eu un grand sifflement, un geyser de terre, de fumées et de corps, puis tout a été fini, il ne restait plus rien…

 

J’ai fermé les yeux et fait silence, essayant de me remémorer nos derniers instants passés ensemble, de retrouver la sonorité de sa voix, et les traits de son visage et enfin les larmes se sont mises à couler.

 

J’ai entendu le maire prendre congé sans ouvrir les yeux, je le plaignais ce vieil homme obligé qu’il était de faire une aussi vilaine besogne. Je n’ai pas bougé jusqu’à la nuit, même quand mes petits sont venus se glisser près de moi.

 

Je n’entendais que le vent dans les arbres et les chèvres qui appelaient pour que je vienne les traire.

 

Le lendemain matin, je ne voyais plus le monde qu’en noir et blanc. Ce n’est qu’après l’armistice que je redécouvris les couleurs en regardant un papillon sur une aubépine, alors que je cueillais des cynorhodons.

 

Aujourd’hui, passé 80 ans les commères du village me disent que ce n’est pas prudent de partir seul avec mes chèvres au milieu des champs…

Que voulez vous qu’il m’arrive…

Est ce qu’il pourrait y avoir  plus beau requiem que de partir dans un bruissement de vent…

 

 

                                          Mazeuil – Avanton. novembre 2008. D Guerville

 

NB: Retrouvez les textes de Dominique Guerville avec la rubrique " Rechercher"