Des garçons aux cheveux longs, des filles en pulls et collants multicolores. Certaines ravissantes. Sylvie n’en mène pas large, lui non plus. Alain a l’air de ne connaître personne contrairement à ce qu’ils espéraient. Ils vont s’asseoir dans un coin. On ne se parle que très peu d’ailleurs dans cette salle. Chacun reste sur son quant-à-soi. On attend l’arrivée du maître. Celui-ci apparaît enfin. Jeune, à l’aise. Il s’assied parmi ses élèves, étale ses papiers, consulte ses notes, s’adresse enfin à la fille qui est assise à côté de lui, la plus jolie évidemment, fais signe à un barbu qui va brancher une sono posée dans un coin. La fille s’est levée… Jean-Sébastien Bach !… Elle se tient debout au milieu du cercle et se recueille un moment le visage entre ses mains et puis soudain se déploie comme soulevée par une vague… Quelle merveille ! Transfigurée par la musique !… Son corps souple qui ondule… Voici qu’elle s’allonge maintenant sur le sol, roule sur elle-même. Sa poitrine se gonfle, ses reins se cambrent, ses bras se tendent. Un garçon s’avance alors vers elle et la saisit par la taille, elle se retourne comme secouée par une décharge électrique, et lui la soutient, la soulève, la fait tourner, la manipule, la plie, l’enveloppe. Et la musique toujours ! cette musique sublime, comme une respiration, une houle, un vent. Il s’enlacent, se déprennent, se reprennent… Et lui qui ressent un si violent désir d’être ce garçon. Ah ! s’il pouvait lui aussi la serrer dans ses bras, s’il pouvait lui aussi la posséder aux yeux de tous et faire qu’elle s’abandonne contre lui, se glisse, se love, s’enroule autour de lui, mourant et renaissant sans cesse, portée, soutenue, emportée par la musique, s’il pouvait !…

             Le silence enfin retombant, le garçon et la fille reviennent à eux et tout essoufflés attendent en souriant l’approbation du maître. Celui-ci leur signifie sa satisfaction et annonce qu’on va enchaîner maintenant sur une improvisation collective. Nouvelle musique. Électronique cette fois. Le jerk de Pierre Henry. Chacun se lève, paupières closes, visage extasié. On se laisse doucement posséder par le rythme. Et voici que tout autour de lui on se roule par terre, on se livre à différentes acrobaties plus ou moins impressionnantes… Prudemment, dans son coin, il commence à esquisser des gestes, ferme les yeux, prend un air inspiré lui aussi… et puis peu à peu s’abandonne à ces sons qui s’entrechoquent en lui et font valdinguer son corps d’un côté, de l’autre. Il se heurte à d’autres corps, se sent pris par la frénésie de cette danse barbare… Le silence de nouveau… Chacun retourne se rasseoir.

              C’est la première fois qu’il a le sentiment de participer à ce formidable mouvement de Mai que jusque là il n’avait fait qu’effleurer. À Vincennes il est au cœur des choses. On est en train d’inventer un nouveau langage, une nouvelle culture, un nouveau monde, plus rien ne sera comme avant. Ce qui le frappe pourtant c’est la contradiction qu’il semble y avoir entre cette recherche systématique de la frénésie, ce spontanéisme fondé sur l’exploitation d’émotions immédiatement poussées à leur limite et une certaine pesanteur du groupe, comme si l’on n’était pas encore très à l’aise dans les habits que l’on a endossés : les débordements achevés chacun retourne dans son coin. On communique peu les uns avec les autres. Après quelques exercices du même tonneau le maître repart comme il était venu et au fond tout s’est passé comme s’il s’agissait d’un cours traditionnel. Il n’a même pas retrouvé la joyeuse pagaille qu’il avait tellement appréciée naguère à la Sorbonne lorsqu’on s’agglutinait aux portes des amphis.

Mais Alain a d’autres cordes à son arc. Il a l’art de s’insinuer partout, peut-être en raison même de son aspect incolore et transparent. Il a eu vent d’une soirée vaudou organisée par des haïtiens qui doit avoir lieu dans un local proche de la place Pigalle à l’occasion d’une fête traditionnelle. Il s’agit d’un événement exceptionnel qui a lieu une fois par an et qu’il ne faut absolument pas rater. Les voilà donc partis pour la fête vaudou. Cela doit durer vingt-quatre heures, leur a-t-il expliqué, pendant lesquelles on danse sans s’arrêter, jusqu’à épuisement de ses forces. On mange sur place, on dort sur place, et quand on se réveille on recommence…

Quand ils arrivent il y a déjà foule dans une espèce de hangar situé au fond de la cité Véron, juste en face de la maison où ont habité Boris Vian et Jacques Prévert. Dans la pénombre, on distingue le même genre de population qu’à Vincennes – jeunes gens aux cheveux longs, jeunes filles au visage d’ange – ainsi qu’un nombre considérable de noirs de tous âges. Deux femmes en costume traditionnel (avec foulard et madras) sont en train de dessiner par terre un mandala à l’aide de grains de riz qu’elles font couler entre leurs doigts. Le travail est lent, patient, interminable. On les regarde dans un silence religieux, à la seule lumière des bougies disposées sur le sol. L’assistance est recueillie pour bien manifester qu’elle est consciente d’assister à un rite sacré (et au bout d’une heure de ce spectacle il se demande si les autres ressentent le même ennui que lui). Mais non, il semble que personne ne songe à éprouver la moindre lassitude, on regarde et on se tait. Alain a l’air très concentré lui aussi pendant que les deux femmes continuent à faire couler avec délicatesse les grains de riz entre leurs doigts. Sylvie fait des efforts, visiblement, pour se mettre à l’unisson. Alors il en prend son parti et fait des efforts lui aussi pour paraître intéressé. Il faudra bien, de toutes façons, que ça finisse un jour ! D’ailleurs, il faut avouer, le résultat sur le sol de ces arabesques de riz est très décoratif. Au bout de deux heures enfin le travail est terminé et la fête peut commencer. Quelques percussionnistes se lancent alors dans une improvisation frénétique entraînant les spectateurs dans une sorte de danse primitive où toutes les extravagances sont permises (avec force figures érotiques ou obscènes auxquelles les noirs se livrent avec un plaisir évident, jouant de leur langue, de leurs mimiques et des mouvements de leur bassin tandis que les autres tentent tant bien que mal de les imiter). On piétine allègrement le mandala sans que les deux femmes, qui ont eu tant de mal à le réaliser, semblent s’en offusquer. Quel mépris pour leur travail ! Cela doit faire partie du rituel. Il ne lui reste plus qu’à se mêler à la gesticulation collective en prenant lui aussi un air extasié. Mais il se sent assez vite épuisé et va s’asseoir dans un coin, se contentant de regarder les autres. La beauté des noirs, qui dansent torse nu, est admirable. Au bout de deux ou trois heures cependant il commence à en avoir marre. Beaucoup des participants d’ailleurs, affalés par terre, couchés dans un coin, se sont carrément endormis. La nuit est déjà largement avancée et pourtant on n’en est qu’au début. La fête doit durer jusqu’au lendemain soir. Alain, qui s’est mis torse nu, continue à se déhancher en faisant preuve d’une remarquable résistance. Il faut dire qu’il est si léger ! La fatigue n’a pas prise sur lui. Ce qui est remarquable chez ce frêle jeune homme c’est son aptitude à entrer dans toutes les situations. Mais pas une minute il ne perd sa lucidité. Il a toujours ce petit sourire en coin qui veut signifier qu’il fait ce qu’il faut mais qu’il n’y croit pas. Mais alors quel plaisir en tire-t-il ? À Vincennes déjà c’était la même chose. Il accomplit des gestes, simplement pour faire comme les autres. Mais au fond combien doivent être comme lui ? combien à s’ennuyer, à aller jusqu’au bout de leurs forces, simplement pour pouvoir dire : j’y étais. Cette impression que tout cela est faux, que tout cela n’est qu’une mascarade lui devient soudain insupportable !… Sommeil, fatigue. Il éprouve une irrésistible envie de s’en aller, d’échapper à cet enfer absurde où l’on se torture par snobisme. Il fait signe à Sylvie qui n’attendait que ça. Alain, lui, leur fait signe qu’il reste et ils se retrouvent tous les deux place Pigalle, heureux de pouvoir respirer les parfums de merguez et de frites qui s’échappent des bouisbouis du quartier. Ils échouent dans un bar-tabac et là Sylvie lui confie qu’elle ne peut plus supporter Alain, cette limace molle dépourvue de tout caractère. « - Son corps même me répugne ! lui dit-elle. Il vous glisse entre les doigts comme une savonnette. – Mais alors pourquoi ne le quittes-tu pas ? » Mais non il sait bien qu’elle ne le quittera pas. Elle ne peut pas quitter un homme. C’est plus fort qu’elle. À l’égard des hommes elle est comme Harpagon à l’égard de sa cassette. Un homme c’est trop précieux ! Quand elle en tient un elle se ferait tuer plutôt que de le lâcher. « - Alors à demain, n’est-ce pas ? – À demain. » Alain doit les emmener cette fois dans un atelier d’expression  corporelle à la Cité Universitaire. « - Il paraît que c’est génial. – On verra. »

NB:  Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" II