Et s'il n'avait pas lu ce livre ? Aurait-il été différent ? Peut être aurait-il eu les pieds sur terre !

Mais fallait-il que je sois fantasque pour élucubrer ainsi sur ce qui était ... Comme s'il me fallait rechercher des indices, tenter à tout prix d'expliquer pourquoi Yann était resté ce grand enfant rêveur qui arpentait la terre comme jadis notre campagne, buvant goulument ses horizons ventés, impatient d'aller toujours plus loin.

Enfant, j'aimais aussi les grandes balades en solitaire, mais elles m'avaient tôt été interdites. J'étais une fille, et pour les filles, c'était dangereux, on pouvait croiser n'importe qui...

Ce livre, et tous les autres... car il s'était nourri d'eux, comme si ne lui suffisait jamais ce nid édifié pour lui et ses frères, la quiétude et la chaleur rassurante de notre foyer, les jeux et les échanges avec ses proches. Mais non, il lui fallait toujours être ailleurs, glaner ici ou là un bout de bois tordu, un caillou, sur lequel il aimait à déchiffrer je ne sais quel paysage,.. Et quand il ne pouvait ainsi s'évader, il se plongeait dans un roman, une encyclopédie, un manuel de géographie...

Mais c'est ce livre-là, si souvent rangé sur sa table de chevet, qui avait été à l'origine de tout. Son titre même avait des allures de conte. Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède.
Un livre beige à couverture cartonnée, heureusement solide car maintes fois lu et relu...

Il avait pourtant passé l'âge des contes quand il était tombé dessus à la librairie. Je m'y rendais une fois par semaine, car il m'aurait été impossible de survivre sans mes romans. Ces livres étaient mon évasion, j'en avalais un ou deux par semaine, choisis souvent à l'aveuglette, et le rayon occasions faisait mon bonheur. J'y déposais d'ailleurs nombre de mes lectures, et il m'est arrivé d'en racheter, sans me rendre compte que je les avais déjà lus. D'après mon mari, j'étais une vraie tête en l'air ! Yann m'y accompagnait ce jour-là.

Une affiche en faisait la promotion, on y voyait un petit garçon juché sur le cou d'une oie qui survolait une forêt nordique au milieu de laquelle sinuait une rivière. C'était une sorte de gravure, devant laquelle il était tombé en arrêt. Il avait cassé sa tirelire pour se procurer cet ouvrage, qui par la suite ne l'avait pas quitté. L'histoire du petit Nils, un enfant suédois qui avait tant rapetissé qu'il avait pu explorer son pays en chevauchant l'oiseau, l'avait fasciné. Il me l'avait racontée à sa façon, cette migration en compagnie des oies qui parlaient, leurs aventures et malgré les dangers encourus, il aurait donné beaucoup pour pouvoir lui aussi survoler nos campagnes.

Intriguée, je l'avais lu moi aussi, et n'y avais vu qu'un roman édifiant et bien pensant, par le biais duquel son auteur, Selma Lagerlöf, faisait découvrir son pays aux enfants. Mais cela Yann n'en avait cure, c'est la démarche qui l'intéressait. Ainsi, on pouvait contempler le monde d'en haut, se prendre pour le bon Dieu, quasiment. Et pour mieux voir notre plat pays, il avait pris l'habitude de grimper à tout ce qu'il trouvait, pylônes électriques, grands arbres, clochers des églises... Je l'enviais secrètement d'être encore à l'âge où l'on pouvait rêvasser ainsi des heures, moi que mon métier et mes quatre garçons accaparaient tant. Et pourtant, je le sermonnais souvent. Ce n'était pas ainsi qu'il allait réussir, trouver un bon métier, pourquoi pas devenir ingénieur comme son père...

Mais lui laissait filer son imagination, et déchiffrait d'en haut des tableaux inattendus. Un troupeau de vaches devenait un essaim, et les champs labourés lui rappelaient la trame d'une étoffe.

Pour son anniversaire, j'eus l'idée de lui offrir un petit instamatic qui ne le quitta plus.

Lors de nos sorties du dimanche, tandis que je sortais mon chevalet et ma boite de couleurs, il capturait lui aussi les paysages, prenant ses photos avec grand soin car la pellicule et le développement coutaient cher.

Au lycée, il s'inscrivit au club photographique. Le développement artisanal était selon lui la seule façon de mettre en valeur ses clichés, qui ornèrent bientôt sa chambre, puis la maison toute entière.

Une reproduction en particulier, des méandres de la Seine depuis notre grenier, lui valut bien des compliments.

Quand il s'agit pour lui de choisir un métier, il insista pour s'inscrire aux Gobelins, à l'école de photographie d'art alors si renommée. C'était dit, il ne ferait pas carrière en entreprise, malgré ses brillants résultats, et nous ne cherchâmes même pas à le raisonner, tant sa passion était grande.

A Paris, il emporta donc son matériel photographique, ... et Nils Holgersson, qui, s’il ne le lisait plus, était devenu son fétiche. Ne pouvant s'accrocher au cou d'une oie, il prit l'habitude d'accompagner un de ses camarades qui suivait des cours de pilotage et nous ramena des clichés qu'il exposa à la maison de quartier.

Un éditeur de nos amis les rassembla en un recueil intitulé L'Ile de France Vue du Ciel.

Dès lors, tout alla très vite. Il reçut une bourse et commença à parcourir le monde. Ses livres de photos se vendent maintenant partout.

Voilà comment est née sa vocation. Du rêve, de l'espace, un bon coup d'œil, et un roman, qui selon moi ne vaut guère plus que mes aquarelles.