toujours à peu près vide. On s’y croirait revenu cinquante ans en arrière : banquettes de molesquine, globes jaunâtres qui répandent une lumière triste, miroirs désargentés, jardinières de fleurs artificielles. Il aime cet endroit. Sur le mur du fond il y a une grande photo en noir et blanc d’un garçonnet à bicyclette dans le parc de la ville qui fait le tour du grand bassin. Pourquoi cette photo le fascine-t-il ? Peut-être parce que cet enfant pourrait être lui (la photo doit dater de l’époque où il avait son âge), peut-être parce que le photographe l’a saisi en plein élan, le figeant ainsi à tout jamais au point exact où chaque semaine il le retrouve. Qu’a pu devenir aujourd’hui cet enfant ? Est-il professeur agrégé comme lui ? marié, père de famille ? A-t-il connaissance de cette image de lui, demeurée prisonnière sur le mur de la brasserie comme dans cette bande dessinée qu’il lisait jadis, où l’on découvrait des gens transformés en statue parce qu’ils avaient, croyait-on, croisé le regard d’une méduse au masque de plâtre qui les avait figés dans l’attitude même où ils étaient quand ils l’avaient rencontrée ? Il suivait les épisodes de cette histoire dans un album illustré qu’il se faisait offrir chaque année pour Noël et qui était composé des numéros reliés d’un magazine hebdomadaire parus l’année précédente. Mais comme un jour, parce qu’il en avait passé l’âge sans doute, on avait cessé de lui offrir cet album, il n’avait jamais pu connaître le fin mot de l’histoire qui était restée à tout jamais inachevée pour lui malgré les efforts qu’il avait faits ensuite pour connaître la clé de l’énigme (car il était évident que cette histoire de méduse n’était qu’un leurre qui cachait autre chose), courant encore jusqu’à une époque récente pour découvrir la vérité ces librairies spécialisées où l’on voit d’honorables quinquagénaires feuilleter précautionneusement de vieux volumes illustrés à la recherche de leur enfance.

             Comme ces albums se suivaient ils laissaient en plan chaque fois les histoires dont ils se composaient et dont les héros restaient eux aussi figés – comme le petit garçon à bicyclette ou les victimes de la méduse - jusqu’à ce que, au Noël suivant, ils se réaniment pour poursuivre leurs aventures, apportant ainsi les réponses aux questions qui étaient restées en suspens durant toute l’année. Cependant il lui eût possible en achetant le magazine au moment où il paraissait, de transgresser le cours du temps et de devancer l’échéance. Mais il s’y était toujours refusé, sauf une fois, malgré lui, quand il avait trouvé l’un de ces numéros abandonné sur le banc d’un square. Alors il n’avait pas résisté à la tentation d’y regarder mais cette transgression lui avait paru comme une tricherie à l’égard des lois sacrés qui régissent l’ordre du temps. C’était comme si un magicien lui avait permis par un coup de baguette magique de faire une incursion dans le futur. Il avait donc jeté un œil circonspect sur le magazine, y voyant en effet ses héros familiers engagés dans des aventures auxquelles il ne pouvait rien comprendre puisqu’elles n’étaient pas raccordées à ce qu’il connaissait et il avait dû attendre jusqu’au Noël suivant pour savoir enfin, en retrouvant ce numéro enserré dans la continuité des autres, comment elles étaient liées à ce qui précédait.  

              « - Monsieur a choisi ? » interrompt le garçon le tirant de sa rêverie en lui tendant l’éternel cahier relié en cuir qui contient le menu. Celui-ci est toujours le même : assiette de crudité, cuisse de canard (chaque fois il hésite avec le rôti de veau mais finalement il choisit la cuisse de canard), fromage de chèvre et crème caramel (il a décidé une fois pour toutes que la crème caramel est son dessert préféré). « - Et avec ça, un cinquante de Gamay comme d’habitude ? – Comme d’habitude. » Le garçon s’éloigne, le col de sa veste lustré par l’usure, sous l’œil attentif du patron qui le surveille de loin accoudé au bar auprès de son épouse qui, de l’autre côté du comptoir, règne sur sa caisse. Le patron est un petit homme aux cheveux gris et au visage chafouin, qui interprèterait admirablement dans un film le rôle du collabo ou du corbeau. Il lui adresse de loin un sourire mielleux afin de lui signifier qu’il le reconnaît  (un jour il est même venu jusqu'à sa table pour lui serrer la main). Sa femme, une blonde défraîchie, a perdu depuis longtemps toute tentation de sourire, elle passe ses journées penchée sur d’interminables additions d’autant plus incompréhensibles que la salle est toujours vide.

           Le voici maintenant devant sa carotte râpée en tête-à-tête avec la photo du petit garçon à bicyclette. Et le Gamay fait lentement son effet. Son esprit s’envole dans des circonvolutions incertaines où se mêlent le souvenir de Petra et des réflexions sur sa destinée. Il aime ces moments de totale vacuité où rien ne peut le détourner de ses pensées. C’est à ces moments-là qu’il se sent pleinement heureux, pleinement en accord avec son existence. Son métier est décidemment le plus beau métier du monde, bien plus beau encore que le théâtre évidemment ! Tous ces visages tendus vers lui !… Il reste toutefois cette douleur essentielle, comme une crampe au creux de l’estomac de ne pas avoir trouvé la femme qu’il aime et qui soit à lui. Petra, Éva, Béatrice, Odile, Genifer… il en a tant vu défiler. Elles viennent une fois de plus à tour de rôle se placer devant la lunette de sa mémoire. Il n’y a d’important que cela au fond : le mystère de cet étrange lien qui unit le sexe à l’élan mystique qui l’emporte vers la beauté. Quel est la nature du désir ? Quel est le rapport entre la souillure du plaisir et cette aspiration à la pureté qu’est le sentiment amoureux ? Encore des pièces du puzzle qui ne parviennent pas à s’emboîter. Il y a les filles dont on rêve et puis celles avec qui l’on dort, disait la chanson qu’il chantait en Laponie en pensant à Petra. Oui, c’est cela, les filles dont on rêve et puis celles avec qui l’on dort… Il se souvient de la Porte Étroite et de l’exposé qu’il avait dû faire à l’oral de l’agrégation : « Amour et Mysticisme dans le roman d’André Gide » !… Toujours la même chanson.

              Quand il rentre à son hôtel il se sent à moitié saoul. Le demi pichet de Gamay a fait son effet. Le portier en gilet rouge lui donne sa clé. Il aime ce contact de la lourde étoile de cuivre dans sa main ; il parcourt le long couloir plongé dans la pénombre, écoute en marchant le bruit de ses pas assourdis par la moquette. Sa chambre est haute comme un mausolée. Un rideau de velours en masque la fenêtre. Dans la salle de bain la monumentale baignoire de marbre est souillée par la rouille et les robinets de cuivre émettent des gargouillis menaçants à la moindre tentative pour les manipuler. Il se couche sous des draps raides et glacés et aussitôt lui parviennent les bruits d’autres gargouillis dans l’épaisseur des murs. Quelque part un humain se livre comme lui à des ablutions et cela le rassure. Il s’endort.

La journée du lendemain est identique à celle de la veille, à cette seule différence qu’elle est maintenant entièrement orientée vers le retour. Dès qu’il a fini sa dernière heure de cours il se dirige vers la gare par le même boulevard sinistre qu’il a pris à l’aller. Son horaire est soigneusement calculé, il n’a pas à attendre le train bien longtemps. Direction Paris. Sa semaine est terminée.

           En arrivant gare d’Austerlitz il doit prendre encore le métro aérien qui traverse la Seine avant de plonger dans les entrailles de la ville. Au loin, par delà les ponts, il aperçoit la cathédrale qui lui fait signe de ses deux bras levés. Alors vraiment il peut se dire chez lui. Notre Dame, en effet, est la sentinelle qui veille en son absence afin de l’assurer qu’il ne s’est pas perdu durant son voyage car tel un nouvel Orphée il revient des Enfers, même si ce n’était pas hélas pour retrouver son Eurydice mais tout simplement pour accomplir sa tâche.

Et quand il arrive chez lui, ses parents sont en train de regarder la télévision. Il s’assied sur le canapé à côté de sa mère tandis que de l’autre côté, menton contre la poitrine, son père  s’est déjà assoupi.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: "Le roman d'un homme heureux" (II)