Eh bien, aussi curieux que cela puisse paraître, il l’était réellement. Envers et contre tout. Au point que son plus fort désir, son seul désir en vérité, était que rien ne change, que rien ne vienne troubler cette monotone répétition du même qui l’arrachait à la fuite du temps. Car il y avait quelque chose de fascinant dans cet empilement de jours exactement semblables les uns aux autres où chacun n’est que l’exacte répétition du précédent. Qui n’a été frappé par ce phénomène de répétition qui fait que certains de nos gestes inévitablement se reproduisent à l’identique comme par exemple de se raser le matin (et toujours en commençant par la même joue) ou de se laver les dents selon un rituel fixé une fois pour toutes. Les mêmes gestes, dans le même ordre ! Qui peut prétendre, aussi aventureuse que soit sa vie, pouvoir échapper à ce phénomène ? Lui, il pensait que cela était impossible et de toutes façons il ne l’aurait pas souhaité. Dans cette répétition du même il y avait comme la réalisation d’un scénario longuement affiné par élimination de l’inutile et qui tendait ainsi vers une forme de perfection… Les mêmes gestes, à la même heure… Alors le passé et l’avenir n’existent plus, le temps n’est plus qu’un éternel présent. Pure jouissance d’exister ! Expérience absolue de l’immanence…

C’est alors que la catastrophe est arrivée. Sous la forme d’un coup de téléphone. Son directeur de thèse, Monsieur Castex, lui demande s’il serait intéressé par un poste d’assistant. « - À la Sorbonne ? - Non à Verriers. »
Verriers est un chef lieu de département, dans le centre de la France, à trois heures trente de Paris. Il y a là une des plus vieilles universités du pays. Un poste va s’y libérer. Il a pensé à lui. « - Mais c’est que… - Vous avez une objection ? – Voyez-vous… il m’est difficile de quitter Paris… – Qui vous parle de quitter Paris ? Vos cours seront regroupés sur deux jours. Vous n’aurez qu’une nuit à passer là-bas. Tous vos collègues en font de même. – Alors évidemment, dans ce cas-là… » Il se verrait mal refuser, l’autre ne comprendrait pas. « - Je ne vous demande pas une réponse immédiat de toutes façons mais si vous êtes intéressé appelez de ma part Madame Grandon. C’est elle qui dirige le département de français. Et puis tenez-moi au courant. »

Pourquoi a-t-il pensé à lui ? Pourquoi l’apprécie-t-il ? c’est ce qu’il s’est toujours demandé. D’ailleurs l’apprécie-t-il ? Chaque fois qu’il est allé le voir pour lui parler de sa thèse il l’a reçu dans son modeste appartement de la Porte Dorée, il l’a écouté sans rien dire et lui a fait simplement quelques remarques banales sur son travail en lui disant de continuer. Jamais une correction, jamais une objection, c’était presque trop facile. Et lui, il repartait à la fois déçu et content : content de ne rien avoir à refaire et déçu de ne pas susciter plus de commentaires. Peut-être qu’il s’en fiche au fond, tout simplement. Cependant comme il préside aux plus hautes instances universitaires et qu’il dispose d’un pouvoir considérable, malgré son allure de petit père tranquille, il l’a fait inscrire sur toutes les listes d’aptitude possibles, sans même qu’il ait à le demander et avant les échéances normales. Il n’a pas encore fini sa thèse qu’il pourrait déjà prétendre à un chaire professeur. « Liste restreinte » ça s’appelle. Du jamais vu à son âge ! En l’occurrence il ne s’agit pas d’une chaire mais d’un poste d’assistant. Et il n’a rien demandé une fois de plus ! Lui, il aurait tant voulu ne jamais quitter son lycée, ses chers élèves, surtout après les événements qu’on vient de traverser et qui ont remué l’établissement de fond en comble ! Au moment où l’on allait tout réinventer dans un grand élan d’enthousiasme, refaire les programmes, le règlement intérieur… Il va falloir qu'il quitte tout cela pour plonger dans l’inconnu ! Alors, la mort dans l’âme, il téléphone à Madame Grandon.

Madame le Professeur Grandon (c’est ainsi qu’on dit), Isadora de son prénom, habite quai des Orfèvres un petit appartement au plafond bas qui donne sur la Seine. Personnage impressionnant qui tient de la chanteuse Wagnérienne. Elle l’introduit dans cet espace trop étroit qu’elle emplit de sa stature et de sa voix et il ne trouve à s’asseoir que sur un petit pouf dont elle doit se servir quand elle est seule pour poser ses pieds. Et là, elle entame devant lui un monologue éblouissant dont il comprend très vite qu’il serait illusoire de vouloir l’interrompre. Les sujets s’enchaînent les uns aux autres : le rôle de la femme dans la religion musulmane (sur laquelle elle en sait plus, dit-elle, que tous les imams réunis), la Résistance (à laquelle elle a participé), la misogynie de la société actuelle qui lui interdit d’accéder à l’Institut. Tout ceci n’a pas le moindre rapport avec l’objet de sa visite. Mais comment l’arrêter ?

Cependant, à un moment, elle s’interrompt et, l’œil fixe, elle le regarde droit dans les yeux : « - Avez-vous lu Platon ? – C’est-à-dire… - Il faudra que d’ici la rentrée que vous ayez lu Platon. Il n’est pas possible d’enseigner sans avoir lu Platon. » Il se demande avec angoisse à quel moment il pourra le faire car il a déjà plusieurs projets de vacances mais le temps d’y réfléchir et le monologue est déjà reparti. Il aurait bien voulu poser des questions sur ce qu’on allait lui demander là-bas, dans cette université où il sera censé enseigner, car il n’en a aucune idée, mais il est décidemment impossible d’en placer une. Il s’efforce simplement de prendre un air convaincu en l’écoutant tout en jetant au dehors des regards inquiets. Le paysage qu’on peut apercevoir par la fenêtre ressemble à un tableau de Marquet : la Seine, le quai Saint-Michel. Il constate avec angoisse que le jour commence à tomber. Les réverbères sont allumés. Et elle parle toujours. Comment va-t-il pouvoir interrompre ce flux verbal pour prendre congé ? Depuis combien d’heures est-il là ? Il a de plus en plus mal au dos sur son pouf. Et toujours cette obligation d’opiner du chef, d’acquiescer en prenant un air pénétré ! Elle jouit visiblement d’avoir un interlocuteur à sa merci, s’étalant, se rengorgeant. Dans tout ce qu’elle raconte il n’est question que d’elle, de l’admiration qu’elle suscite, de ses faits d’arme, des articles qu’elle a écrits. Elle apparaît toujours en redresseuse de torts ou en victime… Elle en était à parler de l’interprétation radicalement neuve qu’elle venait de faire d’un poème de Valéry auquel personne n’avait jamais rien compris parce que personne n’avait pensé jusqu’ici à le rapporter à un théorème de mathématique qu’elle était seule à connaître (car elle est aussi experte en mathématiques) quand soudain elle s’interrompt : « - Mais sauvez-vous vite, il est l’heure de vous en aller. » Il ne se le fait pas dire deux fois, se confond en remerciements et se retrouve bientôt sur le trottoir du quai des Orfèvres la tête bourdonnante. Au fait, lui a-t-elle donné son accord pour ce poste ? Oui, sans doute. Elle ne le lui a pas signifié clairement mais cela tombe sous le sens. Alors il rentre chez lui pour l’annoncer à ses parents.

Est-ce un signe du destin ? Verriers est la ville où son père, quand il avait dix-huit ans, avait été envoyé comme pensionnaire pour tenter de passer son bac. Le lycée en effet s’était fait une spécialité de récupérer les cancres les plus invétérés. Il était connu pour cela dans toute la France. Mais il avait rencontré à cette occasion son premier échec car son père, dont la seule activité avait été d’aller se promener dans le parc municipal, s’ennuyait tellement dans ce lycée qu’il avait pris l’initiative au bout de quelques temps de repartir chez lui sans prévenir personne. Cette nomination c’est donc sa revanche. Son fils enseignant en Faculté dans la ville même où il n’avait été lui-même qu’un cancre incapable de passer son bac ! « - Tu vois, lui dit la mère, tu devrais être en fier au lieu de toujours te plaindre de lui ! » Fier, il l’est en effet, fier comme Artaban ! Mais il cache cette fierté par pudeur derrière un grand éclat de rire. Il en est devenu tout rouge, il en a les larmes aux yeux. Quelle facétie du destin tout de même !… Et l’on décide de partir tous ensemble le dimanche suivant pour aller visiter les lieux.



NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: "Le roman d'un homme heureux" II