qu’elle l’envahissait complètement, qu’elle l’empêchait de penser à autre chose, de penser tout simplement, et qu’à cause d’elle il allait devenir idiot. Mais comment faire quand on a une seule idée en tête qui vous siphonne la cervelle en permanence ? Le seul moment pendant lequel il parvient à s’en évader c’est lorsqu’il travaille. Il a choisi son sujet de thèse sans trop réfléchir, en s’inspirant simplement de celui de son diplôme (on dit maîtrise aujourd’hui), qui reprenait lui même le sujet de l’exposé qu’il avait fait autrefois en licence, passant simplement de Balzac à Flaubert d’abord parce qu’il faut bien changer et puis parce qu’il y a été encouragé par la note obtenue à l’agrégation sur l’Éducation Sentimentale. Il est donc allé voir son vieux professeur, Monsieur Castex, celui qui avait dirigé son diplôme deux ans auparavant, et il lui a proposé un sujet qui porterait sur « l’univers des sensations et des objets dans les romans de Flaubert », en se disant in petto que cela lui permettrait de se consacrer dans un premier temps à faire l’inventaire complet de toutes les notations de lumière, de bruit, de matières, etc. (travail purement mécanique qui ne demande pas un génie particulier) et qu’il aurait toujours le temps de voir le reste après, le deuxième avantage étant que ce type de critique est fondé sur la seule étude du texte à l’exclusion de tout apport extérieur. Finies ces longues recherches biographiques, études de sources, de genèse ou de variantes qui avait été jusqu’ici l’ordinaire des thèses. La critique thématique est à la mode. Elle préconise un retour au texte. Le texte, rien que le texte ! Et par chance le père Castex, tout en étant lui-même le représentant emblématique de l’ancienne école, est tout à fait ouvert à ces nouvelles tendances. Le voici donc promu au rang de disciple privilégié, de nouvel espoir de sa génération. Son âge plaide pour lui, il n’a pas trente ans… Ce qu’il voit, lui, dans cette affaire c’est qu’il n’aura pas à aller à la Nationale, qu’il pourra simplement travailler chez lui avec le Livre de Poche. En vérité, s’il répugne à aller à la Nationale ce n’est pas par paresse mais par ignorance des démarches à accomplir. Il n’ose pas demander d’explications de peur que devant son ignorance on le prenne pour un imposteur, sentiment qui ne pourra, hélas, que s’aggraver avec le temps car plus les années passeront plus il lui deviendra impossible d’avouer qu’il vient pour la première fois, ce qui fait qu’il sera sans doute le seul universitaire à accomplir toute sa carrière sans pénétrer une seule fois dans ce temple sacré. Le travail qu’il consacre à sa thèse lui permet en tous cas de combler les longs moments d’ennui dont ses journées sont remplies, car son statut d’agrégé fait qu’il n’a que quatorze heures de cours à accomplir, regroupées sur trois jours ! ce qui veut dire qu’il en reste quatre à combler. D’autant qu’il n’a jamais compris comment ses collègues, qui se plaignent d’être débordés, s’y prennent pour préparer leur cours. Lui, il ne prépare jamais rien. Là encore ce n’est pas par paresse, mais tout simplement parce qu’il ne voit pas ce qu’il pourrait faire. Pour lui, préparer un cours consiste simplement à prévoir le texte qu’il va expliquer aux élèves. Ensuite c’est sur place qu’opère le miracle. Car il s’agit véritablement d’un miracle ! Il suffit qu’il se concentre quelques secondes et puis il se met à parler et alors les idées viennent toutes seules, elles se pressent dans sa tête, l’une amenant l’autre, dès idées auxquelles il étaient très loin d’avoir pensé auparavant mais qui lui paraissent aussitôt avoir un tel caractère d’évidence qu’il les expose avec une clarté et un enthousiasme qui emporte la conviction de ses élèves. Ceux-ci sont ravis et véritablement subjugués de voir une pensée naître ainsi en direct devant eux. C’est un numéro de haute voltige dont ni eux ni lui ne se lassent. S’il avait préparé son cours ses idées n’auraient pas eu le même éclat, le même caractère d’évidence. Bien sûr il lui arrive parfois de reprendre ce qu’il a déjà dit dans une autre classe, mais alors il mime l’improvisation et c’est comme au théâtre, c’est à ses qualités de comédien qu’il fait alors appel. Il entre dans sa classe comme on entre en scène, avec le même petit frisson, car il n’est jamais sûr de réussir son numéro, même s’il ne l’a encore jamais raté jusqu’ici, et il a besoin de ce frisson. Il en ressort épuisé mais véritablement revivifié par tous ces visages tendus vers lui, qui montrent leur plaisir de boire sa parole. Heureusement qu’il connaît cette jouissance-là parce que du côté du théâtre, du vrai, il lui a bien fallu déchanter. Le retour du service militaire a marqué une radicale rupture avec le passé. Toutes les troupes qu’il connaissait ont disparu, à part celle d’Ariane Mnouchkine où l’on retrouve encore quelques transfuges du Théâtre Antique, comme Philippe Léotard ou ses deux alter ego, Claude et François. Lui n’a jamais eu l’occasion d’approcher Ariane Mnouchkine jusqu’ici, il ne l’a jamais vue que de loin, une ou deux fois, peut-être simplement parce qu’il ne la trouvait pas attirante. C’est une femme sans âge (elle a pourtant été étudiante en même temps que lui) à la tignasse déjà grisonnante, le nez crochu, la taille épaisse. Elle a une façon doucereuse de parler qui l’exaspère. Pourtant, pendant son service militaire, il est allé voir un de ses spectacles, les Petits Bourgeois, et il a été réellement emballé (il se souvient d’Arthur Adamov dans les coulisses discutant avec elle après le spectacle, les yeux hallucinés). À son retour il a donc sollicité ses camarades pour qu’ils le fassent entrer dans la troupe et grâce à eux il a obtenu de jouer dans leur nouveau spectacle, une adaptation du Capitaine Fracasse. Léotard a écrit le texte et joue le rôle principal. Lui, sa participation sera plus modeste. Il doit se contenter de quelques apparitions de ci de là dans des personnages épisodiques, bien loin des rôles qu’il jouait naguère mais quoi ! l’important n’est-il pas de participer ? Le reste on verra après. Heureusement, dans la dernière scène, quand tous les personnages sont pris en otage par des pirates et emmenés en terre ottomane (épisode issu de la pure imagination de Léotard) il doit jouer le rôle d’un geôlier turc qui, tout en mastiquant son sandwich, surveille les malheureux et leur fait avec délectation le récit circonstancié des supplices auxquels ils seront soumis le lendemain. Et il a eu l’idée pour débiter son monologue d’imiter l’accent arabe. Ariane est enchantée. Elle adore. À chaque répétition elle rit aux éclats, elle en redemande, attirant même sur lui la jalousie de ses camarades qui commencent à se demander si ce surprenant succès ne va pas finir par leur faire ombrage. Il existe en effet dans cette troupe une terrible concurrence qui tient à la fois de la rivalité amoureuse à l’égard de la patronne et du soucis de carrière. Lui pourtant n’a aucune ambition de plaire à cette femme qu’il ne lui viendrait pas à l’idée de considérer comme désirable et en outre il vient de comprendre que la vie de comédien n’est pas faite pour lui. Les répétitions en effet sont interminables et assommantes. Il faut passer son temps à attendre le bon vouloir du metteur en scène et se soumettre à ses volontés (car si Ariane n’a que les mots « création collective » à la bouche elle ne conçoit en réalité ses spectacles que comme une œuvre personnelle à laquelle n’ont accès que les trois ou quatre privilégiés qui sont admis dans son intimité et dont évidemment il ne fait pas partie). Cette obligation de défendre à chaque instant sa place est épuisante. Il n’y a plus rien de la légèreté que l’on trouvait naguère dans les petites compagnies d’amateur qu’il avait fréquentées. Ici, plus que jamais, il ne comprend rien aux relations entre les gens, elles lui paraissent confuses, insaisissables. On s’aime, on se désire, on se jalouse, on se hait. Les non-dit, les sous-entendus, les arrière-pensées lui échappent, il se sent complètement perdu. Heureux ceux qui sont mariés comme Léotard ou Jean-Claude Pinchenat. Leur femme au moins les protège. Lui il est seul, il n’a rien, il navigue à vue dans ce maelström en tentant comme il peut de tirer son épingle du jeu. Alors, faire rire Ariane dans le rôle du geôlier, c’est toujours ça mais il sent bien que dans ce milieu il n’arrivera à rien.

Et puis au Théâtre du Soleil on fait la fête tous les jours, et le dimanche on part à la campagne car Ariane ne conçoit pas que l’on ait une vie privée. Ça tombe bien, il n’en a pas ! Seulement voilà, côté groupe, il n’a de véritable intimité avec personne. Pas même avec ses anciens camarades. François est dévoré par son ambition comme toujours, il espère reprendre le rôle de Léotard quand celui-ci sera parti (ce qu’il parviendra à faire, d’ailleurs, l’année suivante, quand Léotard se sera tourné vers le cinéma), Claude, toujours absorbé par ses problèmes, poursuit une interminable psychanalyse qui semble n’avoir aucun résultat. Il s’est trouvé pourtant une petite amie qui ressemble à un chat écorché et à qui personne n’aurait l’idée de faire attention s’il ne s’empressait de préciser à chaque fois qu’elle était avant de le connaître la maîtresse de Jean Eustache. François, lui, dans sa stratégie de conquête du rôle principal, est parvenu à séduire la jeune première de la troupe, une assez jolie fille, brave mais sotte, qui se contente de promener sur la scène son agréable silhouette. Il faut dire que les femmes n’ont pas la part belle dans cette troupe, Ariane ne s’entourant que d’hommes. Alors comment pourrait-il se débrouiller pour trouver celle qu’il cherche, qu’il ne cesse de chercher ? Il a bien eu l’esquisse d’une relation un soir, avec une toute petite jeune fille dont il ne sait même pas le nom ni ce qu’elle faisait là (elle doit s’occuper de photos ou quelque chose comme ça), mais les choses ne sont pas allées bien loin. Une autre fois, lors d’un week-end à la campagne, à la suite d’un problème de lits en nombre insuffisant, il s’est retrouvé à partager le sien avec une jolie blonde qui s’occupe des costumes et qu’il convoitait depuis longtemps. Mais comme il n’avait aucun droit sur elle et qu’ils s’étaient retrouvés là par hasard, il s’était demandé s’il pouvait se considérer comme autorisé à en profiter. Et quand enfin il s’y était décidé, après un long temps de réflexion, entreprenant sous les couvertures, une lente et timide progression de son pied vers sa jambe, il lui avait semblé qu’elle ne s’y dérobait pas. Mais alors, entendant le rythme tranquille de sa respiration, il avait compris que cette apparente complaisance n’était due en réalité qu’au fait qu’elle s’était endormie et que les mouvements de son corps, qui maintenant s’étant retourné vers lui se pressait contre le sien, n’était que des réflexes inconscients qui s’adressaient sans doute à celui dont elle était en train de rêver. Il avait continué malgré tout, mourant de peur qu’elle ne se réveillât, mais au petit matin elle semblait ne se souvenir de rien, tandis qu’il était épuisé par la nuit blanche qu’il venait de passer.

Il souffrait donc de son isolement tout en se réjouissant malgré tout de faire partie de cette troupe qui représentait à beaucoup d’égards ce qu’il aurait pu rêver de mieux pour animer sa vie. Cependant, quelques jours avant la première représentation de Fracasse, voici qu’Ariane lui déclare que finalement elle ne gardera pas la scène du geôlier. Ce n’est pas à cause de lui, non ! Elle le trouve excellent au contraire, mais ce dénouement décidément ne lui convient pas et elle a eu une autre idée. Il en est donc quitte pour se contenter des quelques apparitions qu’elle lui a confiées par ailleurs, en particulier, celle d’une caryatide, affublé d’un pot de résédas sur la tête, qui annonce l’arrivée des invités lors d’une réception chez le duc de Vallombreuse - rôle dans lequel il peut malgré tout faire valoir encore une fois le timbre flatteur de sa voix et qui marquera son ultime apparition sur une scène parisienne.


NB:Vous trouverez l'épisode précédent sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux II" de Pierre Parlier