Le seul moment où il ressent une certaine légèreté d’être c’est le dimanche quand il retrouve ses amis. Car ils ont fini par former une petite bande et tous les dimanches ils vont à la campagne chez les parents de Claude qui possèdent une maison près de Pontoise entre forêt et champs. Il y a là François, Christian, Claude, ses deux sœurs, Sylvie, la disgraciée, et Annie, la belle, qui écrit dans Mademoiselle Âge Tendre. Elle a fini par se joindre à eux et ils n’en sont pas peu fier. Un dimanche matin il est passé la prendre chez ses parents à Paris parce qu’elle lui avait demandé de l’emmener dans sa voiture et il l’a trouvée au lit avec son amant. Pendant qu’elle s’habillait celui-ci la regardait, hilare, tandis qu’elle tentait d’obtenir de lui un prochain rendez-vous. Et lui, visiblement, noyait le poisson, répondait à côté, se défilait. La scène était très pénible pour un observateur extérieur. On avait l’impression d’assister à un film. Bref elle avait fini par s’en aller presque au bord des larmes et sans même avoir pu obtenir de savoir quand il pourrait lui rendre ses clés (« - Tu n’oublieras pas de fermer la porte en partant, n’est-ce-pas ? ») tandis qu’il continuait à se prélasser tout nu dans le lit. Ils avaient roulé ensuite dans sa Frégate et elle lui avait raconté que ce type était un salaud, un vrai truand, un homme dangereux qui se baladait avec un flingue dans la poche, et il en avait conçu encore plus d’admiration pour elle, se sentant flatté de se retrouver en tête-à-tête avec cette ravissante blonde qui écrivait dans Mademoiselle Âge Tendre et sortait avec un type armé d’un flingue. Mais elle lui en paraissait, hélas, d’autant plus inaccessible.

Cette maison des parents près de Pontoise, c’est une sorte de rêve, un vrai décor de conte de fée : Une maison toute en vieilles pierres avec un grand salon, une vaste cheminée, une cuisine rustique. Tout y est raffiné, original, à la fois luxueux et chaleureux. La moindre chose l’émerveille, la couleur des rideaux, les fenêtres à petits carreaux, les dalles en céramique dans la cuisine, la batterie de casseroles en cuivre qui pend au dessus de l’évier, l’escalier à rampe de bois qui monte à l’étage. Décor idyllique pour famille idyllique. Que ne peut-il en dire autant de chez lui où tout est si vieux et si triste ! C’est une vraie providence cette famille, un bonheur tombé du ciel, d’autant qu’on est loin du triste accueil du premier jour, quand les parents avaient fait une tête d’enterrement en les voyant. Non, sans qu’il comprenne très bien pourquoi (cela fait partie des nombreuses choses qu’il ne comprend pas) le père est aussi aimable maintenant qu’il avait été glacial au début. Il les accueille chaque dimanche avec de grandes démonstrations d’amitié, appelle tout le groupe sans distinction « les agrégés » en raison de ses diplômes (son fils, lui, a abandonné ses études pour faire du théâtre, Sylvie passe son bac et Annie a renoncé à passer le sien). Avec eux il y a aussi Élisabeth, la nouvelle petite amie de Claude, une blonde languide d’origine polonaise qui parle d’une façon si douce qu’on l’entend à peine. Son père, paraît-il, est « ministre plénipotentiaire », ce qui impressionne beaucoup tout le monde parce qu’on ne sait pas au juste ce que c’est. Christian est toujours le petit ami de Sylvie, du moins formellement, depuis ce fameux premier séjour où ils ont été si mal accueillis et elle s’accroche à lui avec l’énergie du désespoir. Un curieux personnage, d’ailleurs, ce Christian, bien de sa personne, dandy, très à l’aise, toujours gai, toujours aimable mais avec des côtés déconcertants : il leur raconte par exemple qu’il joue au rugby depuis son enfance et qu’il s’y est cassé deux dents et abîmé un oeil. Un jour aussi il lui a demandé, comme ça, tout crûment, alors qu’ils étaient train de descendre tous les deux le boulevard Saint-Michel, s’il ne serait pas tenté d’avoir avec lui une expérience homosexuelle. Il a refusé bien sûr. Il déteste l’idée même de l’homosexualité parce que ce serait pour lui une pure et simple lâcheté, une façon de fuir la peur que lui inspire les femmes et de tricher avec les règles de la nature, mais l’autre prétendait qu’il ne fallait refuser aucune expérience intéressante. La conversation a tourné court et ils en sont restés là. Mais ils sont demeurés amis tout de même et se voient maintenant de plus en plus souvent. Ils vont ensemble plusieurs fois par semaine au Tabou jusqu’à des quatre heures du matin et ensuite restent à bavarder dans un café en attendant le premier métro (car Christian habite Antony). Celui-ci en profite pour lui lire des poèmes qu’il a écrit en lui disant qu’il les trouve si beau qu’il n’arrive pas à croire qu’ils sont de lui et lui se demande comment on peut être assez vaniteux pour sortir des choses pareilles, d’autant que ses poèmes ne sont qu’un salmigondis informe de mots qui n’ont aucun sens. Christian lui a raconté aussi que le père de Sylvie l’avait « convoqué » (c’est le terme qu’il a employé) pour lui demander conseils à propos de sa fille. Il s’inquiète de l’état de perpétuelle angoisse dans lequel elle se trouve et Christian lui a répondu qu’en effet il n’était pas exclu qu’elle tente un jour de se suicider. Il est très fier de cette conversation « entre hommes » et se pose en sauveur d’âmes.

Le dimanche matin, donc, quand ils arrivent, les uns en train, les autres en voiture, tout le monde part monter à cheval dans la forêt de l’Isle Adam. Le père est propriétaire d’un étalon qu’il a mis en pension dans un club hippique dont le directeur, M. Magloire, déplore chaque fois que les « agrégés » - c’est ainsi qu’il les appelle communément lui aussi à l’imitation du père - ne consentent pas à revêtir l’équipement réglementaire (bottes et culottes de cheval). Mais eux s’y refusent obstinément. Ils y mettent un point d’honneur. Ils continueront à monter avec leur jean et leurs baskets. Ne sont-ils pas des rebelles ! Pas de concessions à l’ordre bourgeois !… Et le pauvre M. Magloire, qui n’a rien à refuser au père, est obligé de supporter chaque dimanche cette bande de charlots qui déshonorent son club. Alors il se venge en leur donnant les canassons dont personne ne veut : les plus vieux, les plus moches, les seuls de toutes façons qu’ils seraient capables de monter car il faut dire qu’ils n’y sont pas très experts, tandis que le père, lui, a fière allure sur son étalon dont personne d’autre ne pourrait contenir la fougue et dont les sabots ricochent sur les pavés en faisant des étincelles. Pourtant, un jour, ce fou de François – c’est tout à fait lui, ça ! - lui demande, en prenant son air d’ahuri, comme il sait si bien faire, de lui permettre de l’essayer. Et le père y a consenti ! Tout le monde en riait d’avance. Il a tenu pourtant, dans des postures incroyables, cramponné à la crinière. Et Claude le regardait en roulant des yeux. Des semaines après on en parlait encore. De même parfois François, qui n’a peur de rien, se permet de prendre la belle Annie par l’épaule – histoire de rire – et elle rit en effet et le laisse faire ! mais cela ne dure jamais bien longtemps.

Après la promenade, tandis que le père part rejoindre sa femme dans la maison, la bande des « agrégés » s’en va festoyer dans une auberge. Le repas dure souvent toute une partie de l’après-midi. Moment délicieux ! On parle de soi, on se répand en réflexions sur la vie, sur la politique. On parle surtout du père bien sûr ! Comment peut-on être aussi bourgeois ! comment peut-on avoir des idées aussi réactionnaires ! S’il croit qu’il va nous impressionner ! Mais comment pourrait-il impressionner qui que ce soit ce petit homme qui ressemble à Pasquali (un acteur comique de l’époque). On se moque de lui, de sa casquette, de sa veste en tweed. Seule Sylvie tente de prendre sa défense et Claude se contente de rouler des yeux.

Après le repas on retourne dans la belle maison. Le père demande alors à son fils de faire du feu. Piège attendu ! Chaque dimanche c’est la même chose ! Tout le monde sait que ce pauvre Claude est incapable de faire du feu. Il a beau recommencer dix fois, ça ne prend pas. Il use toute la réserve de vieux journaux et toutes les allumettes jusqu’à ce que le père finisse enfin par s’en mêler en disant que dans sa jeunesse, quand il habitait la ferme de ses parents, celui qui n’aurait pas su faire du feu en aurait été réduit à se geler tout l’hiver. Parce qu’il n’y avait pas le confort moderne qu’on connaît aujourd’hui, de son temps ! il fallait savoir se débrouiller… Il manie la pincette avec une habileté de chirurgien, dispose ce qu’il reste de journaux au fond de l’âtre, dépose par dessus le petit bois, et bientôt, à la grande admiration de tous, les flammes s’élèvent. Le fils roule des yeux. Alors le père demande aux « agrégés » d’aller scier du bois dans le jardin et de ramener des bûches (c’est là qu’un jour Claude leur a annoncé qu’il était impuissant). Quand ils reviennent, le père est installé devant la cheminée à faire chauffer ses bottes. Il lit le Figaro tandis que la mère prépare déjà le repas du soir. « - Vous resterez bien dîner avec nous ? - Nous ne voudrions pas déranger… - Allons, allons, chez moi, c’est l’auberge espagnole !… » On se répand en remerciements. La mère, elle, ne dit rien, elle est aussi maussade que son mari est gai. On ne peut jamais lui tirer un sourire. De quel amour blessé souffre-t-elle en secret ? On n’a jamais pu éclaircir ce mystère. On s’est habitué finalement à l’oublier. À part Sylvie qui va l’aider à la cuisine. Tout le groupe s’est rassemblé autour de la cheminée où le feu flambe maintenant joyeusement et là commence une interminable discussion politique. Car c’est un passage obligé, le moment que tous préfèrent. Le père est de droite, la totalité du groupe fait bloc contre lui. Car les « agrégés » sont tous de gauche, c’est à qui sera le plus radical, le plus révolutionnaire, le plus nihiliste. Les esprits s’échauffent. Le père parle de sa jeunesse paysanne. En ce temps-là on savait se débrouiller tout seul et ce qu’on obtenait c’était par son travail. On ne passait pas son temps à brasser de grandes idées, on avait le goût des choses simples. Ah ! la joie du sabotier sculptant son sabot !… On se récrie, le ton monte. Soyons réaliste, demandons l’impossible. Sous les pavés la plage… « - Ah ! vous me la baillez belle, les agrégés ! En attendant heureusement que vous avez vos parents. Esther ! (sa femme s’appelle Esther) remet des pommes de terre au feu puisqu’il faut les nourrir. Vous restez, n’est-ce pas ? » Elle se contente de maugréer

En attendant le dîner on a encore le temps d’aller voir le voisin, un multimilliardaire dont la maison fait trois fois celle du père et le parc se prolonge jusqu’à la forêt. Il a aussi un appartement dans l’Île Saint-Louis, juste au dessous des Pompidou. Mais il n’est presque jamais en France, il voyage pour affaires. Toujours en déplacement. Quand il n’est pas là sa femme passe son temps à l’attendre en lisant Jour de France. On dit qu’il la trompe à tour de bras. C’est une grosse femme assez vulgaire. Lui aussi est gros et peu démonstratif. Quand par hasard il est là il ne se prête guère aux protestations d’amitiés du père qui le tutoie et lui donne des bourrades au nom de leur vieille amitié car ils étaient à l’école ensemble. Le père a acheté cette maison pour être son voisin. Le milliardaire a deux filles et on se moque de Claude parce qu’il était prévu qu’il en épouserait une. Mais hélas elles sont devenues moches en grandissant et en outre il paraît qu’il y en a une qui est devenue lesbienne.

 

Quand il rentre à Paris, il fait déjà nuit. Il est saoul de rires, de grands mots et de grand air. Il gare sa grosse Frégate sur le plateau Beaubourg, totalement désert à cette heure, regagne sa maison en se dépêchant parce que le quartier n’est pas sûr. Ses parents sont déjà couchés et bien qu’il fasse le moins de bruit possible, il entend sa mère se retourner dans son lit. Elle l’attendait pour s’endormir.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un homme heureux".(II)