La grande question de votre enfance, ce ne fut pas celle de la mort tant il vous paraissait évident que celle-ci ne concernait que les vieux et encore pas tous, les très vieux surtout. Vos grands parents par exemple, à la peau aussi tavelée et ratatinée qu'une pomme de grenier à la fin du printemps et qui, aux beaux jours, courbés en deux sur leur cannes se risquaient à petits pas à faire le tour de la ferme. Il se trouvait toujours deux adultes pour lancer invariablement cette phrase absurde pour un enfant de sept ans:« Vous ne trouvez pas qu' il (elle) a baissé ! ».Comme si déjà plié depuis des mois sur ses deux cannes votre grand parent aurait pu se baisser davantage sans se retrouver par terre !

Assis au coin de la cheminée, vos aïeuls passaient l’hiver à fourrager dans l’âtre, mêlant au ronronnement des flammes le sifflement de leur respiration tellement difficile que parfois elle s’arrêtait pour reprendre en un grand soupir. Cet entrainement pouvait durer des années, jusqu’à ce qu’un beau matin on vous annonce que l'un d'entre-eux, en général un de ceux qui avaient beaucoup baissé, venait de rendre son dernier soupir. Alors après, comment que vous les guettiez , entre les sifflements, les soupirs de celui qui restait à tisonner le feu, surtout si l'on disait de lui qu'il avait baissé ! Le dernier soupir, c’ était bien une histoire de vieux. Vous vous aviez essayé de toutes vos forces d’arrêter de respirer et c’était impossible on y arrivait jamais, seuls les vieux qui marchaient avec des cannes pouvaient réussir cet exercice. Vous vous aviez sept ans, vous étiez immortel parce que vous respireriez toujours. Vous n’auriez jamais la peau ratatinée et ne seriez jamais assez bête pour accepter d’être enfermé dans une caisse en bois sans trous pour respirer.

Et votre mère, en pleurs s'il s'agissait de l'un ses propres parents, vous expliquait qu’il ne fallait pas pleurer (ça tombait bien parce que pour certains vous n’en aviez pas toujours envie). « Les enfants, votre grand père (mère) vient de rejoindre une tante Aline ou un tonton Marcel au Paradis, pensez à leur joie de se retrouver. »

Vous, vous n’aviez pas besoin de passer par la case dernier soupir pour vous rendre au Paradis. A ce moment béni de votre jeune existence, le Paradis, c’était quand vous vouliez. Par exemple, il vous suffisait de finir la partie de manille à la découverte ou de truth que vous disputiez âprement avec votre grand père paternel adoré (si la grand mère, pour qui tout divertissement était péché, n'avait pas caché les jeux de cartes !) puis tandis que les tantes étendaient le linge un peu plus loin, d' aller vous assoir au soleil sur le muret de la cour aux poules avec votre petite cousine. Et là, vous inventiez un nouveau jeu du genre : on dirait que tu es morte et qu’on arrive au Ciel, alors moi je fais Saint Pierre…Le jeu ne pouvait naturellement commencer qu' après d'interminables préambules protocolaires. Non, c’est moi Saint Pierre ! Pas d’accord, je suis le plus vieux, je commence. Bon, si tu veux en changera après. Et puis non, c'est pas juste, c'est toujours toi, si c'est comme ça, je ne joue plus, etc.. Une fois bien d'accord, il vous fallait dire tous vos péchés comme à confesse. C’était délicieux d’avouer tous vos péchés à votre petite cousine, voire d' en inventer au besoin, surtout du coté des pensées impures, puis de s’en remettre au jugement sans appel de son tribunal. Aucun n’avait la cruauté d’ envoyer l’autre en Enfer surtout votre cousine qui savait combien vous aviez souffert de votre brulure à la jambe. Mais les condamnations mutuelles à des semaines, voire des années, de purgatoire n’étaient pas rares. Surtout, vous découvriez ce que vous n’auriez jamais osé imaginer venant d’une fille. Vous mesuriez au moment de sa confession que votre mignonne petite cousine aux yeux si clairs ne se contentait pas du péché de paresse ou de gourmandise mais qu'elle cultivait sans regret des pensées au moins aussi impures que les vôtres, de celles qui vous faisaient soudainement délaisser le muret de la cour du toit aux poules pour aller jouer au docteur dans la noue des toits aux cochons sous le couvert de la haute végétation des topinambours en fleurs. Et là , sérieux comme un pape dans votre rôle de médecin, intransigeant sur le plus petit problème de santé de votre cousine, après avoir pris son pouls et sa tension vous vous faisiez un devoir de procéder à l’exploration visuelle et tactile d'une contrée plus secrète, d' abord grumeleuse au contact puis tout à coup délicieusement nacrée tandis que votre attribut, confié aux soins minutieux de votre doctoresse improvisée, prenait bientôt entre ses mains une dimension surprenante, source de sensations qui ne l’étaient pas moins. C’est alors que depuis les fils à linge, dans ce quadrilatère de topinambours qui définira à jamais les limites de votre Eden vous parvenait la voix de votre tante Jeanne, une voix inquiète qui, après des dizaines d’années, gronde encore dans votre tête : « Où êtes vous passés les enfants ? et devant l'épais silence, à peine griffé par le grattement des poules en quête de nourriture, la voix devenait menaçante...Oh ! Tché bourdins, que j’aime pas les voir à s’ isoler tous les deux ! »

Le paradis céleste en vrai de vos grands parents était beaucoup moins alléchant que celui que vous partagiez pour de faux avec votre cousine. Il se gagnait (que gagnait-on d’ailleurs ?) chaque soir devant la cheminée dans une succession de postures à genoux- assis-à genoux, ponctuées de signes de croix, à coup de milliards de chapelets et de litanies marmonnés au kilomètre pendant des heures. La grand mère officiait dans la pénombre selon un rituel immuable devant la famille paternelle ou maternelle réunie au grand complet, grands-parents, parents, petits enfants et domestiques de la ferme saouls de fatigue. Par une chance inouïe, ce lugubre marathon vous fût épargné puisque votre famille vivait à coté du foyer grand parental, un peu plus au large puisqu' elle disposait de la la terre battue d’un fournil et d'une chambre attenante partagée avec vos parents et vos cinq frères. Aussi bien votre mère, première en catéchisme de la paroisse, que votre père, baroudeur de la dernière guerre, avaient de la foi une approche si intime, personnelle et fière que dans cette Vendée encore ultra-militante de l’époque, vous ne les avez jamais vu marmonner quoique ce soit et qu’ils ne vous ont jamais demandé de le faire.

Vous avez donc échappé aux astreintes religieuses mais de votre grand mère maternelle vous fûtes cinglé de cette gifle verbale dont vous portez encore la marque brulante sur la joue. Cette même grand mère qui ne vous a jamais offert ni un sourire ni un bonbon, dont à sa mort le curé parlait comme d’une sainte et dont on disait qu’elle était si belle dans sa jeunesse (ce que vous n’avez jamais voulu croire car elle louchait horriblement). Elle se tenait le plus souvent tapie devant la première fenêtre de la grande cour de la ferme maternelle, celle qui donne sur le tas de fumier, occupée à ravauder quelque linge, tout en épiant les passages. Un jour, en raison d’une démangeaison irrépressible occasionnée par cet insupportable slip de laine écrue que bientôt votre mère vous dispensera de porter, il vous fut donné de vous gratter devant ses yeux. Vous étiez là devant la façade trapue de la ferme, le dos au tas de fumier où les brouettées du matin fumaient encore dans la gelée tardive en exhalant l’odeur rassurante de la bonne chaleur animale des cul-de-poulain dont votre tonton faisait un élevage réputé. C' est là que vous avez longuement et publiquement gratté votre entrejambes rougi par l’allergie. Alors, pourquoi aujourd’hui, après tout ce temps, vous, qu’on accusait d’avoir la langue trop bien pendue, ne vous êtes vous pas encore pardonné d’être resté coi devant cette voix glacée, cette voix qui ne souffrait la réplique de quiconque : « André, viens ici ! André, c’est un péché ce que tu fais là. Tu devrais avoir honte, il faudra le dire en confession ! »

Cependant, en dépit de ces grand mères rabat-joie, à bien y repenser, vous vous dites à présent que la religion n’avait pas que des mauvais cotés : L'institution des parrain et marraine, par exemple. En l’ occurrence, un oncle et une tante qui vous laissaient une fois pour toutes leur prénom à la naissance et renouvelaient vos étrennes à chaque nouvel an . Sur ce dernier plan, convenez que vous fûtes richement doté. Passons sur les sommes faramineuses qaui vous furent allouées chaque année au grand dam d’autres frères plus chichement lotis. Convenez plutôt que l’un des cadeaux les plus somptueux de votre vie fut certainement ce magnifique Ancien Testament illustré en couleurs qui vous reçûtes de votre marraine éponyme à l’occasion de votre première communion faite à l’âge de sept ans, considéré assez généralement comme l’âge de raison.

Dieu ! Qu' elle était belle la religion du livre de votre marraine ! Ici, pas de chapelets au kilomètre ni de récitations de listes interminables de saints ressassés jusqu’à la nausée dans une lugubre pénombre. Dans ce livre, il n’y avait que de la couleur, des aventures et de la lumière. Et surtout, rien à réciter! Souvenez vous du ravissement dans lequel vous fûtes plongé pendant des mois. En vrac, vous reviennent à présent des images imprimées à jamais en technicolor dans votre rétine: cet arc-en-ciel bien plus beau qu'en vrai, envoyé entre désert et palmiers par Yahvé sceller son alliance avec Abraham. Les Hébreux récoltant chaque matin la manne tombée du ciel pendant leur séjour au désert en attente de Terre Promise. La prise de Jéricho au son des buccins et des trompettes. Moîse, après le passage de son peuple de la mer Rouge à pied sec, étendant la main sur la pour refermer les eaux qui engloutiront les chars du Pharaon. Joseph, le vantard de ses rêves, tiré de la citerne où l’avaient jeté ses frères jaloux puis vendu aux marchands Égyptiens. Moîse, toujours, mais cette fois bébé, dont le couffin flotte sur le Nil, où le découvre une fille du pharaon belle comme le jour accompagnée de ses suivantes. Le même Moïse qu’on découvre devant le buisson ardent, ou brandissant les Tables de la Loi ou à la cour avec les magiciens, changeant son bâton en serpent, pendant que son frère Aaron tente de convaincre le Pharaon de laisser partir son peuple. Le prophète Daniel épargné par la fournaise puis par les lions dans le cirque de la Babylone de Nabuchodonosor. Jonas dans le ventre de la baleine figurée comme l'intérieur d'un immense navire. Et encore et encore !..Jacob se battant avec l'ange , Isaac préparant l'autel du sacrifice, Judith sortant de son sac devant les Hébreux la tête tranchée d' Holopherne encore toute dégoulinante , la construction de la Tour de Babel rejoignant le Ciel, Jacob montant au Ciel en rêve dans l'échelle tendue par Yahweh, la lutte de David et Saül, le prophète Nathan oignant David puis le maudissant pour ses amours coupables avec Bethsabée, Job grattant ses pustules sur son tas de fumier. Encore, et encore, les tableaux se bousculent à présent dans votre tête ! Tout un grouillement de sensualité et de violence, de lacheté et d’héroisme, d’ombre et de lumière. La vie, quoi ! Vous ne saviez pas encore ce qu'étaient les westerns. Rappelez vous comme vous en redemandiez de cette religion là…

Non, vraiment la question de vos sept ans ce n'était pas celle de la mort ni de Dieu ni de tous ces machins de vieux qui passent leur temps à soupirer sur ce qui se passera après. Non, votre tourment, votre question avec un grand Q c’était celle de votre origine, c'est-à-dire de vos parents, celle sur ce qui s'était passé avant. Convenez qu' il vous a fallu de longues années pour admettre au fond de vous que vos parents étaient bien vos parents, non pas qu’ils fussent meilleurs ou pires que ceux de vos copains mais d’ abord de quel droit se permettaient-ils d'être vos parents ? Souvenez-vous ! A travers champs, sur le routin de l’école où vous étiez toujours à la traine des autres, chaque parcours faisait éclore des rêves éveillés sans cesse retricotés. Vous, vous n'aviez absolument rien de commun avec ce frêle petit vendéen, aux joues criblées de tâches de rousseur fouettées par la pluie, qui, engoncé dans son capuchon, pataugeait dans la boue des raccourcis avec ses bottes de caoutchouc pour se rendre à l' école. Vous, vous étiez le bébé déposé par ses parents dans ce couffin flottant sur les bords du Nil. Et maintenant c’était vous que la fille du Pharaon, la princesse belle comme le jour, avait pris en affection. Bien qu’un peu plus âgée, souvenez vous comment elle adorait jouer au docteur avec vous, comme votre petite cousine, mais dans un décor de rêve où les majestueux roseaux du Nil s’étaient comme par enchantement substitués aux tiges de topinambours de la noue du toit aux cochons...parfois même ses suivantes se mêlaient à votre jeu. D’ autres fois, vous fûtes un Daniel indomptable, doté de tous les pouvoirs magiques, qui se riait des flammes et des lions et que Nabuchodonosor invitait à sa table pour lui confier au moins le commandement de son armée, sinon vous iriez de ce pas proposer vos services au Pharaon. Alors, de retour de votre Égypte, après un crochet par les Jardins suspendus de Babylone, comme ils vous paraissaient étranges, vos petits camarades groupés autour du poêle! Est-ce d'ailleurs en raison de votre visage poupin ou bien de ces longues périodes d'absence qu'ils vous appelaient Bébé-Lune, du nom de ce spoutnik que les russes venaient d'envoyer sur la planète des rêveurs ? Et puis, souvent sur le chemin du retour, dans l'odeur euphorisante des foins coupés ou bien celle, mélancolique, d' humus qui sourdrait des nappes de brume alanguies dans le lit des prairies, il vous restait encore à inventer une solution à tous les problèmes qu' à l' école la Chère Soeur avait fait germer dans votre tête sans y apporter de solution technique. Par exemple, si la terre était ronde comme un ballon de foot, comment les gens du dessous pouvaient-ils se tenir debout ? Ridicule, inimaginable ! Alors pourquoi donc avait-elle haussé les épaules à rejoindre sa cornette, levé les yeux aux ciel et tourné son index sur sa tempe dans l'hilarité générale quand vous lui aviez posé la question après avoir bien pris de soin de lever le doigt ? Sans parler du prolongement ontologique de la même question dont vous ne vous êtes jamais ouvert à personne: pourquoi étiez vous né ici sur la partie supérieure du ballon et pas dans un autre pays infiniment plus intéressant, comme celui sous vos pieds justement, où les gens vivaient la tête en bas, c’était obligé, car ni la Chère Soeur ni vos copains ni personne n'avaient rien compris ! Il aurait fallu pouvoir vérifier sur place.Comme ils en avaient de la chance ces heureux antipodiens qui avaient logiquement la liberté de s’en aller faire un petit tour dans le ciel au-dessous d’eux sans avoir besoin d' avion ! Mais, il y avait un hic: après leur galipettes comment pouvaient-ils retourner sur terre et y marcher? Vous étiez à deux doigts de trouver définitivement la solution pour eux: il suffisait qu’ils désactivent les aimants fixés à leurs pieds qui les retenaient à la terre et les réactivent quand ils voulaient revenir. Très bien, mais comment ? Alors, de retour à la ferme, tandis que l'auteur de vos jours, à la lueur blafarde de la lampe-tempête, plongeait sa fourche dans l'énorme tas de choux de la grange pour le distribuer en parts savantes -tout l'art du soigneur!- aux vaches mancelles meuglant à leur pitance, vous pouviez toujours tenter de recourir à l'universalité de son savoir . Mais la méthode n'était pas toujours fiable: « Dis, Papa, comment on désaimante un aimant ?
J'en sais rien moi, Chenille, je sais même pas si ça peut se faire. Mais pourquoi diable tu me demandes toujours des trucs aussi bizarres?
– Non, rien, Papa, c’est juste comme ça… »