jours il y a quelques années lors d’une tournée des Perses avec le Théâtre Antique. Il se souvient du car qui était venu les chercher à la gare pour les mener en ville par un boulevard qui montait en épingle, et puis la ville perchée sur un plateau. Il se souvient des petites ruelles et d’une grande place où se réfugie l’animation de la ville. Ils étaient allé y prendre un verre avec François et Claude avant de visiter une église romane…
Il reconnaît vaguement aujourd’hui les endroits qu’il a déjà traversés. Ce sont comme des cartes postales tombées d’un vieil album. Mais on est dimanche cette fois-ci et la ville est vide. Et puis ses camarades ne sont plus là, le Théâtre Antique n’existe plus. L’angoisse lui noue la gorge tandis que sa mère s’extasie. « - Avec la situation que tu auras tu pourras être reçu dans les meilleures familles ! Tâche d’en profiter pour te faire des relations. » Son père tient à leur faire visiter son ancien lycée, une grande bâtisse austère qui suinte la solitude et l’ennui, tout à fait à l’image de la vie qu’il dit y avoir menée. Mais elle se moque de lui : « - N’exagère rien ! Tu n’y a passé que trois mois. – Oui, mais ce sont trois mois qui comptent ! – Tu n’étais qu’un bon à rien, voilà tout. Ce n’est pas comme ton fils ! Assistant ! tu te rends compte… » Le fils est accablé. Il pense à son joli lycée, blanc comme un château de conte de fée, aux moments de bonheur qu’il y a passés. Ici tout est gris. Et ces ruelles étroites ! cette grande place vide ! On a repéré l’hôtel où il pourra descendre quand il viendra passer la nuit une fois par semaine. Une fois par semaine !… Ce sera bien le bout du monde.
Après cela il y a eu l’été, Avignon, Mai 68 revisité, Vilar, Béjart, et puis les amours toujours inaboutis. Et au retour la rentrée s’est faite sans lui. Son lycée devait être sens dessus dessous, les AG succéder aux forums de discussions, les élèves, les collègues en ébullition… Lui, pendant ce temps, il remplissait des papiers pour régulariser son détachement. Ainsi la chose est faite, il est assistant ! La convocation arrive fin octobre. Entre temps il a lu un petit livre sur Platon, à tout hasard.
Ça pourrait commencer comme un roman de Balzac : Par un soir pluvieux de Novembre un jeune homme vêtu de gris s’approcha d’un taxi qui attendait près de la gare et demanda qu’on le conduise à l’hôtel des Trois Piliers…
Le portier de l’hôtel avait un visage de vieux gamin et portait un gilet rouge à brandebourgs dorés. Il le conduisit à travers des couloirs qui lui parurent immenses jusqu’à une chambre haute de plafond et froide comme un tombeau où il l’abandonna après lui avoir déposé dans la main une clé attachée à une grosse étoile de cuivre. Épuisé par l’émotion il se coucha sans plus attendre. Les draps étaient lourds et froids. Il avait envie de pleurer. Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête comme des mouches. C’était la première fois qu’il se sentait aussi seul depuis que ses parents l’avaient laissé voici quelques années pour partir à Paris. Il se souvenait de ces jours de flottement dans un espace irréel qui n’était plus celui d’une vie appartenant désormais au passé et pas encore celui d’un avenir qui lui était inconcevable, un espace intermédiaire entre la vie et la mort où la conscience n’est plus que conscience de son propre néant.
La Faculté des Lettres se trouve dans un hôtel Renaissance en haut d’une ruelle bordée de façades médiévales. Des bâtiments entrecoupés de jardins. Un petit if, quelques rosiers, une glycine… Il pensait trouver, comme à son lycée, une foule de collègues bavardant joyeusement et se racontant leurs vacances. Quand il pousse la porte il ne trouve qu’une petite dizaine de personnes assises autour d’une grande table qui se retournent à peine vers lui quand il entre. Madame le Professeur Grandon est bien là, il la reconnaît aussitôt, elle lui sourit distraitement mais ne fait guère attention à lui, poursuivant une conversation particulière avec un petit vieillard au regard malicieux qui l’écoute en serrant contre son oreille un appareil auditif. Les autres parlent également entre eux. Alors il se dirige discrètement vers une chaise vide et s’assoit sans se faire remarquer. Tous ces personnages l’impressionnent : ce sont des « profs de fac » c’est-à-dire qu’ils appartiennent à cette espèce dont dépendait son sort il n’y a guère encore et il ne parvient pas à réaliser qu’il a franchi la barrière et se trouve désormais parmi eux. Ce n’est pas Mme Grandon qui prend la parole comme il s’y attendait mais une dame d’allure plus jeune qui après avoir souhaité la bienvenue à tout le monde et salué la présence d’un nouveau collègue (il a droit à quelques sourires) se lance dans des considérations d’ordre pratique concernant les horaires et les salles. Chacun prend de notes pour ce qui le concerne tandis que Madame Grandon affecte de se désintéresser complètement de la question en continuant à bavarder avec son collègue dur d’oreille (il apprendra ensuite qu’elle a été contrainte de démissionner de ses fonctions de directrice de la section à la suite des événements de Mai et qu’elle en a conçu quelque amertume).
Chacun reçoit successivement ses horaires par ordre hiérarchique et quand arrive son tour, forcément en dernier, l’aimable dame lui demande quel jour ils désirerait venir. Il ne s’attendait pas à cette question, une telle complaisance le stupéfie. Il se répand en protestations et balbutie sans parvenir à trouver une réponse. Alors, venant à son secours, elle réfléchit avec lui sur ce qui lui conviendraient le mieux, compte tenu des horaires de trains (que tout le monde ici a l’air de connaître par cœur) et finalement lui fixe un emploi du temps qui lui permettra, lui dit-elle, de partir de chez lui le mardi matin par le train de huit heures et de revenir le mercredi par celui de dix-sept heures. Quant au contenu des cours il aura deux œuvres à traiter : un roman de Balzac, qu’il connaît déjà par cœur, et Madame Bovary. Autant dire qu’il n’aura rien à faire ! Cinq heures de cours par semaine, et le reste du temps ? C’est effrayant. Cependant il ne peut pas se plaindre ! Qui se plaindrait ? Les cours commencent dans quinze jours. D’ici là…
NB: Les épisodes précédents sont sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"
Le Roman d’un homme heureux. II (5) de Pierre Parlier
vendredi 3 octobre 2008. Lien permanent Pierre Danger - Parlier › Le roman d'un homme heureux (II) de Pierre Parlier
Un dimanche de Juin… Verriers ne lui est pas tout à fait inconnu, il y a passé deux