ensemble : il y a les dimanches chez les parents de Claude, les soirées chez Ariane Mnouchkine, les nuits au Tabou, et puis les jours où il va faire ses cours et ceux où il reste tout simplement travailler chez lui pour poursuivre la rédaction de sa thèse qui avance page après page, inexorablement, et puis les rendez-vous avec André, qui enseigne maintenant dans un lycée de la porte de Vanves, ou avec Anita qui prépare à son tour l’agrégation et enseigne en tant que professeur certifié dans un lycée de la banlieue. Il adore errer avec elle dans les rues de Paris. Ils vont se promener du côté du Jardin des Plantes s’arrêtent pour prendre un thé à la Mosquée, repartent vers la rue Mouffetard. Ils parlent littérature. Il s’est toujours demandé quelle était la nature des liens qui l’unissaient à elle. Il faut dire que c’est une drôle de fille, au physique démodé. Elle ressemble un peu à une gravure ancienne avec son épaisse chevelure qu’elle ramène en chignon au dessus de sa tête, son nez bourbonien, sa petite bouche en forme de cerise. Elle n’est pas jolie au sens classique du terme, mais elle a un charme fou. Son regard est tendre, toujours un peu las et un peu ironique, sa voix fluette monte dans l’aigu quand elle se moque, car elle a l’ironie facile. Elle pourrait être une de ces romancières anglaises comme Jane Austen, George Eliot ou Katherine Mansfield, telles qu’il se les imagine. D’ailleurs elle ne parle que littérature. Elle a fait un mémoire sur Mallarmé à partir du manuscrit d’Igitur qu’elle a déniché chez un vieux collectionneur américain, elle écrit présentement une biographie de Régis Messac, un auteur de science fiction. Car la littérature d’anticipation est sa nouvelle passion. Elle est comme ça : elle a des marottes, des emballements, des idées arrêtées sur tout… Et ils continuent à se vouvoyer. Depuis le temps ! Elle ne tutoie personne à part André à qui la lie une amitié plus profonde sans doute que la leur, en tous cas plus ancienne. C’est grâce à lui qu’il l’a connue et il en est un peu jaloux. Qu’a-t-il de plus que moi, se dit-il, ce provocateur, ce pornographe, sale, dépenaillé, elle si délicate ?… Ce qui les unit c’est leur intelligence bien sûr ! Car il les juge tous les deux bien plus intelligents que lui. Cependant ce sont eux qui l’admirent ! Ils admirent sa voix, sa façon de parler (Anita l’appelle « le marteau-piqueur : on ne peut plus vous arrêter quand vous vous y mettez ! ), ils admirent son autorité. Pourquoi n’a-t-il jamais eu de liaison amoureuse avec elle ? C’est ce qu’il se demande parfois. Peut-être parce qu’il ne la trouve pas jolie, cependant il se sentirait bien près parfois d’en tomber amoureux. Et elle ? cache-t-elle son jeu ? Ne serait-elle pas secrètement attirée par lui ? C’est ce qu’il se demande parfois. Il se dit qu’elle n’attend peut-être qu’un mot… Mais non, ils se sont réfugiés une fois pour toutes dans la mystique d’une amitié purement cérébrale. D’ailleurs elle a une conception très exclusive de l’amour, elle prétend qu’elle quitterait un homme sur le champ, quelque soient ses sentiments pour lui, si elle avait connaissance de la moindre infidélité de sa part. Voilà qui n’est guère encourageant ! Et puis il vient de se passer quelque chose dans sa vie. Une de ses élèves est venue la voir à la fin d’un cours et lui a fait une déclaration d’amour enflammée. Elle avait un ton si péremptoire et définitif qu’Anita s’est laissée circonvenir et elles se sont vues en dehors du lycée. Et voici que maintenant elles en sont venues à habiter ensemble ! Anita jure qu’elle n’aurait jamais imaginé cela, qu’elle n’a aucun goût pour les femmes mais qu’elle n’a pu résister à cette passion, à la détermination de cette adolescente. Elle la lui présente quelques jours plus tard. C’est un petit personnage étrange qui ressemble à Marcel Proust. Et d’ailleurs Proust est leur commune passion à tous les trois. Maintenant leur principal jeu quand ils sont ensemble consiste à se poser des colles sur la Recherche du Temps Perdu afin de savoir lequel des trois en a la connaissance la plus intime : Quel est le prénom de la duchesse de Guermantes ? celui de son mari ? Comment s’appelle la maîtresse de Saint-Loup ?…

 

Les morceaux d’un puzzle… comment pourrait-il les faire coller ensemble ? Il n’y aucun rapport entre eux. Anita et André ne connaissent pas Claude et ses sœurs et d’ailleurs qu’auraient-ils à se dire ? Quant à ses parents ils ne connaissent ni les uns ni les autres. Quand il leur parle d’eux c’est en utilisant des surnoms : André devient « le tunisien », Christian « celui d’Antony », etc. Quant à Verriers c’est un autre monde. Chaque semaine il prend le train gare d’Austerlitz. Trois heures et demi de trajet dans un vieux wagon à compartiments. Sa mère lui a préparé deux sandwichs, l’un au jambon l’autre au fromage, enveloppés dans du papier d’aluminium, qu’il mange aussitôt installé à sa place. Ensuite il n’a plus qu’à les digérer en somnolant ; il regarde défiler le paysage qu’il connaît par cœur, le plus souvent noyé dans la brume. Il pense à Petra, échafaude les scénarios par lesquels il pourrait aller la retrouver, puis se rappelant les moments qu’ils ont passés ensemble il pleure en pensant à elle, au bonheur perdu par sa faute, à la vie qu’ils auraient pu avoir si elle était devenue sa femme, et les larmes coulent le long de ses joues. Il pleure et somnole ainsi jusqu’à ce que le bruit des freins le réveille. Un petit cimetière à flanc de coteau signale l’approche de la gare. Sur le quai, des postulants à la suite du voyage attendent, leur valise à leurs pieds. Ils vont s’embarquer pour Bordeaux ou pour l’Espagne. Pour lui c’est fini, c’est ici qu’il descend.

 

NB Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d' un homme heureux" II