qui s’est engagé sur ce blog entre Viviane Youx et René Minier(*) sur le devenir de l’écriture et le rôle des éditeurs dans notre société m’a incité à me demander s’il était tout à fait déraisonnable de la poser en ces termes. Certes il y aura toujours des écrivains dans notre beau pays, des auteurs à la mode, des emballements médiatiques, et même quelques vrais talents, mais une « littérature » au plein sens du terme, c’est-à-dire un mouvement structuré, ayant une cohérence, un sens, une histoire, qui pourrait l’affirmer avec certitude ? De même que le cinéma italien est mort il y a quelques années, de même est-on peut-être en train d’assister en direct à la mort de la littérature française.

 

Mais nous ne sommes pas à la même échelle, me dira-t-on. Le cinéma italien n’avait pas plusieurs siècles d’existence, la littérature française en a vu d’autres et il est bien présomptueux d’affirmer des choses pareilles !… Oui, cela est vrai. Après tout qu’aurait-on pu prévoir de la littérature française en 1909 ? Ne se résumait-elle pas alors à quelques glorieux survivants du siècle précédent comme Émile Zola ou Anatole France, et n’a-t-il pas fallu attendre le choc sismique de la première guerre mondiale pour voir apparaître les géants qui marqueraient son entrée dans les temps nouveaux ? Pour ce qui est du choc sismique, rassurons-nous, il ne tardera pas à se produire mais qu’en résultera-t-il cette fois ? Le mal me semble plus profond et je me suis concrètement demandé dans les dernières années de ma carrière universitaire s’il y aurait un jour des « vingt-et-uniémistes » comme il y avait des « vingtiémistes », pour reprendre le jargon de notre milieu.

 

Pour ma part j’étais « dix-neuviémiste » et j’expliquais à mes étudiants qu’un tournant fondamental dans l’histoire de notre société avait eu lieu avec la révolution de 1830 qui marquait à la fois l’avènement de la bourgeoisie comme classe dominante et du capitalisme comme système économique, et l’irruption de la génération romantique dans l’histoire littéraire, tout ceci se développant ensuite sans véritable solution de continuité jusqu’aux événements de Mai 68 qui symbolisait en quelque sorte la fin d’une ère, l’assomption et la chute d’une civilisation. Sur les barricades du boulevard Saint-Michel les étudiants imprégnés de culture historique s’amusaient à refaire les Trois Glorieuses, les journées de Juin et la Commune de Paris (qu’en serait-il aujourd’hui où la mémoire a déserté nos consciences ! ). C’était le bouquet final d’un superbe feu d’artifice dans une efflorescence de métadiscours (psycho-critique, socio-critique, structuralisme) fondés sur une opiniâtre interrogation des œuvres du passé (pauvre Flaubert mis à toutes les sauces ! ). On se battait pour ou contre Roland Barthes, on allait à Cerisy dénoncer l’illusion référentielle de l’écriture narrative, au théâtre il y avait Mnouchkine, Chéreau, Grotovski, Kantor, Julian Becq et tant d’autres ! Et puis et puis… il n’a pas fallu plus d’une décennie pour que tout ceci ne fonde comme neige au soleil. J’ai pu observer matériellement le rétrécissement progressif dans les librairies du Quartier Latin du comptoir réservé à la littérature critique, jusqu’à sa disparition totale, puis la disparition des librairies elles-mêmes. Et aujourd’hui quel est l’état des lieux ? Pour ce qui est du roman, quelques glorieux auteurs du siècle passé (Modiano, le Clezio, Kundera), un trublion crépusculaire qui réduit le monde à ses particules élémentaires. En poésie ? Qu’on ne vienne pas me dire que quelqu’un puisse prétendre aujourd’hui à une réputation tant soit peu comparable à celle de Prévert ou d’Aragon. Et pour ce qui est du théâtre !… il a éclaté en une multitudes de petites chapelles qui se survivent tant bien que mal (c’est le théâtre des catacombes), et quelques orgueilleuses cathédrales qui entretiennent un culte suranné - notre nouveau TAP à l’architecture austère et glacée, si superbement clos sur lui-même et tournant le dos à la ville en étant à cet égard une illustration exemplaire.

 

Ceci ne suffirait pas cependant à me faire désespérer tout à fait si l’on ne pouvait y voir le symptôme d’une mutation plus profonde et qui me semble, pour le coup, irréversible. J’ai parlé de disparition de la littérature « française », faisant ainsi implicitement référence à l’idée de nation. Or n’est-ce pas ce concept même qui est en voie de disparition ? À l’heure où l’on voue un culte à la « diversité » et où l’on prône partout le « métissage culturel » (sans paraître du reste s’apercevoir de la contradiction) la nation apparaît, entre les communautés ethniques ou régionales d’un côté et l’état planétaire de l’autre, comme une sorte d’instance intermédiaire en voie de disparition. L’évoquer autrement que sur le mode de la repentance devient éminemment suspect. La Marseillaise n’est plus que l’hymne d’un club de foot que l’on « supporte » (O  le bel anglicisme ! ) quand il gagne et que l’on siffle quand il perd. Mais ne nous engageons pas plus avant sur ce terrain sous peine de passer pour ringard et nationaliste ! On me dira d’ailleurs que « littérature française » peut s’entendre aussi dans le sens de « francophone », faisant ainsi référence non plus cette fois à la nation mais à la langue. Mais alors là !…

 

 

 

La faillite de l’enseignement du français dans le système scolaire, dont les « pédagogistes » et les zélateurs de Jules Ferry se renvoient tour à tour la responsabilité est éloquente. Il s’agit en réalité d’un phénomène qui les dépassent. Notre langue est peu à peu remplacée par un sabir mâtiné d’anglais, de verlan et d’argots de toutes origines, l’usage des SMS généralise une nouvelle orthographe auprès de laquelle la réforme de nos braves technocrates était une aimable plaisanterie. Une nouvelle langue est en train de naître sous nos yeux (allez donc jeter un coup d’œil sur les messages qui s’échangent sur Facebook ! ) Il serait insensé de croire que tout ceci ne va pas générer des mutations dont nous ne pouvons pas seulement avoir idée. Oui, dans le nouveau monde qui est en train de naître la notion de « littérature française » aura tout simplement perdu son sens. L’écrit perdurera sans doute, ailleurs et autrement, dans un monde qui ne sera sûrement ni meilleur ni pire que l’ancien, mais dont je puis seulement dire qu’il ne sera plus le mien.

 

 

 

 

(*) http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2008/05/31/442-fenetre-sur-ledition-de-viviane-youx

 

 

 

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