Dans l'obscurité de la nuit, un long hurlement s’éleva dans les murs de la clinique. Les membres tremblants, emprisonnés dans les draps tire-bouchonnés, elle était dressée sur son séant, hagarde, affolée. Le cri s'était mué en hoquets convulsifs. L'infirmière de nuit accourut, suivie de près par une jeune stagiaire. Tandis que l'infirmière entrait dans la chambre à l'air confiné, faiblement éclairée par le halo lunaire, la stagiaire tendit le bras vers l'interrupteur.
« N'allume pas ! chuchota l'infirmière. La lumière lui fait peur. Attends, et regarde. »
Elle aida doucement la vieille femme à se dégager des couvertures.
« Tout va bien, Violette, tout va bien. »
La douceur de sa voix ne semblait pourtant pas calmer la vieille femme, qui sauta hors du lit avec une prestance étonnante pour ses soixante-huit ans. Ses yeux hallucinés fixaient une toile vierge mais ne semblaient pas la voir. Elle saisit alors un pinceau et deux tubes de gouache dans une boîte de peinture pour enfants, ouvrit les tubes avec fébrilité et y plongea le pinceau. Commença alors un spectacle que la jeune stagiaire contempla avec fascination.


Violette lacérait la toile de rouges explosifs, de verts saillants et purs. Ses yeux noyés trahissaient une profonde détresse ; des larmes coulaient le long de ses joues creuses. En seulement quelques minutes, le tableau était fini. Violette, d’un air égaré, posa alors ses instruments sur la table de chevet et se recoucha. Un instant plus tard, elle dormait.
La stagiaire s’approcha à pas feutrés afin de mieux discerner le sujet de la peinture dans la pénombre de la chambre. Une rose rouge éclose à la limite du naturel, comme hypertrophiée, trônait au centre du tableau, perdue dans une végétation très dense. Aucune partie de la toile n’avait été préservée. La jeune femme remarqua alors, derrière le chevalet, une pile de toiles peintes. Elle les disposa sur le sol et se pencha pour les examiner. La première représentait une unique rose, tout aussi écarlate et éclatée que celle qui venait d’être peinte. Le reste de la toile était vierge de toute peinture ; le rouge de la rose n’en paraissait que plus agressif. Elle retourna la toile, et aperçut une inscription à l’encre passée. En approchant son visage de la toile, elle déchiffra une date.

« 1956 … Violette a apporté les peintures qu’elle réalisait dans sa jeunesse ?
— Elle ne les a pas apportées… Elle les a faites ici. Violette vit à la clinique depuis ses seize ans.
— Seize ans ? Mais comment se fait-il qu’elle y ait passé sa vie ? demanda, abasourdie, la jeune femme.
— Son histoire est assez étrange. Elle était entrée ici en 1956 pour une banale fracture du tibia. Son caractère dynamique et impétueux laissa croire aux médecins de l’époque qu’il valait mieux l’hospitaliser le temps de sa guérison, afin de l’empêcher d’utiliser sa jambe. D’après les dires du personnel hospitalier, c’était une jeune personne gaie, bavarde, qui mettait du baume au cœur des autres patients. Et puis un jour, soudainement, sans que personne comprît pourquoi, son état de santé commença à décliner. Elle s’enfonça peu à peu dans un mutisme qui finit par l’engloutir entièrement. C’est à cette période qu’elle fit ses premières toiles. Elle se rendit, pour la première, dans l’atelier au bout du couloir, peut-être l’as-tu déjà vu ; nous le mettons à la disposition des patients pour qu’ils se désennuient. A cette période elle n’était pas encore prostrée comme tu peux la voir aujourd’hui. Puis, au fur et à mesure, elle communiqua de moins en moins. Elle restait enfermée dans son monde. Certaines nuits, elle se levait telle une somnambule, après avoir eu un de ces cauchemars qui la jettent dans une terreur folle, et se rendait dans l’atelier pour peindre. Elle réveillait à chaque fois tout l’étage ; aussi le personnel décida-t-il qu’il valait mieux pour tout le monde de lui installer un chevalet et du matériel de peinture dans sa chambre.
— Et personne ne sait pourquoi elle s’est éteinte ? s’étonna la stagiaire.
— Personne. Tout le monde aimait cette petite. Ce fut ressenti comme un grand échec pour tout le personnel soignant de ne pas pouvoir la sauver de ce mal qui semblait la ronger de l’intérieur. Te souviens-tu du professeur Scuro ?
— Celui dont vous avez fêté le départ en retraite deux jours après mon arrivée ?
— Oui. Il avait vingt-deux ans lorsqu’il est arrivé dans la clinique. Il était jeune interne et elle fut sa première patiente. Le plus gros du travail avait déjà été fait par un médecin certifié, ajouta l’infirmière en riant. Du reste elle allait bientôt quitter l’établissement. Le professeur Scuro l’aimait beaucoup… Ce fut l’un des plus touchés par sa brusque léthargie. Il alla la voir chaque jour, mais rien n’y fit. Et puis ces toiles… Le même élément revient toujours – la rose – mais la verdure alentour épaissit à chaque nouvelle peinture. On ne parvient pas à en comprendre la signification.
— Sur celle-ci, remarqua la jeune femme, la végétation a englouti tout le tableau. C’est étrange, cette progression… à ton avis, que pourra-t-il y avoir de nouveau sur la prochaine toile ?
— C’est bien ceci qui m’inquiète. La série semble être arrivée à son terme… J’espère que je me trompe, mais j’ai le sentiment que ça ne présage rien de bon ! »

La stagiaire avait continué d’explorer les différentes toiles ; effectivement, une nette progression était visible entre elles. Autour de la rose toujours identique s’étoffait une végétation de plus en plus dense à chaque tableau, et semblait cerner petit à petit la fleur écarlate. La jeune femme ressentit un étrange malaise à contempler ces toiles. Le mystère qui les entourait, le malheur qui très certainement s’y cachait, et la vieille femme gisant derrière elle, telle une poupée de cire… Elle se releva en frissonnant et les deux femmes quittèrent la chambre.


**********


La vitre ouverte de la voiture laissait le vent effleurer le visage du professeur Scuro. L’air musqué typique de la fin d’après-midi pénétrait ses sens ; ce moment de la journée était pour lui le meilleur. La voiture filait dans la campagne paisible, le soleil couchant déversait une lumière de feu sur les champs et les arbres sous le pépiement des oiseaux. Cette visite chez son vieil ami d’enfance avait revigoré le professeur, qui se félicitait une fois de plus d’avoir enfin cessé son activité. « La vraie vie se trouve ici », pensait-il. « Une après-midi sous la tonnelle à n’avoir à se préoccuper de rien, sinon que nos verres et l’assiette de gâteaux restent toujours remplis ! »
Tandis qu’il formulait ces plaisantes pensées, le vent se mit à souffler plus fort. Des feuilles s’engouffrèrent dans la voiture, le ciel commença à s’assombrir. Les platanes qui bordaient la route étaient à présent secoués, seul le mugissement du vent se faisait désormais entendre. Le vieil homme se hâta de remonter sa vitre. Avant qu’elle se fermât totalement, une petite chose sombre passa devant le visage du professeur, et alla se poser sur ses genoux. Il baissa les yeux et aperçut un pétale de rose rouge. Il le prit, le posa sur le siège du passager et reporta son regard sur la route. Le changement qui s’était produit durant cette seconde d’inattention était fulgurant. Le ciel était maintenant menaçant, plombé ; des lueurs verdâtres et rougeâtres le zébraient par instants. Au loin, une masse informe et indistincte se dessinait.
« C’est étrange, pensa le professeur. Je ne me souviens pas qu’il y ait jamais eu un bois à cet endroit ! »
Cependant sa voiture filait, poussée par le vent qui se déchaînait, vers ce magma incertain. En peu de temps elle se trouva à sa lisière, et le professeur Scuro ne vit plus rien. Il se trouvait au cœur d’une espèce de purée de poix. Affolé, il tenta de ralentir le véhicule qui continuait sa course folle, mué par une force extérieure. Peu à peu sa vision s’accommoda, et il distingua au milieu du brouillard une jungle touffue, hostile, qui ne laissait passer aucune lumière.
Le vieil homme crut à une migraine, de celles qui le plongeaient si souvent dans un flou effrayant. Il adopta définitivement cette hypothèse lorsqu’une sorte de kaléidoscope se forma devant ses yeux fatigués. Des explosions de rouge apparaissaient dans cette jungle pour disparaître aussitôt, puis réapparaître quelques mètres plus loin dans une danse infinie. Le professeur tentait de calmer ses nerfs en laissant son regard errer, abandonné, dans ces myriades agressives de couleurs. Peut-être la migraine passerait-elle ? Au moment où il était enfin parvenu à s’apaiser, une pluie de pétales écarlates s’écrasa contre son pare-brise, ne lui laissant aucune visibilité. Horrifié, il actionna ses essuie-glaces, mais les pétales restaient pour la plupart collés à la vitre. Ceux qu’il parvenait à évacuer étaient aussitôt remplacés par une nouvelle vague, toujours plus abondante. La voiture continuait de rouler à vive allure ; il finit par en perdre le contrôle.
Juste avant que le véhicule se fracassât contre un obstacle invisible, le professeur Scuro aperçut, au loin, parfaitement visible au milieu de l’environnement hallucinatoire, une fine silhouette fantomatique, vêtue d’une légère robe blanche. Ses yeux s’agrandirent, son visage se figea en un masque où se lisait la terreur d’une soudaine compréhension. Ses souvenirs refluèrent à son esprit, il se souvint de cette fraîche jeune fille et de la pulsion à laquelle, jadis, il n’avait pu résister ; puis le choc le projeta contre le volant, il sentit le poids mort de la voiture sur son corps, et tout fut anéanti.

Le lendemain matin, la police vint constater l’accident. L’incompréhension fut générale : comment était-il possible que, la visibilité étant optimale, le temps clément et la route totalement rectiligne, la voiture ait pu dévier à ce point ? Au vu de l’état de destruction dans lequel elle se trouvait, les policiers conclurent qu’elle avait été lancée à pleine vitesse. Cependant, nulle trace de freinage n’apparaissait sur la chaussée, comme si le vieil homme s’était délibérément dirigé vers le platane. « S’il s’est endormi au volant, il fallait vraiment que son sommeil fût profond pour qu’il ne se réveillât pas à l’embardée qu’a fait la voiture ! » commenta le commissaire.
Le corps fut emmené, le véhicule broyé envoyé au cimetière de voitures. Hormis le platane mis à nu par le choc, rien ne pouvait désormais attester qu’à cet endroit, un événement tragique s’était produit. A l’horizon, le soleil commençait à baigner les champs d’une lumière dorée ; les oiseaux pépiaient joyeusement dans les arbres.


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Minuit sonnait lorsque Violette se dressa dans son lit. Cette fois-ci, aucun hurlement n’était né de ses poumons. Ses yeux grand ouverts dans le noir brillaient, tels deux lucioles. Doucement, elle posa ses pieds sur le tapis et se leva. Elle s’agenouilla sur le sol, sa main se glissa sous le lit ; elle tâtonna quelques instants, tendit l’autre main et attira vers elle l’antique valisette en carton qu’elle avait apportée le jour de son arrivée à la clinique. La vieille femme se releva difficilement, posa la mallette sur le lit et l’ouvrit.
A l’intérieur se trouvaient une photo fanée, une paire de bas, un tube de rouge à lèvres bon marché, quelques romans à l’eau de rose et une étoffe pâle soigneusement pliée. Violette s’en saisit ; une robe blanche et aérienne se déploya alors avec légèreté. Lentement, elle se débarrassa de sa chemise de nuit qu’elle laissa tomber mollement au pied du lit, et enfila avec des gestes délicats le fragile vêtement. La robe était devenue trop ample ; elle flottait avec légèreté autour du corps frêle et fatigué de la vieille femme.
Violette se dirigea à pas lents vers son chevalet, saisit le pinceau et le tube de peinture rouge, et peignit sur une toile vierge un petit bouton de rose rouge. Lorsqu’elle eut fini, elle retourna vers son lit, s’allongea sur les couvertures et ferma les yeux.

A sept heures, le lendemain, l’infirmière la découvrit ainsi, les yeux clos, le visage paisible comme il ne l’avait plus été depuis cinquante-deux ans. Elle se précipita à son chevet, avança doucement ses doigts vers la gorge gracile et chercha le pouls ; l’âme de Violette s’était envolée. Emue, l’infirmière contempla longuement ce visage si serein, qui avait été pourtant si longtemps ravagé par des tourmentes inconnues que personne, désormais, ne comprendrait jamais.

Enfin, Violette était délivrée du mal qui la rongeait et la retenait malgré elle sur terre. Son unique raison de survivre avait été détruite quelques heures auparavant.
La faute avait été châtiée.