Assise sous la varangue de sa majestueuse maison de planteurs, le visage enfoui au creux de ses mains, Elisa tente de retrouver un peu de sa capacité d’analyse et de sa sérénité.

Elle est encore toute entière sous l’empire de l’émotion qui s’est emparée d’elle ce matin à la découverte des archives familiales enfouies au fond d’une vieille malle métallique entreposée dans les combles de cette demeure coloniale juchée sur les hauteurs dominant la baie de St Paul. Demeure dont elle vient d’hériter d’un oncle privé de descendance.

A plus de soixante ans, découvrir que ses lointains ancêtres appartenaient à l’ignoble caste des esclavagistes de l’île Bourbon est un choc. Un choc effroyable pour une femme dont l’enfance fut profondément marquée par l’œuvre d’Harriet Beacher Stowe : « la case de l’oncle Tom ».

Elle se revoit, rouge de fièvre, enfouie sous une pile de couvertures dans sa petite maison des Vosges. Il lui semble entendre encore résonner à ses oreilles la patiente voix de son père lui lisant soir après soir, assis à son chevet, quelques nouveaux chapitres de ce roman. L’oncle Tom était alors devenu pour elle une sorte de grand-père d’adoption dont les malheurs la révoltaient.

Aujourd’hui, devant elle, sur la longue table en takamaka , au milieu des factures, des titres de propriété, des contrats de ventes, gisent quelques feuilles jaunies écrites de la main de son aïeul Onésime Barrois. La lecture de ces lignes fait surgir en elle deux sentiments apparemment tout à fait contradictoires : honte et fierté.

Honte d’appartenir à la descendante de ce Léonard Barrois né en 1730 à Vitry-le-François. De ce lorrain renégat qui bâtit sa fortune sur ces terres lointaines de l’océan indien grâce à la traite des noirs.

Fierté d’apprendre que son petit-fils Onésime lava leur nom de cette honte en signant l’affranchissement de tous ses esclaves de nombreuses années avant la proclamation de l’abolition de l’esclavage par Victor Schœlcher et ceci tout en leur permettant de continuer à vivre dignement sur ses terres.

Elisa se sent à présent suffisamment forte pour prendre connaissance du contenu de ces écrits qui, lui semble-t-il, l’attendaient.


Saint-Paul 2 octobre 1860

Moi, Onésime Barrois, avant de remettre mon âme entre les mains de Dieu, ce qui ne saurait tarder, je tiens à rendre un dernier hommage à la mémoire de Seringué, esclave dans la plantation de mon père Jean-Baptiste.
Toute mon humanité, tout ce qu’il y a de bon en moi, je le lui dois.

Je souhaite que mes descendants n’oublient jamais que tous les hommes sont libres, qu’ils sont égaux quelle que soit la couleur de leur peau, qu’ils sont frères. Je souhaite qu’ils se repentent du mal dont leurs ancêtres se sont rendus coupables et qu’ils mènent une vie digne sur cette terre toute abreuvée de larmes et de sang noir.

J’ai fermé les yeux de Seringué il y a quelques heures à peine et, seul à présent , j’entends autour de sa case les chuchotements et parfois même les éclats de rire de ses petits enfants.

Mackam et Sia, les parents de Seringué, étaient de pauvres pêcheurs malgaches vendus un jour, en échange de quelques verroteries, par un chef de village cupide et stupide à l’un de ces marchands d’esclaves à la solde de la compagnie des Indes. Ils furent achetés par un voisin de mon grand-père Léonard Barrois propriétaire d’une plantation de canne à sucre sur les hauts de Saint Gilles.
Ainsi que le code noir le lui autorisait, cet homme dur, violent, considérait ses esclaves comme des meubles. Meubles que l’on pouvait séparer, échanger, revendre sans s’interroger. Voulant satisfaire un ami qui trouvait la jolie Sia fort à son goût, il décida de la lui offrir. Insensible aux supplications de Mackam, il cingla de plusieurs coups de fouet le visage du malheureux venu l’implorer au nom de leur petit garçon Seringué. Sia dut donc suivre son nouveau maître dans sa plantation de vanille située à Sainte Suzanne à l’autre extrémité de l’île.
Sous son abri de branchages au toit recouvert de palmes, Mackam désespéré passa une nuit à ruminer son malheur. Au matin, sa décision était prise : à la première occasion favorable, il s’enfuirait, il partirait rejoindre la horde des esclaves marrons réfugiés à l’intérieur du cirque sauvage de Mafate. Il confierait la garde de son jeune fils Seringué à Fatimata l’esclave la plus âgée responsable des cuisines. Elle nourrissait une véritable affection pour cet enfant qui lui rappelait son fils disparu et parvenait toujours à détourner quelques douceurs de la table des maîtres afin de les lui offrir.
C’est en vain que Fatimata tenta de dissuader Mackam de se lancer dans cette dangereuse aventure. En vain, qu’elle lui rappela les châtiments encourus : marquage au fer rouge de la fleur de lys sur l’épaule, oreilles coupées, voire en cas de récidive, jarret coupé. Il était devenu sourd à la voix de la raison. Profitant d’une nuit où le cyclone ployait l’île sous ses rafales, où la ravine transformée en un furieux torrent interdisait aux chiens de se lancer à sa poursuite, Mackam s’enfuit. Les battues organisées quelques jours plus tard restèrent sans succès. Le maître en proie à une colère épouvantable décida en représailles de vendre Seringué afin de le séparer de sa protectrice.
C’est ainsi qu’en 1813 Seringué âgé d’environ sept ans fut arraché à l’affection de Fatimata et se retrouva exposé au marché des esclaves de la région de St Paul. Juché sur un tréteau, enchaîné le pauvre enfant n’osait regarder la foule des acheteurs qui se pressaient autour des esclaves transformés en vulgaire marchandise palpée, soupesée, évaluée. Il regardait au loin, en direction de la montagne où espérait-il son père avait peut-être réussi à trouver refuge. La fatigue, le chagrin, l’effroi le faisaient trembler de tous ses membres mais sa tête demeurait droite et son visage encore enfantin était empreint d’une expression de douceur et de dignité. Le vendeur ironique et féroce lui intima alors l’ordre de sauter, de danser afin que les acheteurs potentiels puissent mieux juger de sa précoce musculature.
C’est alors que mon père Jean-Baptiste en quête de quelques nouveaux esclaves pour sa récente plantation d’épices le découvrit. Il fut séduit par la grâce et la noblesse de l’enfant et peut-être même, sans se l’avouer, ému par sa souffrance. Il décida alors de l’acheter.

Près de soixante ans plus tard, je me souviens encore de l’arrivée de Seringué dans le camp d’esclaves qui jouxtait notre demeure. Je fus spontanément attiré par cet enfant triste mais néanmoins serein qui pouvait avoir mon âge et qui s’acquittait avec une grande conscience des multiples tâches que les surveillants lui commandaient. Chargé du nourrissage des animaux, il n’avait jamais envers eux le moindre geste de violence alors que moi, je pouvais frapper mes poneys au seul motif qu’ils s’étaient roulés dans la poussière. Levé dès cinq heures du matin, il s’activait dans l’enclos des porcs, des tortues, s’occupait du poulailler puis se tenait à la disposition des « noirs de pioche » pour les aider dans leurs travaux de culture. Son unique chemise et son pantalon de toile bleue représentaient sa seule richesse mais il ne semblait nullement envier mes superbes tenues dignes d’un petit marquis.
Son attitude exemplaire attira une fois encore l’attention de mon père qui décida de lui faire donner de l’instruction afin de lui confier plus tard des responsabilités au sein du domaine. C’est ainsi que Seringué me rejoignit chaque matin dans la salle d’étude afin d’apprendre à lire, à écrire et à compter sous la férule de l’abbé Trichet. Il s’appliqua de son mieux à rattraper son retard rêvant d’être capable un jour de déchiffrer la bible hors d’usage que possédait le vieil esclave dont il partageait la cabane. Avant de se coucher sur sa paillasse de feuilles sèches, il s’accroupissait sur le sol en terre battue, à la maigre lueur du feu entretenu sous la marmite, et s’entraînait à reproduire encore et encore les lettres et les chiffres enseignés. Nous grandîmes donc presque côte à côte, frères d’étude durant quelques heures mais séparés ensuite par l’infranchissable barrière du système esclavagiste. Je vivais l’existence dorée et insouciante d’un fils d’aristocrate sans douter un instant de sa légitimité et de sa pérennité. L’avenir devait démentir mes certitudes.
Mon père n’avait pas hérité de l’esprit pionner de mon grand-père qui gérait son exploitation avec rigueur et austérité. Il travaillait fort peu, se reposant entièrement sur un intendant malhonnête, aimait par-dessus tout la vie joyeuse, buvait sec entre planteurs amis et surtout jouait gros au jeu. De plus, à la suite des cyclones successifs de 1806 et de 1807 qui détruisirent une grande partie de nos plantations de café, il ne sut pas se tourner suffisamment rapidement vers la culture de la canne à sucre. Pour honorer une fraction de ses dettes, il dut commencer par vendre une partie de son domaine, notamment notre belle villa de « changement d’air » située dans la fraîcheur des Hauts, puis tout un lot d’esclaves. Ces mesures ne suffirent pas à calmer les créanciers dont la pression se faisait chaque jour plus pesante. Mon père ne supporta pas le spectre du déshonneur et nous le retrouvâmes pendu à une poutre de la charpente.

Il me revenait à moi, Onésime, l’aîné de la famille, la responsabilité de vendre nos terres subsistantes ainsi que nos derniers esclaves. Vendre les terres me fut facile, les nombreux acquéreurs se les disputèrent âprement, je parvins cependant à garder notre demeure. Quant à vendre nos esclaves, je ne pus m’y résoudre connaissant l’atmosphère de violence extrême qui régnait dans nombre d’exploitations. Je résolus donc de les affranchir tous en dépit de nos difficultés financières et de ma mise au ban de la part de mes pairs.
La plupart d’entre eux partirent dans les montagnes et forêts du centre de l’île espérant rejoindre les bandes d’esclaves marrons afin de créer des villages et d’entreprendre des exploitations. D’autres cherchèrent à rejoindre Madagascar sur de petits voiliers pourris, je ne sais s’ils aboutirent. Seul Seringué refusa de nous quitter. Il mit toute son énergie, son industrie au service de notre famille devenant pour moi un précieux soutien au moment où tous nos anciens amis se détournaient dédaigneusement de nous. Après l’abolition de l’esclavage, il refusa un poste de contremaître dans une exploitation de canne très florissante afin de rester à nos côtés, d’œuvrer à notre renaissance, de partager nos joies et nos peines.

Ce soir Seringué n’est plus. Ce soir j’ai perdu mon frère noir mais ce soir Seringué a trouvé, je veux le croire, un ultime refuge dans les bras de la Vierge noire qu’il vénérait avec ferveur. Demain Seringué reposera, derrière cette maison, au pied du flamboyant qu’il admirait tant. Je souhaite que mes descendants respectent sa dernière demeure.


Songeuse, Elisa repose les feuillets à l’encre pâlie, lentement, elle descend les marches du perron qui conduisent au jardin et marche vers le tertre situé sous les branches déployées de l’arbre. Apaisée, elle sourit doucement. Elle se sent enfin en harmonie avec ces lieux qu’elle se sent prête à aimer.