toujours en vacances ! Et en plus il y en a qui vous envient ! Chaque fois, il faut qu’il trouve une nouvelle idée pour employer son temps car il ne peut tout de même pas toujours travailler à sa thèse ! Elle avance à une telle vitesse qu’elle sera bientôt terminée. Ça ne fera pas sérieux ! Une thèse c’est dix ans à tout le moins, cinq à la rigueur mais pas deux. Alors à Noël, à Pâques et surtout quand arrivent les terribles mois d’été, c’est la même angoisse. Heureusement il est encore en âge de s’inscrire à ces voyages d’étudiants où pour un prix modique on parcourt le monde à pied, en car ou à vélo. Peu lui importe le pays, ni le moyen de locomotion, la seule chose qu’il craindrait ce serait de se retrouver dans un groupe d’adultes. C’est qu’il en a croisé dans ses pérégrinations de ces groupes composés de familles, de couples, de retraités et ça, ça lui fait horreur. Avec des étudiants il se reconnaît, il ne perçoit pas encore la différence d’âge qui commence à se creuser entre eux et lui. Et puis surtout il peut espérer trouver la femme de sa vie, car en matière de femmes il n’aime que les jeunes, les très jeunes. Éva avait seize ans quand il l’a connue, Petra dix-huit. Au dessus de trente ans une femme le répugne, c’est une vieille, il ne peut imaginer le moindre contact sexuel avec elle. Et comme ces voyages sont réservés au moins de trente ans, au moins il est garanti de ce côté-là. Mais il voit s’approcher avec angoisse le moment où il aura dépassé la limite d’âge. Que fera-t-il alors ? Il ne voit aucune solution, c’est comme s’il s’approchait inéluctablement d’un abîme vers lequel l’entraîne un irrésistible courant et qu’il ne distingue aucune solution. En attendant il continue comme si de rien n’était en évitant de penser à l’avenir. Asie, Europe, Afrique, peu lui importe. Les pays traversés ne sont que des décors. La seule chose qui compte c’est le groupe. Quand il arrive, le premier jour, au rendez-vous fixé, en général il est catastrophé. Qu’est-ce qu’il est venu faire ici ? Toutes les filles sont moches, les garçons ont l’air complètement idiots ! Il a envie de repartir. Tant pis pour l’argent perdu. De l’argent il en a, il est au dessus de ça. Mieux vaut perdre de l’argent que de s’infliger cette épreuve… Et puis il reste tout de même, parce qu’il n’ose pas faire de scandale ou passer pour un fou et puis que ferait-il d’autre de toutes façons ?… Cependant, très vite, le deuxième ou troisième jour, un miracle s’opère : le groupe prend son rythme, accède à une sorte d’autosuffisance qui fait que plus rien n’existe autour de lui, c’est chaque fois pareil, on accède alors à une sorte de nirvana, on décolle comme si l’on avait échappé à la pesanteur de l’existence, et l’on commence alors à éprouver un ineffable sentiment de bonheur. Il retrouve cette légèreté d’être qu’il a connu au service militaire et en quelques autres occasions, qu’il identifie parfaitement désormais et qu’il sait ne pouvoir ressentir qu’en ces circonstances-là et à laquelle rien d’autre n’est comparable, qui vous offre par une sorte de grâce divine les seuls moments qu’il vaille d’exister… Malheureusement il sait que viendra tôt ou tard le moment du retour. Alors le groupe se dispersera pour toujours, quelque chose sera définitivement clos. Terrible expérience de la mort ! De tous ces voyages que lui reste-t-il en effet ? des bribes de souvenirs, des visages sur lesquelles il ne pourrait même plus mettre un nom et dont il ne sait même plus dans quel pays il les a croisés. Était-ce en Islande ou en Laponie, en Russie ou en Tunisie cette bonne sœur défroquée qui ne parlait que de sexe ou ce garçon qui collectionnait les disques de musique militaire et courait les boutiques pour trouver un enregistrement de la fanfare locale, ou cette jeune fille blonde qui se laissait caresser les seins dans les couloirs d’un l’hôtel démodé ?… De ses voyages il ne reste jamais rien. On jure de se revoir, on était si proche, si fraternellement lié ! c’était forcément pour la vie… et puis chacun reprend le cours de son existence. On échange quelques photos, quelques lettres, et puis les relations s’espacent, on cesse de se voir. Et quelquefois, des années plus tard, on se rencontre dans la rue et l’on peine à se reconnaître.

« - Si tu n’es pas content tu n’as qu’à t’en aller ! » lui disait son père qui finissait par ne plus pouvoir le supporter. N’en pouvait plus son père, se sentait exploité, humilié. « - Il me nargue ! » répétait-il. Exactement comme autrefois, quand il était revenu de la guerre et qu’il ne parvenait pas à empêcher son fils de pisser au lit. « - Il me nargue !… » et les gifles pleuvaient. Aujourd’hui les gifles ne pleuvent plus parce qu’il est devenu vieux. Il ne peut plus rien contre ce fils de trente ans, professeur agrégé au lycée de Chantilly, qui prépare une thèse dont il tape les pages à la machine tous les jours à son bureau. Tous les matins à sept heures il part à Villa-Coublay. Il compte les années qui le sépare de la retraite. Ses collègues sont tous des abrutis, des imbéciles ! On l’a mis au placard. Littéralement dans un placard ! Il y passe ses journées entières à écouter la radio ou à lire le Figaro qu’il annote en rouge de la première à la dernière page (c’est le moyen qu’il a trouvé, rappelez-vous, pour dialoguer avec son fils) ou à taper sa thèse - autre versant du dialogue qu’ils mènent entre eux car le fils n’écrit en réalité que pour lui et pour en parlant de Flaubert lui parler de lui, car ils crèvent tous les deux de ne pas se parler. Mais l’échange entre eux est impossible, il tourne aussitôt au vinaigre. À propos de n’importe quoi, de politique, de cinéma ou même d’une simple chanson qu’on entend à la radio il faut que systématiquement le père soit d’un avis opposé à celui de son fils, ce qui fait que le fils se demande si le ramassis d’imbécillités qui constitue le discours de son père (il est pour la peine de mort, pour que les femmes restent à la maison, contre les juifs, les arabes et les francs maçons) n’est pas tout simplement la reproduction en négatif de son propre discours à lui, encore tout emmiellé des idées de Mai 68 (car il a achevé sa métamorphose depuis le temps où dix ans avant il chantait la Marseillaise sur le Forum, il a définitivement « viré sa cuti » comme on disait là-bas mais dans l’autre sens). C’est peut-être lui au fond qui a engendré ce père là, car il ne peut pas à admettre que son père soit un salaud. Il sait bien qu’il ne l’est pas. Il l’aime pour sa souffrance, pour la longue humiliation qu’est sa vie, pour sa bêtise elle-même qui est la forme la plus extrême de fragilité. À la suite de quels chaos de l’existence en est-il arrivé là ? D’où cela remonte-t-il ? A-t-il été détruit par la guerre, à laquelle il ne fait jamais allusion (monter à l’assaut de Monte Cassino ça ne doit tout de même pas vous arranger le caractère) ou plus en deçà encore par la terrible découverte que sa mère ne l’aimait pas ? ou bien sa bêtise est-elle plus originelle encore, constitutive en quelque sorte, cette bêtise vénérée par Flaubert à l’égal de la sainteté ? C’est grâce à lui qu’il a appris à aimer Flaubert, à partager sa fascination pour les imbéciles, ces éternelles victimes, figures de l’innocence, boucs émissaires des âmes bien pensantes, éternellement voués à inspirer le mépris. Parce que les autres c’est tellement plus facile de les aimer !… Alors leurs disputes à propos de n’importe quoi tournent aussitôt au duel implacable. Les répliques volent en rafales jusqu’à ce que le père, à bout d’arguments, parte s’enfermer dans sa chambre en claquant la porte. Car hélas à ses joutes verbales c’est toujours le fils qui gagne, non parce que ses idées sont plus justes mais parce qu’il est plus habile dans le maniement des mots, il a le sens de la réplique qui fait mouche, il prend son adversaire à contre-pied, il joue avec lui, se joue de lui, comme le matador de son taureau, jusqu’à ce que la bête épuisée se laisse mettre à mort. C’est insupportable d’être le plus fort quand on a son père pour adversaire !… Alors le fils souffre sans doute davantage de sa victoire que le père de sa défaite. Et ils restent ensuite deux ou trois jours sans pouvoir se parler, déchirés, épuisés, jusqu’à ce qu’un nouveau sujet vienne les enflammer et qu’alors enfin tout recommence.



NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : "Le roman d'un homme heureux" II de Pierre Danger