boulevard qui longe la voie ferrée. Un escalier à droite et c’est la vieille ville. Ses cours ont lieu dans un ravissant petit hôtel Renaissance en haut d’une ruelle en pente. Quand il arrive dans sa salle, les étudiants sont déjà là, leurs cahiers posés devant eux. Ce qui l’a frappé au début c’est leur calme. Ici pas de discipline à faire comme au lycée, pas besoin de se battre pour obtenir le silence. Ils semblent résignés, victimes de quelque malédiction. On se croirait dans le château de la Belle au Bois Dormant. Il y a de jolies filles certes parmi eux, d’une beauté moins éclatante peut-être qu’à Chantilly mais tout de même. Celle-ci par exemple avec son ciré jaune et ses longs cheveux noirs… Mais comment entrer en contact ? À la fin du cours ses étudiants repartent après avoir replié leurs affaires et il ne connaît rien de leur vie, ils ne connaissent rien de la sienne, un mur invisible les sépare. Il a de plus en plus le sentiment d’avoir fait un marché de dupe en quittant son lycée.
Une fois pourtant il a eu une surprise. Au dernier rang il a aperçu un visage qu’il connaissait, une amie de Sylvie qu’il avait rencontrée une ou deux fois à Paris quelques temps auparavant, une petite noiraude dont le seul attrait était d’être la fille d’une romancière qui avait obtenu le prix Goncourt. Et voici qu’elle est là, parmi les autres, qui le regarde en serrant contre elle un gros nounours en peluche ! Qu’est-ce que cela signifie ? Est-elle venue pour lui ?… À la fin du cours elle s’approche de son bureau. Mais ses propos ne sont pas très clairs. Elle a une amie, lui dit-elle, qui lui a parlé de ses cours et comme elle passait dans la région… Ils échangent quelques paroles insignifiantes… Bon et puis voilà elle repart comme elle est venue. Qu’est-ce que cela signifie !… Et ce nounours qu’elle serrait dans ses bras, était-ce une plaisanterie, une provocation ? C’est vrai qu’elle a l’air d’une petite fille. Un moment il a espéré grâce à elle trouver avec ses étudiants ce contact qu’il cherchait en vain, mais les semaines suivantes elle n’est pas revenue et les choses ont repris leur cours comme si de rien n’était. Personne ne semble s’être étonné de cette gamine avec son nounours qui était venue le trouver à la fin de son cours. Il ne devait du reste plus jamais la revoir et cette rapide apparition restera l’une des grandes énigmes de sa vie, enfin l’une des nombreuses énigmes qu’il a renoncé à comprendre.
Pourtant il sent bien qu’il a un impact sur ses étudiants, le même qu’il avait à son lycée. Il le lit sur leurs visages. C’est qu’il n’a pas changé, lui. On lui reprochera souvent plus tard de ne pas préparer ses cours, mais en réalité c’est faux. Quand il arrive devant eux il a tout lu de Flaubert, de Balzac, la Comédie Humaine en entier, mais également les œuvres de jeunesse, la correspondance, tout ! et puis aussi les biographies, les ouvrages critiques, Luckacs, Barberis, Wurmster, Maurois, Stéphane Zweig. Il s’est incorporé leurs idées au point qu’elles sont devenues les siennes. La vie de Balzac, celle de Flaubert n’ont plus de secret pour lui, c’est comme s’il les avait connus personnellement. Vendôme, Villeparisis, la rue Lesdiguières, Rouen, Croisset, Mantes où Flaubert va retrouver sa maîtresse. Il raconte tout sans une note comme s’il évoquait des souvenirs personnels. Car l’important c’est de faire sentir à ces jeunes gens que la littérature c’est quelque chose de vivant, pas des pages dans un manuel, figées à jamais dans leur perfection esthétique mais le produit d’hommes comme eux – Racine a vingt-cinq ans quand il écrit Andromaque, Musset vingt-trois quand il écrit Lorenzaccio en pompant sans scrupule un scénario que Georges Sand lui a abandonné pour l’aider à se sortir de son marasme intellectuel, de sa paresse et de ses penchants pour l’alcool et les putes. Ce sont des jeunes gens comme eux, dévorés par leur ambition, leurs passions et leurs vices et qui ne se distinguent d’eux que par cette étrange manie d’écrire qu’ils ont eue. Car écrire, ne l’oublions jamais, ce n’est pas une chose sérieuse, une manie, une bien étrange manie. Les écrivains sont des raconteurs d’histoire qui exercent dans la société une activité qui n’est en rien productrice de richesses, des bouches inutiles si vous y réfléchissez bien. Et vous de même ! leur dit-il en pointant vers eux un doigt accusateur. Ne vous faites aucune illusion, les études que vous faites ne vous serviront à rien, ou dans le meilleur des cas à transmettre à d’autres ce que vous aurez appris et qui ne leur servira à leur tour à rien. On ne fait pas de dissertations dans la vie !… Mais quel extraordinaire privilège de pouvoir se consacrer à ce qui ne sert à rien ! La société nous entretient comme les bourgeois d’autrefois entretenaient leur danseuse pour faire étalage de leur richesse. Nous sommes les danseuses de la société. Frivoles et purs produits du luxe, fleurons d’une nation parvenue au stade supérieur de son développement ! Le luxe, en effet, n’est-il pas la quintessence de l’humain et l’esprit de sérieux a contrario la forme la plus achevée de la bêtise ?… Pauvres étudiants ! eux dont l’esprit de sérieux est certainement la qualité la mieux partagée, ils l’écoutent bouche bée, pour certains sans doute secrètement indignés, les autres au contraire soulevés en leur intérieur par un enthousiasme qu’ils n’osent davantage exprimer. Quel est ce professeur qui n’a pas l’air beaucoup plus vieux qu’eux, qui vient de Paris, que personne ne connaît et qui se permet de tenir de tels discours ? C’est qu’il paraît qu’il s’en est passé là-bas au printemps dernier !… Et puis il y a son verbe, cette virtuosité qui vous emporte, et cette extraordinaire aptitude à sortir n’importe quoi de son chapeau. Quand il se lance dans une explication de texte - l’épreuve reine, leur dit-il, ouvrez votre livre au hasard - plus la page semble anodine, mieux il s’en sort. Facile ! leur explique-t-il. L’univers d’un écrivain est tout entier présent dans chacune de ses lignes, dans un infime détail, une tournure de phrase, le choix d’un mot. Et quand il a fini il referme son livre et s’en va, comme un acteur qui sort de scène, il les laisse en plan. À la semaine prochaine ! Il retourne à sa solitude. Il remonte en ville, erre dans les rues, traîne dans les librairies et puis enfin quand l’heure est venue rentre dans son hôtel, pose ses affaires et redescend dîner.
NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: "Le roman d'un homme heureux" (II)