Ils sont partout, en quête d’expériences, de sensations nouvelles. Ils vont suivre des cours de théâtre au Centre Culturel Américain, participent aux grandes fêtes nocturnes organisées dans ce joli hôtel particulier du boulevard Raspail, victime depuis de la spéculation immobilière. Il y a bal à tous les étages et au sous-sol on va se jeter tout nu dans la piscine son verre à la main. Se mettre nu, à l’époque, c’est un acte militant par lequel s’exprime un radical rejet des valeurs bourgeoises. À bas la sacro-sainte pudeur de nos chers parents ! Osons nous montrer sans honte… (cela permet accessoirement de dérober au passage quelques fugitives visions d’anatomies féminines qui lui rappellent les émotions ressenties autrefois aux bains Padovani).

      Mais vient toujours le moment où l’on repart et où l’on se retrouve seul. Il va rejoindre sa voiture, rentre chez ses parents, en se disant que cette fois, tout de même, il a été vraiment au cœur des choses, au cœur de ce Paris en ébullition. C’est la seconde fois qu’il a ce sentiment. La première, il venait de débarquer et courait les cabarets avec sa bande de copains des Trois Masques. Cette fois il est un peu plus vieux, un peu trop vieux peut-être, il s’en rend compte. Il a l’impression de bénéficier d’une seconde chance, d’une épreuve de rattrapage, mais il ne saura pas mieux en profiter que de la première.

      Paris est une fête… À l’atelier d’expression corporelle de la Cité U il a enfin réussi à se faire quelques amis, en particulier une petite brune, assez mignonne, sur laquelle il tire des plans. Elle est timide, parle peu mais a l’air douce et accueillante. Un soir, boulevard Jourdan, il a trouvé le courage de la prendre par l’épaule et elle s’est laissé faire. Le fruit est mûr, il n’y aura plus qu’à le cueillir. L’occasion se présente bientôt. Cette petite brune est la fille d’un chanteur qui a connu naguères son heure de gloire en apparaissant dans un film de François Truffaut où il chantait une chanson loufoque que tout le monde s’était mis à fredonner à l’époque dans les rues du Quartier Latin : Avanie et Framboise… sont les mamelles du destin. Depuis lors, un peu oublié, il passe encore dans un cabaret de la rue Saint-Jacques. On va l’attendre à la sortie. Il possède une énorme Cadillac noire, longue comme un porte-avions, qu’il laisse garée sur le trottoir pendant qu’il chante. Quand il sort on repart avec lui, dans le petit pavillon qu’il habite en banlieue. Il y a là déjà beaucoup de monde quand on arrive : des chanteurs, des artistes, Moustaki dans un coin, une poule sert d’animal domestique et circule entre les groupes. Bobby s’assoit par terre, il vient d’avoir une idée de chanson, il faut qu’il la note, il en rit déjà tout seul. « - Écoutez ça les copains ! Ta Katie t’a quitté. Tic tac… tic tac… » On rit, on applaudit, le vin circule, le fromage, les gâteaux secs. Et la petite brune !… C’est l’occasion où jamais. Un peu plus tard il se retrouve vautré avec elle sur un fauteuil. Baisers, caresses… Bobby, en face d’eux, se prélasse de son côté dans les bras d’une grande fille au tempérament apparemment volcanique et adresse à sa fille des signes d’encouragements. Mais ça le bloque, lui, au lieu de l’encourager ! Il s’agit de son père tout de même ! D’ailleurs la petite brune s’esquive en lui demandant de l’attendre un moment et disparaît dans les étages. Il l’attend, sagement, mais dans l’angoisse. Un quart d’heure plus tard la petite brune n’est toujours pas redescendue. Alors il se dit qu’elle a dû vouloir lui filer entre les mains, mieux vaut partir que d’être ridicule. Il est très pressé tout à coup. Bobby lui demande pourquoi il s’en va. Il prétexte qu’il lui faut absolument rentrer. Quand il reverra la petite brune le lendemain, elle lui demandera pourquoi il ne l’a pas attendue. Eh oui, pourquoi au fait ? il ne sait que répondre. Encore une occasion de perdue ! Elle ne se reproduira plus. Bientôt on apprendra la maladie de Bobby et sa mort.

     Paris en est une fête… On a fait le projet de créer une nouvelle troupe. C’est qu’il n’a pas encore tout à fait renoncé au théâtre, ou plutôt le démon l’a repris. Tous ses amis se lancent bien dans la carrière ! Jean-Pierre Miquel joue Suréna au théâtre Récamier, Jean Benguigui a rejoint Patrice Chéreau pour l’Affaire de la rue de Lourcine, Philippe Léotard commence à faire du cinéma, François a décidé de monter une pièce de Céline et il a convaincu Ursula Kubler, l’ancienne compagne de Boris Vian, de faire partie de la distribution. Pour se pénétrer de l’univers de l’auteur il est allé voir le Vigan au Brésil et la première chose que celui-ci lui a demandé c’est s’il était juif. « - Vous n’êtes pas juif ! Alors laissez tomber, vous êtes foutu. Le théâtre est aux mains des juifs !… » Claude a été engagé dans un spectacle de Tadeüs Kantor qui se joue dans un théâtre de la banlieue. Évidemment le soir de la première on est tous venu le voir. Dès avant l’arrivée des premiers spectateurs il est déjà sur la scène que ne dissimule aucun rideau, tout seul, nu, debout dans une caisse, immobile. Après une longue attente, quand tout le monde est enfin en place, les acteurs commencent à entrer en scène, lui est toujours rigoureusement figé dans sa caisse comme une statue. Les scènes se suivent, longues, ennuyeuses, incompréhensibles, tandis qu’il semble perdu dans ses rêves. Au bout de deux heures enfin il s’anime soudain, se tord, se secoue, comme pris d’une crise d’épilepsie, s’extraie de sa caisse. Sa bouche se démantibule sans émettre aucun son, il fait le tour de la scène… puis, son tour accompli, remonte dans sa caisse, reprend sa position et s’immobilise à nouveau. Le spectacle est terminé.

       Et dire que le lendemain ça recommencera ! Car le théâtre c’est cela. Demain et après demain et les jours suivants… Et pendant ce temps la vie de Claude consistera à aller se placer tous les soirs dans sa caisse en attendant l'arrivée des premiers spectateurs et d’y rester immobile pendant deux heures, pour à la fin en sortir et faire son tour de scène. Et tout cela pour pouvoir dire qu’il a joué dans un spectacle de Taddeüs Kantor !

      Car c’est l’époque où le théâtre vient de s’engager dans la voie d’une inexorable glaciation où la longueur de la représentation et l’ennui qui s’en dégage deviennent les principaux critères de qualité, comme s’il fallait que le spectateur en paye le prix pour se sentir grandi par ce qu’il a vu. Quant aux acteurs, ils doivent souffrir eux aussi ! Les metteurs en scène rivalisent d’imagination dans les mauvais traitements qu’ils leur font subir : immobilité comme dans le cas de Claude, inconfort des position exigées, lenteur des gestes comme dans les spectacles de Bob Wilson, sont les instruments de torture habituellement utilisés par le metteur en scène, et surtout l’obligation absolue de « distancier », c’est-à-dire de ne manifester aucune émotion, sous peine de tomber dans la vulgarité de ce qu’on appelle le « Boulevard », terme honni entre tous et qui s’applique indifféremment à tout ce qui ne se soumet pas à cette ascèse. Les pauvres acteurs, outre ces mauvais traitements sont astreints, comme chez Mnouchkine,  à l’anonymat, par mépris de toute forme de vedettariat, quand il ne faut pas de surcroît confectionner soi-même les sandwichs de l’entracte et balayer la salle en sortant, tout ceci en vertu du statut de « coopérative ouvrière » qui est celui de la troupe. Souvent il faut se vautrer dans la peinture fraîche ou se livrer à des actes dégradants comme dans ce spectacle d’Arrabal ou un jeune homme entièrement nu, crucifié au centre de la scène, doit pisser sur sa partenaire… Et c’est ainsi que se créent autour de Paris, à Nanterre, à Saint-Denis, à Gennevilliers ou à Aubervilliers d’austères cathédrales où se pratiquent d’étranges rites qui laissent le spectateur épuisé, fier malgré tout d’avoir survécu, d’avoir réussi à tenir parfois plus de six ou huit heures, assis sur des banquettes de bois (car l’inconfort des sièges est évidemment un élément important de la soirée) avant de devoir braver pour rentrer chez lui les dédales obscurs d’une banlieue déserte qu’il n’aurait jamais eu autrement l’occasion d’aller visiter.

Lui, notre homme heureux, il continue à y croire cependant, ou veut s’entretenir dans l’illusion qu’il y croit. On lui a tellement dit quand il était petit que ce métier était « le plus beau métier du monde » ! Et puis le théâtre n’est-il pas en train de vivre un grand moment de son histoire, revivifié par l’esprit de Mai 68 ! Alors il court les ateliers, les stages. Justement on en annonce un dirigé par Bob Wilson dont il vient de voir le Regard du Sourd au théâtre de la Gaîté Lyrique. Il s’y est un peu ennuyé comme tout le monde, mais tout de même c’était si beau ! Cette étrangeté surréaliste des décors, ces symboles d’on ne sait quoi qui ont un pouvoir de sidération : le baigneur de la belle époque qui, à intervalles réguliers, traverse le fond de la scène en petite foulée et qui doit représenter le temps, la reine d’Angleterre assise dans sa loge d’avant-scène, qui assiste à tout le spectacle sans bouger, figurant sans doute la pérennité des traditions. L’extrême lenteur des gestes fait qu’on a l’impression qu’il ne se passe rien, c’est comme un tableau dont les lignes se déplacent insensiblement et qui se transforme sous les yeux du spectateur sans qu’il y prenne garde, et tout cela sans un mot, avec seulement cette musique répétitive, lancinante qui égrène indéfiniment les mêmes notes sur fond de cris de mouettes et de bruit de vagues. Oui vraiment, un spectacle magnifique qui a éclaté comme une bombe dans le ciel de l’actualité parisienne. Participer à un atelier de Bob Wilson c’est un honneur, un privilège, quelque chose d’unique qu’il pourra ensuite raconter toute sa vie. Il s’empresse de s’inscrire.

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NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : "Le roman d'un homme heureux"