Quand l’enfant entend des mots pour la première fois, il ne sait pas qu’ils peuvent s’écrire. Ce ne sont encore que des sons qui lui parviennent déformés au travers du corps de sa mère. Mais déjà, ils l’inscrivent dans le monde !!!
Ce ne sera que bien plus tard que le lien s’établira entre sons, paroles et écrits…

Dans cette maison, dans cette famille dont je vous parle, des livres il y en avait beaucoup. Mais ils tenaient les enfants à distance par l’incompréhension qu’ils suscitaient chez eux tant qu’ils ne savaient pas lire. Seul le Larousse du 20ème siècle trouvait grâce à leurs yeux, car chez lui au moins, il y avait des illustrations.

Le lien entre le livre, la lecture, et le monde imaginaire avait besoin d’un médiateur, en l’occurrence, ici, leur mère. C’était elle qui accumulait sur des étagères ces livres qui leur créaient un environnement si particulier.

Pour amener ses enfants à la lecture, elle avait élaboré toute une démarche, se traduisant dans les faits par un cérémonial immuable.
Elle choisissait un livre, le leur présentait au cours d’un repas ou d’une promenade…puis elle entreprenait de leur en faire la lecture.

Que ce soit en vacances ou à la maison elle gardait la haute main sur cette activité.
Elle prenait le livre, et décidait de l’endroit où s’installer pour commencer à le lire.

Entre deux séances, un pacte tacite faisait que personne, enfin ceux qui savaient lire ne se serait permis d’aller découvrir la suite du chapitre en cours.
Tous se contentant de protester, au moment où le livre était refermé.

- Non, pas maintenant ce n’est pas juste, tu le fais exprès !!!

Elle se contentait de sourire, se dégageait du tas d’enfants, pour s’éloigner sans rien ajouter…

C’était une famille nombreuse, il devait bien être une demi-douzaine d’enfants, échelonnés du stade des couches à l’école primaire. Dans ces conditions, trouver sa place et se positionner pour écouter la lecture n’était pas chose aisée.

Il y avait ceux qui venaient se coller à ses hanches, blottis sous ses coudes, ou contre ses genoux, ceux qui savaient déjà lire et qui avaient besoin de pouvoir vérifier par-dessus son bras, qu’elle ne sautait pas des passages.
Enfin ceux qui, ne pouvant obtenir une de ces places rapprochées, se contentaient de s’installer le plus confortablement possible.

En été, cela posait moins de problèmes, car il y avait de l’espace, et chacun s’étalait sur une couverture formant à son entour les pétales d’une marguerite d’enfants.

Le livre retenu en ce début d’hiver était un choix magnifique :
« Le merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma LAGERLÖF»

Un enfant, le petit Nils, s’étant mal conduit, voit pour sa punition son corps diminuer de taille jusqu'à devenir tout petit, au point de pouvoir voyager sur le dos d’un jars.

Pour tout enfant un peu imaginatif, ce n’est pas là une punition bien sévère, tout au contraire, qui n’aurait eu envie de subir une telle peine pour pouvoir effectuer pareil voyage ?…

Les séances de lecture avaient lieu en alternance le jeudi et le dimanche selon les disponibilités de la narratrice.

C’était le début des années cinquante, la télévision était encore un équipement rare et peu de familles en possédaient une. La seule ouverture sur le monde pour les enfants, passait par ce que leur racontaient les parents, la lecture, ou la radio.

Partant de la théorie qu’un esprit sain ne se développe que dans un corps sain, les parents avaient pris l’habitude de descendre les garçons à la plage le dimanche matin. Peu importe le temps, il fallait s’équiper en conséquence !!! Ils les déposaient là en bordure de plage et venaient les reprendre en fin de matinée après avoir fait leurs courses.

C’était un monde merveilleux, pour courir, sauter, crier, faire des trouvailles magiques comme une boule en verre flotteur de filet de pêche…Mais c’était aussi un monde féroce, l’hiver quand le vent soufflait du large, ratissant la plage vous criblant le visage de grains de sable qui vous dévoraient la peau.

Ce n’était pas comme aujourd’hui des plages aseptisées sur lesquelles on ne trouve même plus un coquillage.
En ces temps là, les matins d’hiver, la ligne d’estran était encombrée de multitudes d’algues, de coquillages, de bois flottés, voire de morceaux d’épaves ou de poissons morts.

En cette matinée grisâtre , la pluie s’était invitée à la promenade dominicale, ainsi qu’un vent violent qui soufflait du large, couvrant la plage d’écume, et trempant vêtements et cheveux d’embruns poisseux de sel.

Contrairement à tous ces dimanches matins où ils trouvaient la plage déserte ou livrée à quelques promeneurs solitaires accompagnés de leurs chiens, aujourd’hui il y avait foule sur la grève, et la ligne de marée habituellement marquée par une étroite ligne noire était cette fois très large.
Elle se révéla encombrée d’épaves de toutes sortes, il y avait là, pêle-mêle, des portes, des fenêtres, des poutres, des morceaux de buffet ou d’armoire, des chaises à la paille détricotée, des lits, des matelas et des échantillons de tissus en tous genres ; bidons et bouteilles complétaient ce spectacle d’apocalypse.

Les personnes présentes arpentaient la plage, cherchant leur bonheur dans tout ce bric-à-brac… Quelques agents de police surveillaient les lieux mais n’intervenaient pas.

Les enfants ébahis étaient restés sur le haut d’une dune, se contentant d’observer la scène.

Qu’est ce que c’était que ce désastre, qu’est ce qui avait bien pu se passer pour donner pareil résultat ? Le spectacle leur faisait peur, tant la découverte de l’évènement lui-même que le comportement des adultes, qui, spontanément avaient retrouvé des réflexes de pilleurs d’épaves.

Le retour à la maison fut très agité, chacun voulant être le premier à placer son mot pour exprimer son ressenti et raconter tout ce qu’il avait vu.

Les adultes ont ceci de bien, c’est qu’ils donnent toujours l’impression de savoir et de pouvoir expliquer…tout, c’est rassurant et angoissant à la fois :
- Les pluies torrentielles de ces dernières semaines …, conjuguées aux grandes marées, et à un vent violent …, ont provoqué un véritable raz de marée. Les digues des polders aux Pays Bas, ces zones gagnées sur la mer, n’ont pas supporté une telle pression et se sont rompues provoquant un désastre, il y a des centaines de morts. Toutes ces épaves sur la plage sont les débris des maisons hollandaises emportées par la mer et abandonnées par les marées en Belgique et au Pas de Calais.
Et si la police surveillait les plages ce matin, ce n’était pas par crainte des pillages, il n’y avait pas grand-chose à piller…Mais pour repérer et retirer les corps de noyés si par hasard la marée …

En rang d’oignons autour de la table, les enfants ont écouté les explications des parents, elles ont été énoncées d’une voix posée et tranquille.

A vouloir trop bien faire, ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont entrain de les terroriser.
Tout le discours qu’ils viennent de tenir accréditant l’idée, de la possibilité d’une catastrophe éminente.
Cela prépare pour l’avenir des nuits agitées, peuplées de cauchemars…

Comme nous sommes un dimanche, et qu’il n’y a pas eu de lecture cette semaine c’est le jour de retrouver notre voyageur.

En raison des conditions météorologiques, la lecture se fera à l’intérieur.

Après un bref rappel des épisodes précédents, on entre dans le vif du sujet.

Ce Nils a vraiment une chance insolente de pouvoir vivre une telle aventure…dont le récit arrive un peu étouffé par les couvertures sous lesquelles ils se sont blottis, et au milieu des craquements du feu dans la cheminée.

L’ambiance, la chaleur, le ronronnement de la voix…l’émotion est à son comble.

Le monde tangue, le vent affole le visage, la pluie se fait tenace et le paysage apparait.

* * * * * * * * * *

Les oies caquètent en sonorités rauques, quand suivant leur leader elles se laissent glisser sur l’aile pour se diriger vers le sol. Il faut se cramponner pour éviter de plonger dans ce qui apparaît comme un vaste lac. En s’en approchant, on devine avec étonnement qu’il recouvre tout un paysage, une route émerge en pointillés comme un message en morse, des poteaux télégraphiques crèvent la surface à distance régulière, l’un coiffé d’un chat ébouriffé…Une famille est grimpée sur le toit de sa maison avec son chien, tandis que des poules squattent un pommier et que des vaches meuglent stoïques, de l’eau jusqu’au cou.

Un monde fluide a remplacé la terre, les repères ont fondu, les hommes ont perdu la main et subissent les éléments.
Il est troublant de découvrir que ces adultes que l’on imaginait solides et rassurants puissent aussi être vulnérables et impuissants.

Après s’être restaurées les oies ont gagné un terre plein, pour y passer la nuit, elles replient une patte, glissent leur bec sous l’aile, et font silence. Marc s’est glissé bien au chaud au dessous de l’aile blotti dans le duvet, il perçoit la respiration de l’animal, entend son cœur qui bat… rasséréné, il s’enfonce à son tour dans le sommeil.

Au réveil, plus d’eau, ni d’oies, il n’y a là que le chien qui est venu se coucher et contre lequel il s’est mis en boule pour dormir. Les autres aussi sont endormis et seule à être éveillée, la mère, son livre sur les genoux, attend leur réveil…