Les choses semblent se répéter mais elles changent pourtant, insensiblement, inéluctablement. François s’est éloigné du groupe, on le voit de moins en moins, Christian est parti en Afrique. Annie, la belle Annie, a trouvé un travail dans un nouvel établissement psychiatrique qui vient de se créer à Laborde. D’autres personnages apparaissent, dont on ne sait pas encore qu’ils seront amenés à devenir un jour des acteurs importants de cette histoire.

               Sylvie a dix-huit ans et pour son anniversaire ses parents lui ont laissé la disposition de leur appartement afin d’y organiser une grande soirée. Il doit venir l’aider dans l’après-midi et arrive en compagnie d’une blondinette, plutôt mignonne, qu’il a rencontrée quelques jours auparavant au cours d’une sortie et qui tout de suite s’était branchée sur lui. Quand il a dansé avec elle il l’a senti trembler dans ses bras, sa joue s’est posée sur la sienne, leurs lèvres se sont jointes… Ils se sont revus depuis, à deux ou trois reprises, mais rien ne s’était encore passé. Ils arrivent donc ce jour-là tôt dans l’après-midi et comme Sylvie leur demande de l’attendre pendant qu’elle va faire des courses, dès qu’elle a refermé la porte ils se précipitent dans une chambre et la blondinette ne rechigne aucunement à lui accorder tout ce qu’il lui demande, se soumettant sans broncher à toutes les petites cochonneries qu’il a coutume d’exiger dans ces cas-là (car c’est à cela qu’il mesure le charme qu’il exerce). Elle se contente de le regarder de ses grands yeux et de sourire comme pour s’excuser d’être si délurée.

 

              Un peu plus tard la soirée bat son plein. Les invités sont arrivés. Il y a là beaucoup de gens qu’il ne connaît pas, des camarades de Sylvie qui préparent l’École des Beaux-Arts avec elle, d’anciennes copines de classe et puis aussi un garçon dont ils ont fait la connaissance l’été précédent, une sorte de dandy, assez mignon mais fade et mou comme un bâton de guimauve, qui aspire selon toute apparence à prendre la relève de Christian auprès d’elle. Lui, grâce à sa blondinette, il se sent rayonnant de bonheur et de puissance virile. N’est-elle pas mignonne en effet avec ses grands yeux bleus et son air innocent ? Et en plus il vient de lui faire subir les derniers outrages ! Alors ils exhibent leur toute nouvelle intimité en dansant sauvagement enlacés au milieu du salon. Ils s’embrassent à bouche que veux-tu, langue contre langue, conscients qu’on les regarde. L’ambiance d’ailleurs s’échauffe. À leur exemple d’autres couples se forment. Et les voici maintenant couchés par terre, toujours enlacés, comme emportés par un irrésistible élan. Ils roulent sous le piano à queue qui trône dans un coin et offre à leurs ébats un abri providentiel, elle toute dépoitraillée et lui la pétrissant à pleines mains…

               C’est à ce moment-là qu’arrive la belle Annie, revenue tout exprès de Laborde pour l’occasion, escortée de deux chevaliers servants. Sylvie est toute heureuse qu’elle ait daigné se déplacer. Elle exulte, d’autant que sa soirée donne tous les signes de la réussite la plus parfaite et l’image de ce couple vautré sous le piano n’y est pas étrangère. Du reste les deux garçons ne semblent pas y être insensibles. Ils considèrent ce couple avec une lueur de convoitise dans le regard. L’un porte une paire de moustaches à la gauloise et s’exprime d’une voix lente et sentencieuse, l’autre est une sorte de gnome simiesque, bouillonnant, éructant, ricanant, qui ne tient pas en place. Le couple consent enfin à se désenlacer et à s’extraire de dessous le piano pour saluer les nouveaux arrivants. On engage conversation. Le moustachu explique qu’il travaille à Laborde et fait allusion à « son ami Félix » ( il s’agit sans doute de Félix Guattari, on apprécie). L’autre se lance dans un extraordinaire numéro en expliquant que sa méthode pour plaire c’est « la stratégie de la carpette ». Il ne peut séduire, dit-il, qu’en s’avilissant. Le seul moyen qu’il ait trouvé : ramper, s’abaisser. Et afin d’en faire l’illustration le voici qui s’accroupit sur le tapis et parcourt ainsi le salon à petits sauts de grenouille. Sylvie n’en peut plus de rire (elle est en train de se dire en elle-même que ce garçon est tout de même plus intéressant que le playboy en pâte de guimauve ! ) On devient les meilleurs amis du monde, on parle, on boit. Lui continue à caresser sa blondinette, ce qui lui vaut toujours l’admiration des autres.

                    Enfin, tard dans la soirée, lorsque tout le monde est épuisé, vient le moment de partir à la recherche d’un lit pour terminer la nuit. Lui et la blondinette pénètrent dans la chambre des parents, suivis des deux garçons qui ne savent pas où dormir eux non plus. On décide de se coucher à quatre… Et aussitôt, évidemment, ce que l’on pouvait prévoir arrive. La blondinette affecte de se défendre contre les caresses du moustachu. Jeux de mains. Les fessées claquent. Les autres applaudissent. On rit, on se vole des baisers. Le moustachu exulte. C’est qu’elle assure, la petite garce ! Jamais vu ça, même à Laborde !… On s’est relevé maintenant, on se court après, tout nus, à travers la chambre, on crie, on pleure de rire. À un moment la blondinette va valdinguer contre l’armoire à glace, Sylvie accourt en suppliant qu’on ne mette pas à sac la chambre de ses parents, qu’on ne souille pas le lit conjugal !… Pauvre Sylvie ! Sa peur décuple le plaisir des autres. La blondinette est ravie. Moments de folie…

                 À la fin, las de se battre, ils se recouchent tous les quatre et s’endorment corps contre corps comme le petit Poucet et ses frères. Au petit matin on se réveille l’esprit confus. Annie est déjà en train de plier bagage et emmènent ses deux compagnons avec elle. Les autres sont déjà partis sauf le playboy en pâte de guimauve qui, ayant sans doute trop bu, est en train de vomir dans la salle de bain. Sylvie va le réconforter en se disant qu’après tout, puisque les autres ne sont plus là, mieux vaut tenir que courir. Quant à la blondinette, elle danse nue en prenant des pauses au milieu du salon. Mais il n’y a plus personne pour la regarder.

 

                Leurs amours ne dureront guère. Les jours suivants il apprend qu’elle vit chez ses parents et qu’elle a un enfant dont elle ne s’occupe guère. Il s’aperçoit qu’elle appartient à la catégorie des « voraces sexuelles », dont il ignorait jusque là l’existence. Malgré son visage d’ange, elle ne pense qu’à ça. Sa curiosité en ce domaine est sans limite. En particulier elle s’intéresse aux amours saphiques. Qu’à cela ne tienne ! il décide de lui présenter la compagne d’Anita, cette petite élève de terminale qui ressemble à Marcel Proust et qui vit maintenant avec elle. Rendez-vous est pris (en cachette d’Anita évidemment) et ils se retrouvent dans un café. Ils décident d’aller faire un tour en voiture, lui devant conduisant, elles derrière. Très vite ils se rend compte qu’elles sont déjà en train d’échanger des baisers. Mais hélas il ne parvient pas à voir grand chose dans le cadre trop étroit de son rétroviseur. Il finit par les laisser au bord d’un trottoir pour qu’elles aillent se faire voir ailleurs. Le lendemain la blondinette lui témoigne sa satisfaction. Elle a passé une nuit fantastique, lui dit-elle. Alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? il lui propose de l’emmener dans un célèbre cabaret de femmes qu’il connaît à Pigalle. Évidemment l’air innocent de la blondinette y fait aussitôt merveille et il éprouve un étrange plaisir à la regarder danser dans les bras de ces lesbiennes à carrure de déménageurs qui constituent ici l’ordinaire de la clientèle. Son plaisir est fait sans doute du sentiment d’être le propriétaire de cette angélique créature dont il se sert pour les exciter. Plaisir de domination, rêve de puissance. Afin de montrer qu’il maîtrise parfaitement la situation (et aussi parce qu’il commence à s’ennuyer un peu) il décide de la laisser toute seule et de rentrer chez lui. Le lendemain quand il lui demande comment elle a terminé sa soirée elle lui raconte que les autres se sont inquiétées de son âge (il n’avait pas pensé à lui demander si elle était majeure). L’une d’elles l’a même prise sous sa protection, scandalisée qu’il l’ait laissée ainsi et lui a même donné de l’argent pour qu’elle rentre chez elle. Il se sent tout à coup confus comme un enfant qui a fait une bêtise.

              Leurs relations se refroidissent assez vite bien qu’ils se voient tous les jours maintenant. Chaque soir il la raccompagne chez elle, jusqu’à ce petit pavillon de banlieue qu’elle habite avec ses parents à l’Haye-les-roses. À cette heure-là, la rue est vide et ils en profitent pour s’offrir un dernier petit plaisir dans la voiture avant de se quitter mais il sent bien que le cœur n’y est plus et qu’elle ne s’acquitte de sa tâche que par politesse. Ensuite elle s’esquive et enjambe une fenêtre pour rentrer chez elle car ses parents lui prennent ses clés pour l’empêcher de sortir.

              Quelques jours plus tard, lors d’une soirée, elle lui signifie qu’il ne doit plus compter sur elle, mais consciente de ses obligations elle lui présente une de ses amies, laquelle lui semble à tout prendre plus jolie et bénéficie surtout de l’attrait de la nouveauté. Leurs relations malheureusement n’iront pas très loin car une tentative pour se revoir le lendemain n’aboutit qu’à une soirée horriblement ennuyeuse que ni l’un ni l’autre n’auront envie de renouveler. L’amie disparaît donc de sa vie aussi vite qu’elle y était entrée en même temps que la blondinette qui a trouvé un travail de secrétaire dans une célèbre organisation de voyages dont elle séduit aussitôt le bouillant PDG. Quelques temps plus tard il apprendra qu’elle est tombée ensuite dans les bras d’une suédoise qui l’a emmenée dans son pays où elle sera devenue sans doute la madone des saunas.

 

                Et lui, il se retrouve seul une fois de plus. Il ne regrette pas la blondinette, il n’en regrette aucune. Les femmes lui semblent des êtres à part, qui vivent selon leurs lois propres et qu’il est inutile d’essayer de comprendre. Bien heureux encore si on arrive quelquefois à ce qu’elles vous accordent leurs faveurs. Pour quelle obscure raison d’ailleurs ? C’est ce qu’il ne peut concevoir. Pourquoi consentent-elles à cette abjection qu’est le sexe ? C’est un mystère qui lui demeure incompréhensible. Elles ne peuvent tout de même pas y prendre du plaisir ! Elles ne s’y soumettent sans doute que pour ses beaux yeux, lorsqu’il est parvenu à les rendre amoureuses. C’est la raison pour laquelle il en tire un extraordinaire sentiment de fierté, et à leur égard un mélange de pitié et de mépris. Lui, son plaisir c’est de les humilier, de les salir. C’est un plaisir triste car ce mépris n’est que l’envers de l’immense respect qu’il éprouve pour elles, pour leur condition, pour ce que la nature et la société leur font subir et l’envers de l’immense émerveillement qu’il ressent pour leur beauté. Ce sont des icônes et les seuls rapports qu’il peut avoir avec elles sont des rapports d’adoration ou de profanation.

       Celles avec qui il peut avoir de vraies relations ce sont celles avec qui, pour une raison ou pour une autre, le sexe est exclu. Sylvie par exemple, à cause de sa cicatrice à la lèvre. L’intimité entre eux s’est considérablement renforcée depuis quelques temps. Ils forment maintenant avec le playboy en pâte de guimauve un triangle indissociable car elle s’est résolue finalement à se contenter de lui à défaut du gnome simiesque qui est parti au Laos pour enseigner. Elle attend son retour de pied ferme mais d’ici là il faut bien se distraire ! Le playboy s’appelle Alain, il a une vague ressemblance avec un chanteur à la mode mais c’est un personnage plus complexe sans doute qu’il n’en a l’air. Il leur a raconté qu’il avait été coureur motocycliste dans une autre vie, qu’il avait été marié et qu’il a deux enfants quelque part. Pourquoi a-t-il quitté sa famille ? Il ne répond rien. Quand on lui pose la question, il se contente de sourire. Par ailleurs il est totalement inculte et parvient à le dissimuler en répétant tout ce qu’il entend comme venant de lui. Il est capable de parler d’un peintre sans avoir jamais vu aucune de ses œuvres ou d’un romancier sans n’avoir lu aucun de ses livres. Il se dit révolutionnaire (les idées à la mode lui fournissent un excellent prétexte pour déguiser son ignorance en refus idéologique de la culture bourgeoise) : Il faut brûler les livres et les musées, remplacer l’école par des activités d’épanouissement personnel. Il rêve de révolution culturelle, fréquente l’Université de Vincennes qu’on vient de construire au milieu des bois. On peut y aller sans le bac. Une fois par semaine il suit un atelier de « recherches gestuelles » au département d’arts plastiques. On décide d’y aller avec lui.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" II