Y’a un hic dans ma vie. Je suis dysphasique. Je le sais depuis le jour de mes dix ans, J’en ai quatorze maintenant. C’est la psy qui me l’a dit en premier, après une batterie de tests, et un tas de séances interminables.
Enfin, je me rappelle : Elle l’a d’abord dit à maman. Elle l’a prise à part dans le bureau. Maman en est ressortie longtemps après, les yeux crocodiles, un Kleenex à la main, et la mine en Caprice des Dieux. Ensuite, le docteur m’a expliqué que ce n’était pas si grave, que maintenant on allait pouvoir m’aider.

A l’époque, je m’étais dit :
« Je suis très bien comme ça, avec mon HIC, même si c’est 10 fois HIC. Ça fait combien, tiens, dix fois HIC… Trois fois rien, non ? Pas de quoi en faire un fromage ! ».

Je suis sortie de chez le docteur en claquant la porte, sans lui dire au revoir, pour qu’elle comprenne. Je pestigouillais en dedans ; les grands se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas.

Le soir à la maison, maman avait dit LE mot à papa, qui l’avait dit à ma mamie, qui l’avait dit à tout le monde.
- Ma Juliette est dys-phhh-a-sique ! bredouillait Mamido (c’est le surnom de mamie).

Aux amies les plus intimes, celles du cercle de lecture où elle m’emmenait chaque mercredi après-midi, elle avait expliqué du bout des lèvres :
- Et oui ! C’est son prêt-à porter, vous…vous me comprenez ?
D’un air entendu, les dames faisaient oui de la tête en me regardant :
- Oh Oui !…comme Gros câlin d’Emile Ajar. !… la pauvrette, avait dit une d’entre elles.
Et elle m’avait offert son boa, la larme à l’œil.
- Pour que tu puisses t’entourer avec, quand tu as froid dedans ; ça ne remplace pas un python, mais c’est mieux que rien.

Moi, je n’avais rien compris. C’était même plus drôle les séances de lectures avec ces vieilles dames tordues, et Mamido qui ne pensait qu’à mon 10foisHic. Elle n’arrivait pas à prononcer LE mot correctement, elle aussi ; elle devenait toute rouge ! Est-ce que la maladie que j’avais pouvait s’attraper ? Du coup, je n’ai plus voulu revenir.

Les jours passants, je me suis sentie de plus en plus mal.
D’autant plus que, l’épicier, chez qui j’achetais des malabars, la boulangère qui me vendait ses échaudés à l’anis, la fermière chez qui j’allais après l’école chercher le lait, et Monsieur le curé qui me donnait le corps du christ tout entier à la messe du dimanche (dur à avaler !), tous ces gens là se mirent à me regarder différemment ; me parler comme si j’étais une autre fille. Ils n’y avaient que les animaux qui me restaient fidèles, comme les poules de la ferme de Cadoulette, et l’âne au pré sur mon passage ! Il y avait plus de chaleur humaine dans leurs regards que dans les yeux des grandes personnes.

Par la suite, en grandissant, vers 13 ans je crois, j’ai attrapé l’étrange sensation d’être deux, et je me suis mise à faire des choses que je ne faisais pas avant.
Par exemple : Je me retourne maintenant quand on me parle, pour voir s’il n’y pas une arrière pensée qui fait le singe derrière moi. Je me retourne et je ne dis mot. C’est trop risqué.
Car, en fin de compte, le réel danger dans la vie de tous les jours, au-delà des mots que l’on dit ou pas, ou des pensées solitaires, ce sont les arrières-pensées des autres qui sont dangereuses.

Les mois ont passé, et je ne sais toujours pas lire ni écrire, du moins pas comme vous l’entendez. Les mots ont toujours autant de problèmes avec moi. Je les regarde s’emmêler, ils s’embrouillent, se fâchent entre eux. Ils débarquent en fanfare, sortent l’artillerie lourde avec la ponctuation, l’orthographe, la conjugaison. Le plus souvent, je les regarde, amusée. Lorsqu’ils se cabrent parce que je les déforme, ils se carapatent, se carabistouillent hors de ma bouche dans tous les sens. Je fais tout pour les apprivoiser, les rassurer, toute seule comme une grande. Je ne veux plus aller à l’école. Les autres se moquent de moi, ils sont méchants.
« C’est pas ma faute si je suis pas comme eux ! »
Maman voudrait que je retourne voir la psy. Je refuse. Mamido alors lui explique :
- Ta fille a juste besoin d’Amour !

Aujourd’hui, c’est le jour de mes quatorze ans.
Comme à chaque anniversaire, toute la famille est réunie.
Mamido me sourit, de son sourire qui ressemble à celui de Mona Lisa. Je souffle les bougies. C’est le moment des cadeaux et Mamido attrape un petit paquet et me dit :
- Tiens, c’est pour toi. Tu es assez grande maintenant !

Je déchire le papier, et attrape un livre. Sur la couverture une souris grise sur une main pleine d’écailles. Je la regarde interloquée. Je ne sais si je dois être en colère, ou bien la remercier.
- Ne sois pas inquiète, ma puce, me dit-elle. Je ne sais pas si tu t’en souviens, mais tu connais déjà un peu ce livre. Tu sais, au cercle de lecture,…C’est un roman d’Emile Ajar, « gros câlin »… je veux bien te le lire, si tu veux, comme avant, comme avant quand tu étais petite. Je sais que tu aimes les mots. Et ceux de Gros Câlin, de Monsieur Cousin qui sont dans cette histoire te parleront. J’en suis sûre.

Je me souviens très bien. Car je n’ai jamais oublié.
C’est vrai que j’ai toujours aimé les mots, même si je ne parle pas comme il faut.
J’aime les mots, non pas pour ce qu’ils veulent dire, mais pour leur musique, leur chaleur, leur couleur, tous les parfums qu’ils font naître en moi.
J’aime les mots parce qu’ils qui coulent comme la rivière, tantôt fraiche, tantôt vive dans la bouche de ma grand-mère. J’aime les silences entre deux phrases. Et les regards que l’on échange. J’aime les mots qui résonnent comme des bisous sur mes joues. Alors, pour tout cela, je prends mon courage à deux mains et, la voix tremblante, j’articule :
- MER-CI Ma-mi-do !