artiste.Rappelez-vous : Mai 68 vient de passer par là comme une tornade blanche, brisant les ménages, secouant les âmes, essorant les cœurs, ne laissant rien en place. Lui si. Il n’a pas bougé, il habite toujours chez ses parents aux confins du plateau Beaubourg, qui n’était alors au cœur du vieux Paris qu’un trou noir qui servait de parking et où il gare sa voiture avant de rentrer chez lui. Car il a acheté une voiture entre temps, grâce à son salaire, une vieille Frégate qui ressemble à un gros cercueil noir, au moteur surpuissant, qui vous colle au siège quand elle démarre. Souvent il va la mettre aussi devant la Mairie du Vème, place du Panthéon et sa mère vient s’y installer pour regarder passer les gens. Sa voiture est aussi vaste qu’un salon et c’est encore mieux, dit-elle, que quand on roule. Mais sa grande passion à elle c’est la télévision. Il se rappellera toute sa vie ce jour fameux où il revenait en permission pendant son service et où on lui a fait découvrir l’objet qu’on venait d’acheter. « - Ce soir il y a les Incorruptibles. Tu vas voir, c’est fantastique, on est comme au cinéma !… » Ils s’étaient installés tous les trois sur le canapé du salon, sa mère au milieu, son père à droite et lui à gauche, c’était comme au cinéma en effet, comme autrefois quand ils allaient au Colisée ou à l’Empire. Le lendemain il y avait Discorama avec Denise Glaser. « - Regarde ces images ! C’est fantastique le noir et blanc ! on dirait des photos d’art. »

Le service militaire avait été une période de pur bonheur dans sa vie mais quand il était revenu il s’était aperçu que sa jeunesse était finie. Comme par enchantement tous ses amis étaient partis, balayés aux quatre vents, et quand il était retourné à la Sorbonne il n’avait plus reconnu personne. Il avait passé tous les diplômes qu’il avait pu et il les avait tous réussis. Mais maintenant c’était fini. Alors il était allé s’inscrire à un doctorat faute de mieux mais le doctorat ce n’est pas pareil. Il n’y a plus de cours à suivre. Les cours maintenant, c’est lui qui les donnait. Professeur agrégé au lycée de Chantilly, avec un salaire confortable grâce auquel il pouvait verser une pension à son père. Pas trop importante tout de même, la pension, pour ne pas l’humilier, parce que son père qui ne devait pas gagner la moitié de ce qu’il gagnait tenait tout de même à subvenir par ses propres moyens aux besoins de sa famille. Il aurait bien voulu qu’il s’en aille, d’ailleurs, ce fils encombrant dont il pensait s’être débarrassé et qui pour sa fierté et sa honte avait mieux réussi que lui. Mais lui comment aurait-il pu lui faire comprendre que s’il ne partait pas c’est qu’il ne pouvait pas, à la lettre il ne POUVAIT pas partir ! Il les aimait trop. Il en serait mort. N’avait-il pas décidé en secret qu’il se suiciderait le jour où ils disparaîtraient ? Il a tellement peur de la solitude ! C’est idiot à dire comme ça mais il ne peut envisager l’idée d’en être séparé. Et le plus idiot c’est qu’eux ils ne comprennent pas. « - Il veut nous narguer ! » disait son père. Et sa mère : « - Pourquoi est-ce que tu ne nous dis jamais rien ? Pourquoi est-ce que tu ne nous parles jamais de ce que tu fais, de tes amis ? Quelquefois j’ai l’impression que tu ne nous aimes pas. » Et lui il s’étranglait de rage. Mais ils ne comprennent donc rien ! Ils ne comprennent pas que c’est à cause de la pudeur que je n’arrive pas à parler, de la sacrosainte-sainte pudeur !… Ça ne sortait pas il n’arrivait pas à leur dire combien il les aimait et que s’il restait c’était justement à cause de ça, parce qu’il les aimait au point de ne pouvoir les quitter. Alors quelquefois il imaginait que quand ils seraient sur leur lit de mort, à l’ultime moment il trouverait enfin le courage de le leur dire parce qu’alors il n’y aurait plus moyen de tergiverser mais en attendant il souffrait au delà de tout ce qu’on peut imaginer. Une vraie malédiction ce mutisme qui l’étouffait, qui faisait qu’à toutes leurs questions il ne trouvait à opposer que le silence. Il souffrait au point qu’il avait décidé d’aller voir une psychanalyste dont on lui avait donné l’adresse.

Elle l’avait reçu dans son cabinet, boulevard Saint-Germain, une petite pièce encombrée de livres et de bibelots poussiéreux, et il lui avait débité son histoire. Parce qu’alors là, devant elle, aucun problème, sa langue se déliait. Il sait qu’il parle bien, il s’admire en parlant. Il lui avait raconté toute sa vie. Il adorait raconter sa vie. Mais à la fin elle lui avait demandé s’il ne croyait pas que cette impossibilité de s’exprimer devant ses parents n’était pas due à une volonté de se protéger, de se libérer d’eux, de garder ses distances, de sauvegarder son indépendance. Alors là il avait failli s’énerver. Elle n’avait donc rien compris, cette dinde ! Puisque qu’il se tuait à lui dire depuis le début que c’était exactement le contraire, qu’il crevait de cette distance qui le séparait d’eux, de ce silence qui s’était installé entre eux et que c’était pour ça qu’il était venu la voir, pour qu’elle lui trouve une solution, pour qu’elle le délivre de sa malédiction. Alors ils s’étaient quittés froidement et il n’avait pas pris de nouveau rendez-vous. Et tout avait continué comme avant : le même malaise, le même silence, et les mêmes sempiternelles reproches : « - Tu nous méprises, tu ne nous dis jamais rien… » Quelquefois sa mère en arrivait presque aux larmes, elle lui disait : « - Ton père encore, je comprends. Ne crois pas qu’entre nous ça ait toujours été le grand amour. Il ne faut pas me confondre avec lui. Quand je l’ai épousé c’est parce que j’avais peur de devenir vieille fille… Mais dès que tu es né, j’ai compris que ce serait toi mon grand, mon unique amour. Tu étais si intelligent !… Et maintenant, pourquoi est-ce que tu ne me dis plus rien ?… » Il ne parvenait pas à répondre. Il ne parvenait pas par exemple à prononcer devant elle le nom d’un seul de ses camarades. Pourquoi le seul fait de prononcer leur nom lui aurait paru un acte obscène ? Alors ils avaient institué un code entre eux, un code selon lequel chacun était désigné par un surnom qui provenait soit du rôle qu’il avaient pu jouer dans l’un de ses spectacles comme « l’abbé » par exemple ou « la baronne » (souvenirs d’Il ne faut jurer de rien), soit de leur origine géographique : il y avait « celle du Mans », « le Tunisien » ou « celui d’Antony ». Quelquefois, faute de mieux, on se servait du nom de famille mais jamais au grand jamais le prénom, prononcer un prénom c’eût été comme se déculotter. Quant aux relations amoureuses, n’en parlons pas ! On faisait comme si ces choses-là n’existait pas. Elle devait bien essayer pourtant de savoir, sa mère ! Mais impossible. Il était bouclé, vissé, soudé, muré. D’ailleurs qu’y aurait-il eu à savoir ? Il ne se passait rien. Il continuait à s’abandonner au souvenir de Petra, lui écrivait, attendait ses lettres, vivait dans l’espoir de la revoir, tout en s’arrangeant pour laisser passer l’occasion chaque fois qu’elle se représentait. Ce qu’il aurait voulu au fond, c’était en trouver une autre qui lui aurait ressemblé mais qui n’aurait pas été elle. Il n’était pas très exigeant, il ne demandait pas la lune, simplement une petite jeune fille mignonne, désirable, normale quoi ! et qui, dans une soirée par exemple, l’aurait distingué parmi les autres, lui aurait souri quand il se serait approché d’elle. Mais ça jamais, jamais il n’avait pu l’obtenir ! Dès qu’une fille était un peu jolie elle en préférerait un autre, c’était réglé d’avance. Lui, il était le second choix, celui qu’elles prenaient quand elles ne pouvaient trouver mieux. Alors il fallait qu’il aille les pêcher aux Tuileries ou au Luxembourg au prix de sa dignité, parce qu’on avait l’air si stupide dans ces occasions-là ! Toujours la même entrée en matière : « - Alors on se promène ?… Vous allez loin comme ça ?… Est-ce que je peux vous accompagner ?… » La belle faisait d’abord semblant de ne pas entendre, et puis petit à petit se laissait apprivoiser. « - Vous avez souri ! Ne niez pas, j’ai vu que vous aviez souri… » (Vous connaissez la musique : Pierre Brasseur dans les Enfants du Paradis). La plupart du temps elles étaient étrangères, elles devait se dire que ce serait une façon pour elles d’apprendre le français et puis ce garçon après tout n’avait pas l’air très dangereux. Petra avait fait partie du lot. C’est pour ça qu’il n’avait pas voulu d’elle, parce que depuis le début leurs amours était entachées de cette ombre qui tenait à la façon dont ils s’étaient rencontrés et qui ne s’effacerait jamais. Seulement maintenant voici qu’il était seul, vraiment seul et il ne voyait pas comment la situation pourrait changer puisque la seule chose qu’il pouvait espérer c’était d’en rencontrer une autre de la même façon et alors tout recommencerait.


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